63. Bernard dérape...
Mais au moment où les premières notes de "Forever Young" d'Alphaville s'élèvent, douces et nostalgiques, un changement imperceptible s’opère. Mathis et Yohan, légèrement enivrés par le champagne et l’excitation ambiante, se rapprochent l’un de l’autre. Ils dansent, leurs corps frôlant l’un l’autre, tout naturellement, comme si la musique et l’ambiance les unissaient dans un moment suspendu, un secret partagé.
C’est alors qu’un cri soudain brise le sort. Bernard, l’oncle de Mathis, l’époux de Nicole, se tourne vers eux, le regard un peu flou, l'esprit encore plongé dans la convivialité de la soirée. Il les voit danser, pensant qu’ils se livrent à une simple farce. Un éclat de rire franchit ses lèvres avant qu’il ne s’écrie, dans un accent rugueux, typique de la campagne axonaise :
— Oh, deux ch'tits pédés, pas de ça dans la famille, ici y'a qu'des hommes, des vrais !
Il croit à une blague, à une plaisanterie innocente, un petit divertissement pour animer la soirée. Mais ses mots frappent comme un coup de poing. L’instant qui suit est un vide lourd, presque irréel.
Mathis, d'abord figé par la surprise, se redresse. Ses yeux se dédoublent d’incompréhension avant que l’effarement ne laisse place à la colère. D’un coup sec, il réplique, d’une voix cassée, mais terriblement claire :
— Tu n’es qu’un pauvre con, tonton !
Le choc est immédiat. La chaleur de la fête disparaît dans un souffle glacé. Mathis tourne les talons et se précipite hors de la cour, hors de la ferme, comme un animal traqué. Ses jambes courent sans réfléchir, portées par l’urgence de fuir cette humiliation. Les pierres du chemin glissent sous ses pas, il trébuche, il tombe et se relève et rien ne l’arrête, il s’échappe dans la nuit, sa honte le brûlant de l’intérieur.
Yohan, de son côté, est figé. Son corps, lui, reste là, tremblant, paralysé par la violence de la scène. Le monde autour de lui devient flou, indistinct. Ses jambes se dérobent, et il s’effondre au sol. L’humiliation le foudroie, plus forte que l’envie de suivre Mathis, de le rattraper. Il reste là, immobile, figé par le poids de la situation, les yeux perdus dans l’obscurité qui l’entoure.
Un silence lourd s’installe, envahissant l'environnement comme une chape de plomb. L’instant de joie est brisé, les regards des invités se croisent, certains fuyants, d’autres désemparés. La fête semble s’éteindre en un instant, l’air devient soudainement encore plus lourd, comme si tout le monde se rendait complice d’un silence insupportable.
Les invités, pris de court, ne savent plus comment réagir. La musique, encore vibrante dans l’air, semble soudain irréelle, presque déconnectée de l’émotion qui frappe de plein fouet l'assemblée. Les éclats de joie s’éteignent lentement, la fête se transformant en un abîme de malaise. L’atmosphère s’alourdit encore, chaque seconde devenant plus pesante, comme si l’air lui-même se densifiait sous le poids de la vérité qui vient d’éclater.
Tom, les yeux écarquillés, scrute la scène dans une panique grandissante. Là, au centre de la piste, il voit Yohan, effondré sur le sol, une expression de confusion et de douleur inscrite sur son visage. Il cherche frénétiquement du regard Mathis, mais le jeune homme a disparu dans la nuit, emporté par sa fuite. La peur s’empare de lui, une peur sourde, qu’il essaie de chasser sans y parvenir. L’inquiétude lui serre la gorge. Il redoute déjà ce qu’il craint de comprendre.
D’un geste brusque, presque incontrôlé, il pousse le bras de la platine. Le bruit strident de la musique stoppée net déchire l’air, plus lourd encore que l’instant d’avant. Le silence qui suit est glacé, profond. C’est comme si tout s’était figé autour de lui. Les regards des invités se tournent lentement vers Yohan, puis vers Bernard, celui qui, sans le savoir, a plongé la soirée dans cette folie silencieuse.
Au milieu de la piste, juste à côté du corps recroquevillé sur lui-même de Yohan, dont les sanglots sont déchirants, Bernard, le visage rouge d’embarras, se prend la tête dans les mains. Ses doigts se crispent, incapables de masquer la honte qui l’envahit. Il ne comprend pas. Son intention n’était que de plaisanter, de faire rire, comme il en avait l’habitude. Mais il se rend compte, trop tard, de l’ampleur de ses paroles. Celles-ci, comme un coup de couteau, ont déchiré quelque chose de bien plus profond qu’il ne l'imaginait. Il n’avait voulu que divertir, mais ses mots ont résonné comme une claque. Une claque d’intolérance et de bêtise.
— Je... je ne voulais pas... s'excuse-t-il d’une voix tremblante, mais il n’a pas les mots. Ses gestes sont maladroits, comme s’il essayait de se racheter, de réparer l’impensable, mais tout ce qu’il réussit à faire, c’est d’attirer davantage de regards accablants.
Certains invités, témoins directs de la scène, restent pétrifiés, incapables de bouger. D’autres, ceux qui n’avaient rien vu venir, qui n’avaient rien perçu de ce qui venait de se jouer, ne peuvent que se sentir choqués, pris au piège de cette révélation brutale. Le temps s'est arrêté, comme si l’air autour d’eux s’était figé dans une attente insoutenable.
