64. La battue.

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Dehors, la nuit est profonde et l'air se rafraîchit d'un coup, cet air empli de la douleur d'un père dévasté. Claude, les poings serrés et le visage rouge de rage, hurle son désespoir dans l'obscurité. Il n'a même pas le temps d'assimiler la révélation que Mathis lui a faite, ce lourd secret qu’il a révélé malgré lui. Mais cette prise de conscience n'a aucune place dans son esprit troublé. C’est la colère qui l’envahit, brûlante et sauvage. Elle éclate sans retenue, déversant tout sur Bernard, son beau-frère, l'homme qui, à ses yeux, incarne tous les démons de l'intolérance.

— Vieux réac’ ! Intégriste vendéen ! crache-t-il, la voix tremblante de fureur, les mots dévalant comme des éclats de verre. Tu n’es rien d’autre qu’un monstre avec tes idées de merde. C’est toi, t'as foutu le bordel dans cette famille. Tu as brisé tout ce qui nous tenait ensemble, tout ce qui nous rendait forts !

Mais les paroles, aussi violentes soient-elles, ne parviennent pas à calmer le tourbillon de douleur qui fait rage en lui. Il le sait, cette colère n'est qu'un masque, un bouclier fragile contre une peur infinie. Une peur qu’il ne peut évacuer, qu’il ne peut ignorer.

Sa pensée se tourne vers son fils, son Mathis, qui a dû fuir, se cacher dans la nuit, fuyant non seulement l'incompréhension mais aussi la honte qu'on lui impose. Claude sent une douleur profonde dans sa poitrine. Son enfant, sa chair, maltraité, rejeté, rejeté par ceux qui sont censés le protéger. Une tristesse abyssale envahit ses entrailles. Il est désespéré, perdu, et tout ce qu’il peut faire, c’est crier cette souffrance au monde, espérant que cela apaisera quelque peu l’étau qui serre son cœur.

— Où es-tu, mon fils ? hurle-t-il dans l’air glacé du désespoir, mais son cri reste sans réponse. Il se détourne alors, les yeux écarquillés d’anxiété, se dirigeant dans la direction où il pense que Mathis pourrait s’être échappé.

Il connaît bien cette campagne. Il la connaît trop bien. Les terres sont vastes et hostiles. La nuit tombe rapidement, et avec elle viennent les dangers. Il pense aux sangliers, qui, dans les bois, s’aventurent sans crainte, chargent et protègent leurs groupes avec une férocité sans égale. Un frisson glacial lui parcourt l’échine. Que ferait Mathis, tout seul dans la nuit, sans repères ?

Il pense aux étangs, à ces zones marécageuses où la boue engloutit tout sur son passage. Un faux pas, un mouvement maladroit, et Mathis pourrait disparaître, englouti dans l’eau noire et froide. Les images d'un avenir incertain se bousculent dans la tête de Claude. Il imagine son fils, seul, perdu, sans aucune lumière pour le guider.

C’est alors que Monique, la femme de sa vie, accourt vers lui, le cœur battant, le visage empreint d’une inquiétude profonde. Elle a suivi les éclats de la colère de Claude, l'a vu s’éloigner sans un mot, et comprend immédiatement la tourmente qui le dévore.

Elle s’approche doucement, les mains tremblantes, mais son regard est clair, déterminé. Elle pose une main ferme sur l’épaule de Claude, cherchant à l'ancrer dans le moment présent, à l’empêcher de se perdre dans la tempête de ses pensées.

— Claude... sa voix est douce, mais il y a une force tranquille derrière les mots. Tu sais qu'il faut qu'on reste calme. Mathis reviendra. On doit garder espoir, on doit...

Mais Claude, pris par la peur, secoue la tête, son visage défiguré par la douleur. Il ne l’écoute pas. L’urgence le ronge, il ne peut plus attendre, plus réfléchir.

— Je ne sais pas... Je ne sais pas s'il reviendra, Monique... Si quelque chose lui arrive, je... Il s’interrompt, les mots lui échappent. Un sanglot retenu secoue son corps tout entier.

Monique, les yeux pleins de larmes, prend son mari dans ses bras, le serrant contre elle avec une tendresse infinie.

— Il reviendra. Je le sais. Il faut qu’on tienne. Qu’on reste forts, tous les deux. Et qu’on l’attende.

