Chapitre 61

9 minutes de lecture

Layla

- Monsieur Legris, bonjour.

- Bonjour, Mademoiselle Noury, Mademoiselle Le Gall. Enchanté.

- De même. Vous avez trouvé facilement ?

- Oui, pas de soucis. C'est donc la plus grande des deux usines ?

- Oui, il m'a semblé plus simple de vous faire commencer par Labégude. Sauf si vous voulez voir celle d'Ucel d'abord ?

- Non, cela ne change rien pour moi. C'est un beau bâtiment, de ce que j'ai pu voir de l'extérieur. Ou plutôt, un bel ensemble de bâtiments. M'autorisez-vous à faire des photos ?

- Bien sûr. Mademoiselle Le Gall a dû vous en envoyer un certain nombre déjà.

- Oui et je vous en remercie, Mademoiselle, dit-il en s'adressant à elle. Les plans m'ont déjà bien aidé, mais je vais avoir besoin d'autres éléments.

- Bien sûr. N'hésitez pas.

Ce Monsieur Legris, la bonne quarantaine, des cheveux déjà poivre et sel, mais une allure athlétique, me fait d'emblée bonne impression. Nous entamons la visite sans tarder et il pose des questions précises, judicieuses. Maïwenn demeure un peu en retrait, concentrée, notant surtout les éléments dont il aura besoin et qu'elle devra lui communiquer dès notre retour à Paris. Mais elle a déjà très bien préparé cette visite et il trouve réponse à la plupart de ses questions sur place.

Il me fait assez rapidement une première remarque :

- Je pense qu'il vous faudra revoir totalement l'équipement, la chaîne de fabrication. Les machines ne semblent pas abîmées, ce qui signifie aussi que le bâtiment est sain, mais elles ne sont plus de première jeunesse.

- L'usine a été fermée il y a plus de quinze ans. Les machines n'ont pas tourné depuis cette date.

- C'est surtout qu'elles ne sont plus adaptées aux normes de production actuelle, par rapport à la prévention des TMS notamment.

- Oui, je m'en doutais bien. Nous avions fait modifier la chaîne de Libourne en partie pour cette raison et je constate les différences entre les deux. Pensez-vous qu'elle pourrait être vendue ?

- Pour une autre entreprise, en France, ça me semble difficile. Sinon, il reste la solution du recyclage. Je vais noter toutes les références. Vous pourriez peut-être garder certains éléments. A voir s'ils sont compatibles avec ce qui est proposé sur le marché aujourd'hui.

- Vous pourrez faire une estimation de ces différentes solutions ?

- Bien sûr. Avec une vente à l'étranger ? A prix relativement bas, je vous l'annonce d'emblée.

- Oui, également.

Il prend note de son côté.

Après un premier tour de l'usine durant lequel il s'est surtout concentré sur la chaîne de fabrication, les dimensions de l'atelier, nous refaisons une deuxième visite. Il note cette fois toutes les remarques concernant la rénovation du bâtiment lui-même : installations électriques, fluides divers, assainissement, isolation, réfection des portes et fenêtres, aménagement des bureaux...

Nous terminons à midi et demi passé : je lui propose de déjeuner avec nous, mais il décline poliment. Nous convenons de nous retrouver ici-même pour 14h. Et Maïwenn et moi allons déjeuner à Vals.

L'après-midi passe aussi vite que la matinée. Cette fois, après avoir retrouvé Monsieur Legris, nous nous rendons à Ucel. Même si l'usine est plus petite, la visite prend presque autant de temps. Il a bien noté que nous envisagions deux possibilités pour les usines et surtout pour celle d'Ucel : soit fabrication d'emballages, soit production "haut de gamme". Il propose également de réfléchir à l'acheminement de l'eau, par des moyens les plus écologiques possibles, et notamment des véhicules électriques.

- Comment envisagez-vous les échanges entre les deux usines ?

- Par la route, dis-je. Je ne vois pas d'autres solutions. Il y a deux ponts : un à Vals et un en bas d'Aubenas.

- Les deux usines sont presque face à face, du moins à faible distance si on ne tient pas compte de la rivière. Serait-il possible d'imaginer l'utiliser ?

- Pour le transport ?

- Oui.

- L'Ardèche n'est pas navigable à cet endroit, et même plus bas, vers l'aval. Et construire un pont demande des autorisations...

