Chapitre 126

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Layla

C'est un jour d'hiver gris et humide. Nous quittons Paris juste après le repas de midi. Alexis est arrivé la veille, par le train. Nous avions convenu de prendre la route pour la Normandie seulement cet après-midi, pour qu'il ait le temps de récupérer et moi aussi.

Et de profiter un peu l'un de l'autre hier soir et ce matin.

Cela fait bien longtemps que je ne suis pas allée en Basse-Normandie. J'ai souvenir d'avoir vu le Mont-Saint-Michel quand j'avais douze ou treize ans, mais rien de plus. Cette semaine, Alexis nous a préparé un petit séjour de découverte. Demain, nous irons nous promener dans le parc naturel, dans l'intérieur des terres. Mardi et mercredi, nous resterons en famille, avec quelques balades dans les alentours de Portbail. Jeudi et vendredi, nous irons nous promener vers le cap de la Hague un jour et l'autre vers Granville et le Mont-Saint-Michel. Il y a beaucoup de choses à voir et à visiter dans cette région et cela m'en donnera un aperçu : nous n'aurons en effet pas le temps de nous rendre sur les plages du Débarquement, ni au musée d'Arromanches, ni même de voir la tapisserie de Bayeux. Ce sera pour une autre fois. Et nous préférons l'un comme l'autre faire des balades en pleine nature, sur les chemins côtiers ou dans le parc naturel.

Je suis contente de cette visite et que nous puissions cette année passer Noël avec la famille d'Alexis. J'avais beaucoup apprécié de rencontrer sa tante, son oncle et l'un de ses cousins. Je sais que sa tante ne manque jamais de glisser un petit mot pour moi quand Alexis l'a au téléphone. A cette occasion, je vais aussi faire la connaissance de son autre cousin, Antoine, qui est en couple avec un certain Gabriel. Nous serons hébergés chez Valérie et Daniel, mais nous verrons les cousins pour Noël et peut-être même viendront-ils avec nous en balade. Alexis s'est toujours bien entendu avec eux et il est très heureux de les revoir, surtout qu'il n'a pas vu Antoine et Gabriel depuis longtemps.

Mon mois de décembre a été bien rempli, j'ai passé une semaine sur chaque site : d'abord en Ardèche, puis à Libourne et enfin à Paris. Hormis en Ardèche où un CE n'est pas encore constitué - nous prévoyons d'organiser les premières élections de représentants du personnel dans le courant du mois de février prochain -, ces deux semaines ont été consacrées au bilan de fin d'année pour le site de Libourne d'abord, puis pour l'ensemble de l'entreprise ensuite. Bilans sociaux, bilans comptables et projections pour l'année à venir. C'étaient de gros dossiers, mais comparativement à la vente des deux usines étrangères, cela m'a paru presque facile. Oui, comme je l'avais dit à Serge et comme je l'ai dit aussi à Alexis, je ne suis pas mécontente d'en être débarrassée.

J'ai aussi mis ces semaines à profit pour organiser mes deux prochains mois : j'envisage de passer une semaine à Libourne, une à Paris, et deux en Ardèche. Je serai ainsi présente sur chacun de nos sites, je pourrai toujours m'informer de notre activité de vente à l'étranger, comme suivre les échanges et adaptations nécessaires entre Labégude et Libourne.

Mais pour l'heure, tout ce qui compte, c'est d'être avec Alexis et de passer une semaine de vacances avec lui.

**

J'ai conduit pour le début du parcours, jusqu'à Caen, puis Alexis a pris le relais. Nous traversons une belle région, même si c'est l'hiver. Le fameux bocage normand est au rendez-vous. C'est très différent de l'Ardèche ou du Bordelais et ce n'est pas sans évoquer pour moi l'Irlande, ou du moins, l'idée que je m'en fais, car je n'y suis jamais allée. Nous n'y sommes pas implantés, mais avec l'abandon du projet brésilien et maintenant que la relocalisation de l'activité est effective, peut-être pourrons-nous envisager, dans quelques années, de développer nos points de vente en Europe.

Portbail est situé sur la côte ouest du Cotentin, non loin du cap de la Hague. Lorsque nous arrivons, c'est la toute fin d'après-midi et nous avons droit à un joli coucher de soleil sur les Iles anglo-normandes et Jersey en premier plan. La maison de Valérie et Daniel ne donne pas sur la mer, mais sur la rivière, un peu au sud du village. C'est un endroit encore peu construit et très calme. La maison est en pierre, dans le style local, avec un grand jardin sur l'arrière dont une partie est un verger. Où l'on compte, bien sûr, plusieurs pommiers.

Daniel est le premier à nous accueillir, ravi de notre venue :

- Layla ! Alexis ! Vous voilà ! Entrez donc ! Comment allez-vous ? demande-t-il en nous faisant la bise.

- Bien et vous ? demande Alexis.

- Très bien. Content de vous voir ! Vous avez fait bonne route ?

- Oui, sans souci, dis-je. Je suis contente de venir et de vous revoir aussi.

