Chapitre 59

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Alexis

Nous sommes le mercredi 14 mars. C'est aujourd'hui que je vais recevoir mes premiers patients. Depuis mon retour de Paris, je n'ai pas chômé. Si tout le matériel médical avait bien été livré et installé, il me manquait encore l'informatique et la connexion avec la CPAM de Privas pour permettre le remboursement des patients. Tout cela a pu être réglé la semaine dernière et me voilà fin prêt.

J'ai en fait entamé mon activité dès lundi : j'étais au cabinet pour recevoir les premiers appels et prendre les rendez-vous et je me suis aussi déplacé à la maison de retraite lundi après-midi. Un médecin spécialisé en gérontologie, le Docteur Marquet, y vient une fois par mois pour suivre les résidents. Il exerce à l'hôpital d'Aubenas. J'avais eu l'occasion de m'entretenir avec lui lorsque je m'étais rendu au centre hospitalier pour rencontrer la direction et les médecins avec lesquels je serai en contact pour le suivi de certains patients.

J'avais convenu avec le Docteur Marquet de l'accompagner lors d'une de ses visites à la maison de retraite, pour pouvoir échanger plus précisément avec lui. J'assurerai un passage hebdomadaire pour suivre les résidents et l'alerterai en cas de situation grave. Tant qu'il n'y a que des rhumes ou des pathologies légères, il ne sera pas utile de le faire se déplacer en-dehors de son passage habituel, alors qu'au cours des deux derniers hivers notamment, il lui a fallu venir plus souvent.

Ce matin, j'attends donc mes premiers patients. J'ai réfléchi à mon organisation pour débuter. Je prendrai des consultations tous les matins, entre 9h et midi. Entre 14h et 16h, je ferai des visites à domicile, puis de 16h30 à 18h30, je reprendrai des patients au cabinet. Le lundi après-midi, quand je me rendrai à la maison de retraite, sera le seul jour où je ne prendrai pas de consultations en fin de journée.

La plupart des généralistes reçoivent des patients tous les quarts d'heure, mais j'ai décidé, pour démarrer, d'assurer des consultations d'une demi-heure, au moins quand il s'agira d'une personne que je n'ai pas encore vue, afin de faire sa connaissance et de bien évaluer son état de santé.

Après les premières visites du cabinet médical avec le maire, j'ai choisi la pièce la plus petite, estimant qu'elle sera suffisante pour placer le bureau, la table d'examen et le long meuble de rangement qu'un menuisier de Vals est venu poser. Elle dispose en plus d'une réserve aveugle où je peux entreposer les boîtes de compresses, de coton, de papier... J'ai aussi imaginé que si d'autres collègues nous rejoignent, notamment kiné et dentiste, ils auront besoin de plus de place que moi pour exercer. Autant leur laisser les deux cabinets les plus grands. L'infirmière, Julie Martenot, avait eu la même réflexion quand elle s'était installée. A la différence près, c'était qu'elle avait participé à toute la phase préparatoire à la construction de la maison médicale et qu'elle avait pu faire un certain nombre de suggestions.

La maison médicale est assez grande, avec une belle entrée qui sert de salle d'attente. Chacun des cabinets possède un accès à cette salle d'attente, ainsi qu'un autre par l'extérieur. Le ménage est fait une fois par jour par une employée de la mairie.

J'arrive avec un bon quart d'heure d'avance, allume l'ordinateur, vérifie toutes les connexions. J'ai beaucoup échangé avec Bruno pour l'organisation de ma journée, mais la grande différence entre nous deux est que le cabinet où exerce Bruno compte quatre généralistes et une secrétaire médicale qui prend tous les appels, les rendez-vous et ne dérange le médecin qu'en cas de questions particulières ou d'urgence. Si un jour nous sommes vraiment quatre à exercer ici, ou même trois, il sera peut-être possible d'avoir une secrétaire commune. Mais ce n'est pas à l'ordre du jour. Je vais donc devoir prendre les rendez-vous au fil de la journée. J'ai néanmoins prévu un message sur répondeur, pour ne pas être trop dérangé lors des consultations. Rien n'est plus pénible que de devoir en interrompre une continuellement.