- Un pont, oui, mais une passerelle uniquement dédiée à votre entreprise, ça pourrait peut-être s'envisager. C'est moins coûteux aussi, mais cela représenterait une charge supplémentaire pour vous. A qui appartiennent les terrains limitrophes des deux usines ?

- A Labégude, la propriété s'arrête aux murs extérieurs, autour de la cour, répondis-je. Et à Ucel...

Je me tourne vers Maïwenn : elle est déjà en train de chercher la réponse dans les nombreux documents enregistrés sur son portable.

- A Ucel, la limite de propriété est plus grande que le périmètre de l'usine, répond-elle. De mémoire... Attendez, je recherche le plan du cadastre. Voilà.

Elle tourne alors son écran et Monsieur Legris et moi-même nous penchons dessus.

- En effet. Il y a donc des terrains autour qui vous appartiennent encore. Je prends note de rechercher les éléments du cadastre pour les deux communes et les deux établissements, mais si vous pouviez déjà me faire suivre les éléments en votre possession, Mademoiselle...

- Bien sûr, répond Maïwenn.

Nous abordons encore quelques autres questions techniques, puis nous terminons par une visite au captage : a priori, il n'y aura pas de profondes modifications à cet endroit, mais je tiens à ce que les deux chargés d'études aient une vision la plus complète possible de l'ensemble des installations. Et ils pourraient faire quelques suggestions intéressantes à ce sujet.

Nous convenons de nous revoir demain, en fin de matinée : Monsieur Legris va prendre le temps de mettre ses notes au propre et il pourra ainsi, au cours de l'après-midi, refaire une visite si besoin.

**

Lorsque je dépose Maïwenn devant son hôtel, le soir n'est pas loin de tomber. Nous échangeons un peu sur notre ressenti à toutes les deux. De ce qu'elle m'en a dit, au cours des précédents contacts qu'elle a pu avoir avec l'un comme avec l'autre, ils lui ont tous les deux fait bonne impression. Pour elle, ils sont tout autant sérieux dans leur travail. Pour ma part, j'ai apprécié cette première visite avec Monsieur Legris, ses remarques, ses suggestions. L'idée d'une passerelle au-dessus de l'Ardèche pour limiter encore plus le transport par la route des emballages est bonne, mais elle me semble difficile à réaliser : pour y faire passer des engins un peu lourds, il faut qu'elle soit adaptée aux véhicules à moteur. Je n'en suis pas encore à imaginer le transport à dos d'âne ! Et les distances par Vals sont quand même réduites. Il faudra obtenir les autorisations nécessaires pour faire passer les camions, ce qui est déjà le cas pour le transport de l'eau. Mais l'eau n'est pas un produit dangereux. Et peut-être envisagerons-nous aussi des camions plus petits, des véhicules électriques. C'est un autre point du projet que Maïwenn abordera un peu plus tard dans son étude.

Même si la journée a été bonne et que j'ai hâte de retrouver Alexis, je prends le temps de remonter la vallée : le pont de Bridou, les virages d'Asperjoc, du Rigaudel au Raccourci. Les orgues basaltiques et les murettes en bas de Valgironne. Et puis Antraigues, droite et fière sur son rocher, dans la lumière du soleil rasant. Je m'arrête au pont de la Tourasse, pour la contempler un instant. J'en ai presque les larmes aux yeux devant tant de beauté. De ce village a toujours émané de la sérénité, une force tranquille. Du moins, cela a toujours été mon ressenti. Et c'est de là, aussi, que je puise ma propre force.

Puis je reprends la route, passe devant la pharmacie et le cabinet médical : je note que la voiture d'Alexis n'y est plus stationnée, mais je me souviens qu'il m'a précisé que le lundi après-midi, il se rendait à la maison de retraite, pour une visite hebdomadaire auprès des résidents. Il y est peut-être encore à cette heure, à moins qu'il ne soit déjà aux Auches où nous avons convenu de nous retrouver.

Je franchis à nouveau la Volane et m'engage dans la côte qui monte à Aizac. Le volcan étale langoureusement ses flancs, les châtaigniers agitent leurs branches dans un vent léger, de même que les cerisiers en fleurs dans la petite vallée. Que c'est beau... A Aizac, je ne m'arrête pas au col et m'engage directement sur la petite route qui serpente jusqu'à l'église, puis jusqu'aux Auches. La montagne au-dessus d'Antraigues barre mon horizon, comme les rebords d'un cocon qui se refermeraient sur la vallée.