Il nous aide à sortir nos bagages et nous fait entrer. Valérie arrive pour nous saluer à son tour. L'accueil est simple et chaleureux. Puis nous passons dans une grande pièce, un beau salon-salle à manger. La table est dressée, mais avant, nous prenons un petit apéritif.

- Il faut bien fêter les vacances, dit Daniel en faisant le service. L'année se termine bien pour vous ?

- Oui, dis-je. Bien chargée, mais les perspectives sont bonnes.

- Les usines fonctionnent bien en Ardèche ? me demande Valérie.

- Il y a encore des ajustements à faire, mais nous parvenons à approvisionner correctement l'usine de Libourne. Nous avions fait du stock, tout au long de l'année, pour permettre la transition. Même si la production n'a pas encore atteint sa pleine mesure, les temps de transport d'un site à l'autre sont beaucoup plus courts et on y gagne. Pour l'instant, nous n'avons pas été obligés de ralentir la production à Libourne et c'était l'essentiel à mes yeux. Du moins, pour créer le bon rythme entre les deux sites.

- Tu dois être contente, me sourit Valérie.

- Très, souris-je en retour.

- On avait suivi les reportages à la télévision, au moment de l'inauguration, intervient Daniel. C'était émouvant de voir ton papa lancer la machine...

- Oui, tout à fait. J'étais déjà très heureuse de leur présence, mais que papa ait accepté de faire redémarrer l'usine de Labégude, pour moi, c'était vraiment fort.

- Pas que pour toi, me glisse Alexis en posant sa main sur mon genou. Ta mère aussi était très émue ! Sans compter bien d'autres personnes... François, le maire d'Antraigues que vous aviez croisé au village, ajoute-t-il en se tournant vers son oncle et sa tante, m'a dit quelques jours plus tard que c'était presque inespéré. Il pensait que ton père serait resté en retrait. Mais lui aussi était très heureux de son geste et je crois que d'autres l'ont été aussi. C'était important pour les gens et pour ton père.

Je hoche la tête. Si j'ai eu l'occasion de m'entretenir une ou deux fois avec François depuis l'inauguration, nous étions toujours avec d'autres personnes, et notamment d'autres élus. Je n'ai pas pu avoir une conversation seule à seul avec lui. Je ne suis pas du tout surprise de ses propos.

- Et toi, Alexis ?

- Ca va bien aussi. La grippe n'est pas encore arrivée, mais j'ai dû faire face à une éclosion de gastro-entérite à la maison de retraite, ça a été un peu compliqué... J'y passais tous les jours, en début d'après-midi. J'ai dû faire hospitaliser une personne, mais elle a pu revenir assez rapidement. Elle était tombée en anémie. Elle va mieux, je l'ai revue juste avant de partir et il n'y a pas eu de nouveaux cas de la semaine. On peut estimer que l'épidémie est enrayée. Juste avant les fêtes, on se dit toujours que c'est risqué : les gens vont se voir plus, il y a plus de déplacements...

- Ce qui veut dire que tu t'attends à un début d'année chargé...

- Oui, les deux prochaines semaines seront bien remplies, je pense, d'autant que nous ne serons que deux sur le secteur. L'an dernier, en bénéficiant de la semaine du Nouvel An, j'avais moins ressenti la surcharge. En bénéficiant de la semaine de Noël, c'est presque la configuration la plus difficile, mais en contrepartie, c'est vrai, on a droit à Noël.

- Tu t'entends bien avec tes collègues de Vals ?

- Oui, tout à fait. Ca se passe bien. On n'a pas souvent l'occasion d'échanger, mais cela nous arrive face à un cas compliqué. Parfois ce sont eux qui m'appellent, parfois l'inverse. Ce qui est plus fréquent, c'est que face à des analyses ou des examens sensibles, on échange nos avis. Un peu comme le font les radiologues.

Valérie sourit. Elle s'est beaucoup inquiétée quand Alexis a fait son burn out, mais elle peut être totalement rassurée : son neveu a bien remonté la pente et est pleinement épanoui dans cette nouvelle façon d'exercer son métier.

Alexis

Je suis vraiment heureux de venir avec Layla jusqu'à Portbail, de revoir mon oncle et ma tante, et dès demain, mes cousins. Je garde beaucoup de bons souvenirs ici, de vacances, de jeux de plage l'été. Je passais toujours mes deux mois de vacances avec eux, papa nous rejoignait pour ses propres congés. Nous partions cependant tous les deux, une semaine, dans un endroit différent : c'est ainsi que nous avions découvert le Lot, l'Auvergne, l'Alsace, le Jura. Et même le Pays Basque. En général, nous allions aussi une fois au cours de l'été passer quelques jours à Jersey ou Guernesey.

En cette saison, la campagne est tout endormie. Les petits matins sont brumeux, mais les lumières sur la mer peuvent être très belles, quand le soleil perce les nuages. Après une soirée bien agréable, au cours de laquelle j'ai pu mesurer que Layla était très à l'aise avec les miens et réciproquement, nous avons passé une bonne nuit. La maison est un peu isolée, dans un hameau. Les bruits sont rares, il y a très peu de circulation.