Mon carnet de rendez-vous est bien rempli pour ces premiers jours. Dès que les habitants ont su que j'allais commencer à exercer à la mi-mars, ils se sont inquiétés de savoir quand ils allaient pouvoir venir. Je ne suis pas du tout surpris de ce "succès", depuis le temps que les gens attendaient d'avoir un médecin...

Mes deux premiers patients sont Maurice et son épouse.

- Bonjour, Maurice. Bonjour, Madame Jouanny. Comment allez-vous ?

- Bonjour, Docteur, me répond-elle. Contente de vous voir.

- Bonjour, Alexis. Oui, ça va.

Ils observent les lieux, un peu curieux. Sans doute que le cabinet du Docteur Lambert était bien différent. Je reprends place derrière le bureau. Madame Jouanny me tend son dossier médical. Le Docteur Lambert, en prenant sa retraite, a remis à chacun de ses patients son dossier. Pour elle, c'est conséquent.

- J'ai tout apporté, me dit-elle. Je ne sais pas si vous aviez besoin...

Je prends le paquet, recherche les éléments les plus récents. Radios, résultats d'examens, doubles d'ordonnances et les regarde avec attention.

- Vous avez pu continuer votre traitement ?

- Oui, me dit-elle. Le Docteur Lambert m'avait fait une ordonnance renouvelable pour un an, et puis on s'est arrangé avec un médecin de Vals pour ces derniers mois. Mais je n'ai pas eu d'examens.

- Je vois cela. Bon, on va commencer par ça. Vous avez donc des problèmes de circulation sanguine, de varices, de diabète, d'hypertension artérielle... Je vais vous prescrire un nouveau doppler et une prise de sang complète. A partir des résultats de l'analyse, j'évaluerai votre traitement. Pour l'instant, vous continuez ce que vous avait prescrit le Docteur Lambert. Mais ne tardez pas au moins pour l'analyse de sang. Essayez de la faire rapidement.

- Oui, bien sûr.

- Venez, dis-je en lui désignant la table d'examen. Je vais vous ausculter.

Je prends bien le temps de l'examiner. Sa tension est correcte pour son âge, mais son cas est un peu complexe. Il me faut vraiment des données plus fraîches que celles datant d'il y a un an et demi. Nous discutons ensuite un bon moment de son cas, de l'historique de son diabète, des opérations qu'elle a pu subir. Je note tout cela avec soin dans son dossier. Puis je passe à Maurice. Pour lui, c'est plus facile : il a une santé de fer. Tout juste fait-il un peu de tension. Je lui prescris aussi une analyse de sang complète, histoire de vérifier certaines constantes.

Pour terminer, je leur demande si je peux conserver leur dossier médical, le temps de le scanner et de l'étudier. Ce qu'ils acceptent volontiers. Je le leur rendrai lors de leur prochaine consultation.

**

Ma première journée de travail s'achève. Après le couple Jouanny, j'ai vu Emilie et son petit garçon, Nathan, qui a maintenant quinze mois et commence tout juste à marcher. Deux situations totalement différentes : le suivi d'un bébé ne fait pas appel aux mêmes compétences que celui d'une personne âgée. Pas d'examens particuliers à prescrire, juste un suivi classique. Jusqu'à présent, Emilie se rendait aux consultations mensuelles proposées par le service pédiatrique de la maternité d'Aubenas, mais elle est bien contente de pouvoir éviter désormais les déplacements. Je pointe notamment les rappels de vaccins à faire. Sur cette question, j'avoue que je me suis senti un peu embarrassé quand j'ai réfléchi à mon installation. J'ai rarement administré des vaccins quand j'étais aux urgences, cela a dû m'arriver deux ou trois fois en quatre ans d'exercice, pour des cas de blessures et de doute concernant la couverture tétanique du patient. J'ai donc demandé à Julie, l'infirmière, de me remontrer les gestes et nous avons fait quelques exercices pratiques. Je vais prendre de l'assurance au fil du temps, mais je ne me cache pas que je préférerais vacciner quelques adultes ou adolescents avant de devoir le faire pour un bébé.