Un dernier virage, une ouverture à travers les arbres et je vois la maison.

Et la voiture d'Alexis garée sur le côté.

Un grand sourire s'affiche sur mon visage : il est là et il m'attend.

Alexis

- Tu as fini tôt !

C'est la première phrase qui échappe à Layla lorsque nous rompons notre baiser.

- Cela ne fait pas si longtemps que je suis rentré, dis-je. Certains résidents ont des pathologies lourdes, le suivi régulier est nécessaire. Il faut que je me plonge dans chaque dossier, même si je suis épaulé par le Docteur Marquet, le gérontologue d'Aubenas qui passe une fois par mois. Et toi, alors ?

- Une bonne journée. Bien remplie, mais efficace. Un bon ressenti aussi concernant le travail de ce premier chargé d'études.

- Vous avez pu faire le tour de toutes les installations ?

- Oui. Et on le revoit seulement demain après-midi, pour une nouvelle visite si besoin et un premier point sur sa venue. Il a déjà pointé certains éléments qui lui manquent et que nous aurons à lui fournir. Mais il a pris beaucoup de relevés également, de photos.

- Tu vas donc avoir une matinée pour toi ?

- Pas vraiment. Je vais en profiter pour travailler d'ici, contacter Laurent, Lisa, lire mes mails... Bref, faire ce que je fais d'habitude à Paris.

Je hoche la tête. Layla ne peut pas s'accorder de vraies pauses, surtout qu'en étant en déplacement, elle doit quand même suivre le quotidien de son entreprise et prendre des décisions. Même avec l'aide de Laurent.

- Veux-tu dîner maintenant ?

- Oui, volontiers. On a bien déjeuné, Maïwenn et moi, mais je ne suis pas contre une petite soupe ! Tu as rallumé la cheminée...

- Je me suis dit que ça te ferait plaisir d'avoir un bon feu. Il fait frais encore, le soir. Ce n'est pas inutile de chauffer ta maison, encore pour cette semaine. Et puisqu'on va y passer nos soirées et nos nuits, autant que ce soit accueillant.

Layla prend place à table, je réchauffe nos parts de soupe, sors le fromage du réfrigérateur. La soupe est bien épaisse, cela devrait suffire pour ce soir. Pour demain, je ferai des courses à l'épicerie à Antraigues, avant d'ouvrir le cabinet.

Nous passons à table et Layla me raconte plus en détails sa journée, la visite. Elle me rapporte la suggestion de ce Monsieur Legris, d'établir une passerelle au-dessus de l'Ardèche pour réduire encore les transports. Je lui rappelle qu'il y a les crues, qu'elles pourraient l'endommager. Puis je lui dis, avec humour, qu'elle pourrait aussi imaginer une tyrolienne. Nous rions bien de cette idée un peu loufoque.

**

Retrouver Layla, dormir avec elle, passer ces soirées et débuts de journée avec elle, c'est le bonheur. Des moments rares et précieux, à cause de l'éloignement et de choix professionnels. Enfin, surtout du mien. Mais quand le regret m'effleure, je pense à ce que Serge m'a dit et aussi à ce qui se passe quand Layla me rejoint ici, à Antraigues. Son sourire y est plus éclatant, son regard plus serein, sa démarche elle-même est plus légère qu'à Paris. C'est ici qu'elle respire le mieux, qu'elle se sent vraiment vivre. Alors, je n'ai pas à laisser ce regret s'infiltrer et me faire douter de mon choix : vivre ici, travailler ici, pour moi, c'est le bon.

Si nous avons commencé la soirée avec tendresse, nous offrant un petit passage au salon, à discuter tranquillement en écoutant de la musique douce, j'ai vite éveillé son désir, par des caresses légères, des petits bisous dans le cou ou sur sa tempe. Alors, elle m'a entraîné dans sa chambre et nous voici désormais, étendus l'un contre l'autre, à nous regarder et à savourer ce moment de détente d'après l'amour.

Je la trouve si belle, si désirable, si aimante... Je sais qu'elle me donne tout ce qu'elle peut, aussi fort que je lui donne tout ce que je peux. Pour rattraper les jours l'un sans l'autre, pour emmagasiner des souvenirs, de la force, du courage pour tenir, ensuite, quand elle repartira.

Je l'aime.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0