Leurs rires sont loin, les éclats de la soirée sont partis, balayés par un simple mot malheureux, un préjugé trop lourd. Et la fête, qui n’avait jamais semblé aussi vivante, semble désormais une éternité derrière eux.
Tom, le cœur battant, est pris d'une vive angoisse. Il se précipite vers le micro, les doigts tremblants, mais la détermination dans le regard. Un instant, il ferme les yeux, comme pour se donner du courage. Puis, d’un coup, il monte le volume, le son des basses saturées emplissant l'air. Il capte l’attention de tous, mais ce qu’il va dire dépasse tout ce qui vient d’arriver.
Il prend une grande inspiration et, d'une voix brisée mais forte, il crie :
— Mathis, mon p'tit frère... Tu es tout ce que j'ai. Reviens. Je vais tout arranger, comme d'habitude, mais s'il te plaît, reviens, je t'aime.
Les mots s’échappent de sa bouche avec la force d’un cri de désespoir, le son du micro vibrant sous son souffle. Tom baisse un instant les yeux, puis relève la tête, son regard brûlant d'une sincérité profonde. Il s’adresse à l’assemblée tout entière, à ceux qui ont assisté à l’humiliation, à la douleur qu’aucun d’eux n’avait anticipée.
— Peu importe ceux que tu déranges, ce sont eux les monstres, toi tu n’es qu’innocence, beauté, gentillesse. Tant pis si ces imbéciles ne peuvent te comprendre. On s’en fout…
Il marque une pause, son regard se durcit, ses mots s’acidifient :
— On est une famille, et on les emmerde !
Les derniers mots résonnent encore plus fort, et un silence lourd s’installe, écrasant entre l’écho des paroles de Tom et la réalité de la situation. Tom coupe la sono, tout le monde reste figé. Ceux qui l’entendent sont pris de court, partagés entre l'inconfort et la prise de conscience. Tom, tremblant de colère et d'amour, attend. Il a dit ce qu’il fallait. Il ne sait pas ce qui va se passer ensuite, mais il n’a qu'une obsession, où est Mathis ?
Au fond de lui, Tom espère que Mathis l’aura entendu, où qu’il soit, qu’il reviendra. Il n'a pas le temps de réfléchir plus longtemps. Il se précipite vers Yohan, qui lutte pour se relever, son corps encore tremblant sous le poids de la situation. Tom se penche, l’aide à se redresser, et, d'un geste protecteur, il le prend dans ses bras, le soulevant presque contre lui pour l'emmener loin des regards curieux et gênés.
Ils traversent la cour en silence, Yohan se raccrochant à lui comme à une bouée de sauvetage. Tom l’installe sur un lit dans la chambre qu’il partage habituellement avec Mathis et ses cousins. Une chambre simple, mais aujourd’hui un abri pour Yohan, un lieu où il peut enfin respirer, loin du tumulte et du jugement.
Yohan, le visage baigné de larmes, s'effondre presque sur le matelas, le regard perdu. Il n’arrête pas de murmurer, d'une voix brisée, d'un ton désespéré, comme s’il se parlait à lui-même plus qu’à Tom.
— Où est-il, Tom ? Où est Mathis ?… Je… je suis désolé. On ne s’est même pas rendus compte. C’était naturel, juste… une envie de danser, l’un contre l’autre… C’est nous, tu sais… La musique est nôtre… Et… je… je n’ai rien vu venir. Je m’en veux tellement.
Les mots se bousculent dans sa gorge, mais Yohan ne trouve pas de réconfort. Tom, accroupi à côté de lui, prend doucement sa main, essayant de lui offrir une forme de calme, même s’il sait que tout cela est au-delà des mots.
— J’aurais dû l’en empêcher, mais… je… j’étais ailleurs. Perdu dans son regard. Quand je le vois, tout le reste disparaît, Tom. Le monde autour de moi n’existe plus. Il est mon autre, il est ma raison d'être, tu comprends ? Et maintenant, il est parti… Où est-il allé ? Est-ce qu’il est encore dans les parages ? Ou… ou bien est-il loin, perdu dans la campagne, malgré cette lumière douce que la lune offre à la terre ?
Tom, les yeux emplis d’inquiétude et de tristesse, serre un peu plus la main de Yohan, ses pensées se tournant vers son frère, là-bas, quelque part dans la nuit. Où a-t-il fui ? Pourquoi s'est-il éloigné ? Tom ferme les yeux un instant, espérant entendre les pas familiers de Mathis, mais tout ce qu'il perçoit, c’est le silence. Ce silence lourd de non-dits et de doutes. Il ne sait pas si Mathis entendra son appel, s’il reviendra ou si, dans la clarté lunaire, il a déjà disparu, trop loin pour qu’ils puissent le rattraper.
— Il reviendra, Yohan. Il reviendra… murmure Tom, plus pour lui-même que pour Yohan, mais sa voix manque de certitude.
La nuit continue de s'étendre, aussi silencieuse et impitoyable que le cœur de Tom, qui sait que cette situation, aussi injuste soit-elle, a transformé tout ce qu’il pensait savoir en un abîme d’incertitudes.
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