Je suis de retour à la maison, bien content de cette journée. Après les premiers rendez-vous, j'ai vite compris que j'allais avoir besoin des heures de l'après-midi pour scanner et classer les dossiers médicaux des patients suivis autrefois par le Docteur Lambert. La plupart sont venus avec tous leurs papiers et me les ont confiés. Je vais profiter d'avoir encore peu de visites à domicile pour m'en occuper et ne pas prendre trop de retard. Scanner ces documents me permet aussi de les étudier et d'avoir une bonne vision du parcours médical des patients.

En cette mi-mars, le temps est doux, mais toujours frais. Je fais encore tourner le poêle à bois de temps à autre. A cette heure, je m'installe dans le salon et m'offre une bière pour fêter cette première journée d'exercice. Puis j'appelle Layla.

- Layla ? C'est moi. Tu vas bien ?

- Alexis, oui ! Et toi ! Raconte-moi tout !

Je souris, heureux de son enthousiasme.

- Et bien, tout s'est bien passé. J'ai déjà vu des cas différents ; mon plus jeune patient est le fils de ton amie Emilie, et la plus âgée une dame d'Aizac venue avec sa fille, pas de première jeunesse elle non plus. J'ai entendu à chaque fois des "on est bien content de vous avoir" ou des "c'est un vrai soulagement d'avoir enfin un médecin". Et la plupart m'ont souhaité bonne chance.

- Tu es content ?

- Très. Oui, vraiment. Et je ne vais pas manquer d'ouvrage, avec les visites à domicile. Et puis, là, il faut que j'étudie les dossiers médicaux de tous ou presque. Il était vraiment temps de reprendre le flambeau pour certains, surtout les cas un peu compliqués.

- Je me doute bien. Tu as donc déjà des visites à domicile ?

- Juste une pour vendredi, au hameau de Valgironne. Je pense que j'en aurai plus l'hiver. Mais ce n'est pas un souci. J'ajusterai aussi en fonction des demandes de rendez-vous. Si je n'ai personne à visiter, mais plus de places pour des consultations au cabinet sur une journée, j'ajouterai les rendez-vous en début d'après-midi. Le Docteur Lambert se rendait souvent chez les uns et les autres, m'a-t-il dit, donc je voulais maintenir cette possibilité. Néanmoins, ça coûte plus cher aux patients, la sécu ne rembourse pas toujours très bien ce type de consultation, donc j'essaye de favoriser la venue des gens à la maison médicale.

- Oui, il faut tenir compte de ces conditions-là. Car il y a des gens qui ne peuvent pas facilement se déplacer et c'est bien d'avoir la possibilité d'aller les voir.

- De ce que m'en ont dit les élus, il y a quand même beaucoup d'entraide et il y a souvent un voisin ou une voisine qui peut se proposer pour conduire la personne au village, la déposer au cabinet médical, faire ses courses pendant la consultation et la récupérer ensuite. Comme la pharmacie est à côté, c'est facile aussi de prendre les médicaments au passage. Et ça arrange tout le monde.

- C'est vrai. Pour Tantine, il y avait toujours quelqu'un qui l'emmenait chez le Docteur Lambert quand elle avait besoin. C'était souvent Jérémie ou les parents de celui-ci. On s'arrangeait. Quand elle était plus jeune et marchait encore bien, elle allait le voir à pied ! Et elle faisait ses petites courses en même temps, mais à l'époque, il y avait encore l'épicerie, au pont de l'Huile.

- Donc voilà pour cette première journée. Et toi ?

- Ca va. Beaucoup de travail encore, mais les choses avancent bien. Lisa a réservé nos billets de train, nous arriverons donc vendredi soir de la semaine prochaine. Nous ferons comme cet automne : Lisa a aussi réservé une voiture de location à Montélimar. Tu pourras venir me chercher à Vals ?

- Oui, bien sûr. Tu arriveras vers quelle heure ?

- Nous ne serons pas avant 19h30-20h à Vals, je pense. Notre train arrive à 18h10 à Montélimar. Le temps de récupérer la voiture et de faire le trajet...

- Ca ira. J'aurai terminé mes consultations. Je partirai directement du cabinet pour venir te chercher. Tu voudras aller aux Auches dès le premier soir ?

- J'aimerais bien.

- Ok. J'irai y faire un tour ce week-end et je remettrai le chauffage un peu plus fort si nécessaire. Ici, ça m'arrive de chauffer encore un peu, de relancer le poêle à bois certains soirs.