Claude, haletant, ferme les yeux un instant, essayant de se raccrocher à la seule vérité qu’il puisse encore toucher. Mais la peur est toujours là, invisible mais présente, prête à dévorer tout ce qu’il a de plus cher.

Bernard, les yeux remplis de remords, se rend compte de l’ampleur de ses paroles et de la douleur qu’il a causée. Lui, l’homme rustre, bourru, qui a quitté sa terre de Vendée pour Nicole, une terre qui lui a donné une éducation ancrée dans des pratiques délétères, d'un autre temps, n’ayant jamais compris les subtilités du cœur, se trouve soudainement face à ses erreurs. Il a blessé, et il doit réparer.

Pris de remords, il se tourne vers Claude, qui reste toujours figé, perdu dans ses pensées. Sa colère s’est apaisée, mais la peur est toujours là, encore plus dévorante. Bernard s’avance alors, hésitant, cherchant les mots justes. Il n’est pas doué pour les gestes tendres, les paroles réconfortantes. Dans ses origines, un homme n'a pas le droit de se montrer sentimental, c'est pour les femmes. Mais cette fois, il est déterminé à faire ce qu’il faut, à réparer ce qu’il peut, même s'il doit livrer ses sentiments.

— Écoute, Claude… commence Bernard d’une voix hésitante, les mains tremblantes mais sincères. Je... je ne pensais pas à mal, je suis un idiot, je sais, mais je... je suis désolé. Ce que j’ai dit, c’était... c’était si stupide. Mon éducation catholique m'a enfermé dans ces … comment dire … ses clichés intolérants. Mais, moi, je l'aime tout petit, j'm'en fous de tout ça… dieu est soit disant amour, alors si c'est vrai … pourquoi leurs idées ne véhiculent que de la haine… je suis… désolé… je veux… me racheter… mais comment.. comment… t'en convaincre ?

Claude, surpris par cette démarche, lève les yeux vers lui, mais son regard reste froid. Il a du mal à saisir la sincérité dans les paroles de Bernard, trop pris dans son angoisse pour pouvoir l’accepter immédiatement.

— C’est trop tard pour les excuses, Bernard… répond-il, mais sa voix trahit un petit tremblement.

Il ne sait plus comment réagir. Il a besoin d’agir, de retrouver son fils, mais cette colère persistante, comme un poison, l’empêche de se concentrer.

Bernard, sentant l’hostilité, se précipite pour proposer une solution concrète, un moyen d’agir, de se racheter.

— J’ai une idée, je... je propose qu’on parte en battue. Je vais aller chercher Mathis. Si je peux l’aider, je le ferai. Il se précipite alors vers les torches qu’il rassemble avec empressement.

Il regarde autour de lui, les yeux brillants d'une détermination nouvelle.

— On partira en groupes de deux. Ce sera plus efficace, et plus sûr. On éclairera tout le chemin, chaque recoin. Je sais que cette campagne, c’est un labyrinthe, mais on peut le retrouver, on peut le ramener.

Claude le fixe un instant, une lueur de doute dans les yeux, mais un éclair d’espoir traverse aussi son cœur meurtri. Il se tourne alors vers Monique, qui, toujours aussi calme, baisse doucement la tête pour approuver. La décision est prise. Même si cela ne ramènera pas immédiatement la paix, peut-être que cette action est la seule chose qui pourra les sauver du gouffre de l’angoisse.

— Bon… dit Claude, la voix pleine d’une résolution qu’il peine à retrouver. Faisons-le. Tout le monde se prépare. Il faut scruter chaque recoin de cette terre...

Bernard, s’empresse de distribuer les torches, avec un zèle presque maladroit. Les autres commencent à se regrouper, mais l’atmosphère est étrange, lourdement tendue, l’urgence des retrouvailles flottant dans l’air. Les visages sont marqués par la peur, le doute, mais aussi, peut-être, une pointe de solidarité, celle qui surgit quand la situation est la plus sombre.

— Mathis, où es-tu ? murmure Bernard, mais cette fois, ce n’est pas une moquerie, ni une insulte. C’est un appel sincère, dans lequel il dépose toute la culpabilité qu’il porte sur ses épaules.

Les groupes se forment. Certains partent dans une direction, d’autres dans une autre. Les torches éclairent dans l’obscurité de la campagne, projetant leur halo sur le sol. Chaque pas dans l’obscurité devient un acte d’espoir.