Pour notre première journée ici, nous partons tous les quatre en balade dans le parc naturel. Il fait beau et ma tante a prévu un pique-nique. Il ne fera pas très chaud à s'arrêter manger dehors, au pire, on le fera dans la voiture. Le parc offre de beaux paysages, avec les marais et le canal des Espagnols notamment. C'est aussi une grande réserve ornithologique.

En cette période et surtout à la veille de Noël, il y a peu de monde et guère de touristes. Nous profitons alors des chemins à travers les marais et pouvons voir de nombreux oiseaux qui viennent nicher ici l'hiver, pour se reposer. Même si ce n'est pas forcément la saison au cours de laquelle on peut observer la plus grande variété.

C'est néanmoins une première belle sortie, la première que Layla peut s'offrir depuis un moment : lors du week-end qu'elle avait passé à Montussan, il avait beaucoup plu et elle n'avait pu profiter de la nature environnante.

**

Nous réveillonnons tous ensemble. Je suis heureux de revoir mes cousins et je sens que mon oncle et ma tante sont très touchés de nous avoir tous les trois pour ce soir de Noël. Si Layla connaît déjà Adrien et Daphné, elle n'avait encore jamais vu Antoine et Gabriel. Quant à Noa, elle a bien changé... Elle aura trois ans le mois prochain, parle bien et cavale... partout, sous le regard attendri de ma tante.

Quand Antoine avait annoncé à sa famille qu'il était homosexuel, puis qu'il avait rencontré Gabriel, ce qui avait le plus touché ma tante - même si elle s'était bien gardée de le dire - c'était de penser qu'elle ne serait peut-être pas grand-mère.

Moi, j'étais déjà au courant et depuis un bon moment. Antoine et Adrien s'entendent bien, ils sont proches, et moi-même, j'ai toujours eu de bonnes relations avec eux deux, que ce soit ensemble ou séparément. Nous formions un bon trio, pendant les vacances. Antoine est le plus âgé de nous trois, il a un an et demi de plus que moi. Je me retrouvais ainsi, en âge, entre les deux frères, parfois à faire la jonction entre les deux, surtout quand nous étions petits. Puis à l'adolescence, quand les écarts se creusent et peuvent paraître des gouffres quand on a quelques mois de différence, Antoine s'était rapproché de moi. Peut-être étais-je déjà assez empathique, peut-être aussi que la séparation de mes parents me rendait plus sensible et plus ouvert. Toujours est-il que ce fut à moi qu'Antoine fit ses premières confidences.

Je me souviens très bien de ce jour-là, c'est forcément un moment marquant dans ma vie : de telles confidences, venant d'un proche... C'était l'été de mes dix-sept ans, je ne travaillais pas encore. C'était d'ailleurs le dernier été que je passais en totalité à Portbail. Antoine avait déjà dix-neuf ans. Nous étions partis en vadrouille tous les deux, Adrien était invité à une fête de son côté. Comme Antoine avait le permis, notre mission était de passer récupérer son frère entre minuit et une heure du matin.

Nous avions dîné avec mon oncle et ma tante, alors qu'Adrien était déjà parti, conduit par le père d'un copain. Puis nous avions pris la voiture et roulé jusqu'à Surville - c'était là que se déroulait la fête à laquelle Adrien était invité. Nous étions descendus sur la plage, il n'y avait personne. Nous avions marché un long moment, les pieds dans l'eau, puis nous nous étions assis près de la dune. Et Antoine avait commencé à se confier.

Le sentiment d'abord confus d'être différent, sans bien savoir en quoi. Puis l'évidence qui s'était faite petit à petit. Les filles, il les trouvait sympas, drôles, mais rien de plus. Il s'en faisait des amies, mais n'avait envie de sortir avec aucune d'elle. Les garçons, en revanche... Jusqu'à une rencontre, au cours de l'hiver, à la fac, à Caen. Ses premiers vrais émois.

Je l'avais écouté sans dire grand-chose, m'appuyant sur mes propres souvenirs pour tenter de faire émerger cette évidence dont il parlait. A la fin, il m'avait simplement dit que personne dans la famille ne le savait encore, pas même son frère. Je lui avais répondu qu'il fallait qu'il le dise à ses parents, que c'était important. Et que je ne pensais pas une seule seconde que quiconque le rejetterait. Puis, quand je lui avais demandé pourquoi il m'en parlait en premier, il avait répondu dans un grand éclat de rire qu'il fallait bien commencer par quelqu'un...

Notre échange s'était arrêté là. Et ce fut seulement à la fin de l'été, avant de repartir à Caen, qu'il avait annoncé les choses à ses parents et à son frère. Mais je n'étais déjà plus là...

Depuis, il a fait sa vie, ses expériences. Comme tout un chacun. Et il est en couple avec Gabriel depuis cinq ans maintenant.

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