- Merci. C'est gentil de prendre soin de ma maison.

- Ce serait dommage de ne pas s'en occuper et de ne pas la rendre accueillante pour ton arrivée, souris-je.

**

Ce matin-là, un franc soleil se lève au-dessus d'Antraigues. Malgré la fraîcheur du petit matin, je décide de prendre mon petit déjeuner sur la terrasse. Je ne commence qu'à 9h, même si je prends soin d'arriver toujours en avance au cabinet, histoire de saluer Julie et d'allumer l'ordinateur, de faire quelques vérifications, voire de relancer le chauffage dans la pièce si nécessaire. En cette saison, il faut encore s'adapter. Et le but n'est pas que les patients prennent froid durant une consultation.

Il y a un an, j'étais au fond du trou. Lessivé, épuisé, incapable de penser au lendemain, plus capable de travailler. Je n'avais plus grande estime de moi, ma confiance avait disparu dans les couloirs des urgences, entre les brancards où des malades attendaient parfois durant plusieurs heures avant qu'on puisse s'occuper d'eux, car nous n'avions plus de chambre libre pour les accueillir. Et que nous n'étions pas assez nombreux pour les prendre en charge dans des délais raisonnables.

Après une année passée en Ardèche, toute cette période me semble bien loin. Comme si c'était un autre monde, une autre vie. Et pourtant, au service des urgences d'Aubenas, la situation est aussi délicate qu'au CHU de Créteil. Ici comme là-bas, les gens ont besoin d'un minimum de services publics en bonne capacité de répondre à leurs missions : éduquer, soigner, protéger. Si nous ne sommes plus capables d'assurer ces missions-là, alors autant être francs avec la population et lui dire que maintenant, c'est le règne de l'égoïsme et du démerdez-vous. Et tant pis pour ceux qui ont de petits revenus, et tant pis pour ceux qui sont loin de tout. Et piétinons allègrement notre devise. Liberté remplacée par Loi du plus fort, Egalité remplacé par Chacun pour soi et Fraternité jetée aux oubliettes. Ce n'est pas ainsi que je veux vivre. Ce n'est pas ainsi que je veux exercer mon métier.

Alors oui, comme je le disais à François lorsque nous sommes revenus en janvier de notre rendez-vous à l'ARS, ce sera peut-être une goutte d'eau face à une tempête de sable. Mais participer à préserver une certaine qualité de vie, ici, ça me semble essentiel. Pour les gens du pays, mais aussi pour moi. Pour la valeur que j'accorde à la vie, pour le sens que je veux donner à la mienne.

Je contemple la vue. Celle que j'admire chaque matin ou presque depuis un an. Celle dont je ne pourrais plus me passer durant longtemps. Celle que je peux abandonner pour quelques jours, le temps de rejoindre Layla à Paris. C'est aussi grâce à cette vue, au chant de la Volane, au matin calme du jour levant, à la douce lumière du soleil rasant de fin d'après-midi, à ces parfums fabuleux, que j'ai repris pied, que, tout doucement, j'ai redonné du sens à ce que je fais, que j'ai retrouvé le sens de qui je suis.

Ce pays m'a redonné le goût de la vie et je lui dois quelque chose. Je lui dois bien de m'installer ici, de vivre ici, de m'occuper des gens d'ici. En retour de tout ce que j'ai reçu.

Un léger sourire s'affiche sur mes lèvres. Dans quelques jours, Layla sera de retour. Pour une semaine bien remplie, mais qui devrait lui permettre d'avoir de nouvelles indications de la plus haute importance concernant l'avenir des usines. Indications qui lui permettront de faire un choix crucial.

Layla... J'ai toujours une pensée pour elle, le matin. A cette heure, elle est déjà au bureau ou sur le point d'y arriver. Peut-être est-elle encore dans la voiture, avec Serge. Je sais qu'elle a eu une pensée pour moi, avant de quitter son appartement et de se mettre en mode "PDG". Comme j'en ai une pour elle avant d'endosser le costume du médecin de village. C'est aussi pour elle, indirectement, que je suis ici. C'est aussi grâce à elle que je suis resté ici.

Et c'est aussi pour elle que, sans en avoir encore vraiment conscience, je construis notre vie future.

Ici.

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