Une heure… deux heures. Le cri « Mathis » résonne dans la nuit, brisé par le lointain écho de la campagne qui semble avaler chaque appel. Les lampes torches tremblent entre les mains, leurs lumières révélant le moindre recoin dans la nuit. Les groupes s’éparpillent, chacun cherchant dans les champs, les marais, les bois voisins, appelant son nom dans l'espoir de le voir surgir, de le retrouver sain et sauf. Mais malgré l’effort, la recherche semble vouée à l’échec.

Les minutes s’étirent, longues, insoutenables. L’inquiétude se transforme peu à peu en terreur, une terreur insidieuse qui s’immisce dans les pensées, qui noie les cœurs sous le poids de l’incertitude. Chaque appel « Mathis » résonne comme la promesse d’un espoir qui se brise. Les lueurs d'espoirs des premiers instants laisse place à des regards fuyants, nerveux, et les voix s’éteignent dans l’obscurité.

Fatigués, trempés, épuisés, les groupes commencent à se regrouper à la lisière des champs. Tous espèrent qu'un autre groupe a eu plus de chance, qu'il a retrouvé Mathis, qu'il reviendra enfin avec lui. Mais chaque regard est vide, chaque homme et femme qui revient semble plus désemparé que le précédent au son de :

— Alors, un groupe l'a trouvé ?

— Toujours pas…

Lorsque le dernier groupe fait enfin son retour, la déception est immense. Pas de Mathis. Personne ne l’a trouvé. Un nouveau silence s'installe. Des regards s'échangent, mais aucun mot n’ose dire mot. Les visages sont blêmes, marqués par l’angoisse.

Claude et Monique se tiennent là, au centre du groupe, leurs cœurs battant à tout rompre, pris dans un tourbillon de peur et de confusion. Ils se regardent, et le monde autour d’eux semble soudainement s’effondrer. Monique, les yeux embués de larmes qu’elle n’ose verser, s’appuie contre Claude, qui la soutient, mais eux aussi sont brisés. La réalité est là, implacable, leur espoir s’éteint à mesure que la vérité s’impose : leur fils n’est pas revenu.

Claude, habituellement si fort, se sent vaciller sous le poids du doute et de la peur. Il serre les poings, la mâchoire tendue, mais au fond de lui, une douleur sourde éclate. Où est-il ? se répète-t-il dans un souffle à peine audible.

Monique, sans un mot, se laisse glisser contre lui, le visage noyé dans ses mains, avant de se retrouver effondrée sur le sol. Elle ne peut plus regarder les autres. Sa douleur, sa peur, tout se mêle dans un tourbillon d’impuissance. Elle entend les voix, elle voit les visages autour d’elle, mais tout semble flou, comme si une brume épaisse enveloppait son esprit. La seule chose qu'elle sait, c’est que Mathis est toujours là, quelque part, mais où ? Où est-il ?

Les minutes semblent durer une éternité alors que les autres se regroupent, chuchotent, se regardent. Ils savent tous que quelque chose de terrible se profile à l’horizon, mais personne ne veut l’admettre. Aucun d'eux ne veut affronter l’idée que Mathis pourrait être perdu pour toujours, noyé dans les eaux, ou démembré par les sangliers. Ils sont là, dans la ferme, l’obscurité du soir leur tenant compagnie, mais ils savent qu'une nuit sans sommeil les attend, une nuit de tourments et de questions sans fin.

Claude finit par parler, d’une voix brisée mais ferme, comme un dernier appel dans cette mer de doute.

— Il faut qu’on cherche encore demain… La voix tremblante, il se reprend. Demain, on recommence. Nous devons le retrouver. Avec l'aide du jour, on le trouvera...

Mais même ses mots sonnent vides, comme une tentative désespérée de se raccrocher à une lueur d’espoir, aussi fragile soit-elle.

La peur les serre, les étouffe. Que la vérité sur le sort de Mathis ne viendra peut-être jamais. Mais dans l’instant présent, seul l'inconnu semble les entourer, un inconnu qu’ils devront affronter dans les heures à venir.

Trop, il n'en peuvent pas supporter davantage. Leurs pleurs s’élèvent, stridents et déchirants, comme un cri désespéré brisé par l’immensité de la nuit. Le silence de la campagne, lourd et oppressant, semble avaler chaque sanglot, chaque mot qui se perd dans la douleur.

— Ma...thi...i...i...is, hurle Claude, ses mots hachés par la douleur qui s'exprime.

— Maaaa...thiiii….iiiii...iiiissss, crie-t-il encore plus fort.

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