41. Une amitié forte.
Les rentrées s’enchaînent, et en seconde, le destin semble leur sourire : Mathis et Yohan se retrouvent dans la même classe, la fameuse seconde 6. Ce nouveau chapitre, marqué par le passage au lycée, leur ouvre les portes d’un monde où la liberté prend un tout autre sens. Fini le collège avec ses couloirs étroits et ses surveillants omniprésents. Au lycée, ils découvrent un espace où tout semble possible, un endroit où l’on commence à exister autrement, à la fois individuellement et au sein du groupe.
Cependant, tout n’est pas parfait. Dès les premiers jours, la cantine devient un sujet de railleries. « Catastrophique » est encore un compliment pour qualifier ce qu’on leur sert. Ni Mathis ni Yohan ne sont particulièrement difficiles, mais là, c’est au-delà de leurs limites. Leurs plateaux à peine touchés, ils adoptent vite une nouvelle routine : acheter des sandwiches à la boulangerie en face et improviser des pique-niques. Par temps froid ou pluvieux, ils s’installent dans un coin reculé des couloirs du lycée. Quand le soleil se montre, l’herbe autour de la piste d'athlétisme devient leur cantine de fortune. Leurs rires y résonnent, éclatants, tandis qu’ils refont le monde entre deux bouchées, complices dans cette nouvelle vie.
Peu à peu, leur lien se renforce. Mathis et Yohan deviennent inséparables, comme deux pôles d’un même aimant. Ils ne peuvent plus réfléchir l’un sans l’autre, leurs pensées s’entremêlant comme des fils invisibles. Après les cours, bien qu’ils aient fait le chemin ensemble, la séparation leur est insupportable. À peine la porte franchie, Mathis monopolise la ligne fixe familiale. Les appels s’enchaînent sous des prétextes parfois ridicules : vérifier les devoirs, décider à quelle heure partir le lendemain – toujours la même, pourtant. Les conversations s’étirent interminablement, avec des silences qui pourraient sembler gênants à d’autres, mais qui, pour eux, sont juste une autre façon d’être ensemble.
Le lycée, c’est aussi l’âge des premiers amours pour leurs camarades. Les couloirs bruissent des récits de flirts naissants et des rêves avoués à demi-mot d’un baiser échangé avec telle fille de la classe d’à côté. Mais pour Mathis et Yohan, ces histoires sont des bruits lointains, presque insignifiants. Leur obsession à eux, c’est leur amitié, un lien si fort qu’il semble éclipser tout le reste. Ils se soutiennent dans les moments difficiles, se confient des secrets et partagent des fous rires jusqu’à en avoir mal au ventre.
Un jour, lors d’un exposé d’histoire, Mathis panique à l’idée de prendre la parole devant la classe. Yohan, assis à côté, lui glisse une petite note griffonnée :
— Pense que je suis là, ça suffit.
C’est tout, mais ça marche. Mathis inspire profondément et trouve la force de se lever. Leur complicité est si naturelle qu’elle devient un socle, une évidence. Une force tranquille dans ce monde en pleine mutation qu’est l’adolescence.
Leurs habitudes au lycée, leurs pique-niques improvisés, leurs longues discussions au téléphone et leur insouciance créent une bulle où rien ne peut les atteindre. Ils avancent ensemble, inséparables, deux jeunes garçons liés par une amitié qui semble défier le temps, l’école, et peut-être même la vie elle-même.
En classe de première, un coup dur les frappe de plein fouet : pour la première fois, Mathis et Yohan ne sont pas dans la même classe. Mathis est en 1S2, Yohan en 1S3. La nouvelle tombe comme un couperet dès le jour de la rentrée.
— On aurait pu demander une dérogation, non ? souffle Yohan, un brin amer, en feuilletant la liste des classes affichée dans le hall.
— T’inquiète, on trouvera un moyen, réplique Mathis avec un sourire forcé, mais son regard trahit une forte déception.
Leurs chemins se séparent dans les couloirs, mais leurs cœurs restent entremêlés. Pourtant, cette distance imposée met leur complicité à rude épreuve. Chaque instant partagé devient précieux, comme une bouffée d’air qu’ils s’accrochent à respirer.
Leurs emplois du temps quasi identiques deviennent leur planche de salut : le matin, celui qui commence plus tard fait l’effort de partir tôt, juste pour partager les trente minutes de marche jusqu’au lycée. Ces moments volés à l’agitation de la journée deviennent sacrés, une parenthèse où ils peuvent être simplement eux-mêmes.
Un matin brumeux de novembre, alors qu’ils remontent une avenue bordée d’arbres aux feuilles rouillées, Yohan s’arrête soudain. Il pose une main sur l’épaule de Mathis, les yeux graves.
— Sérieusement, qu’est-ce qu’on ferait si un jour on n’avait plus ça ?
Mathis le fixe, presque choqué par l’idée, puis secoue la tête.
— Pas possible, dit-il avec une certitude implacable. Même si tu devais déménager, je viendrais te chercher tous les matins.
Yohan rit doucement, mais ses yeux s’embuent, et il détourne la tête. Cette pensée le serre au cœur, un aperçu furtif d’un monde sans Mathis qu’il refuse de contempler.
L’après-midi, lorsqu’un termine plus tôt, il attend l’autre en salle d’étude, gribouillant dans un carnet ou s’acharnant sur un devoir. Les surveillants, amusés par leur assiduité inhabituelle, s’autorisent quelques plaisanteries.
— Mathis, encore fidèle au poste ? Tu veux qu’on te réserve une place à vie ici ? lance une surveillante avec un sourire moqueur.
— Peut-être bien, répond Mathis en haussant les épaules. L’étude, c’est mon deuxième chez-moi !
Cependant, le mardi après-midi devient une faille béante dans leur planning. Mathis termine à 12h, tandis que Yohan reste coincé jusqu’à 17h. Ce mardi-là, après un déjeuner rapide chez lui, Mathis décide de profiter du beau temps printanier pour aller courir au parc Léo.
— Si tu veux, passe me voir après les cours, propose-t-il le matin même. Je serai là-bas.
Yohan en est d'accord, mais l’après-midi tourne autrement...
Pendant ce temps, Mathis patiente longuement au parc, terminant sa course avant de s’installer sur un banc. À 19h30, inquiet de l’absence inhabituelle de son ami, il finit par rentrer chez lui.
À peine arrivé, il décroche le combiné du téléphone familial et compose le numéro de Yohan.
— Alors, tu t’es transformé en fantôme ou quoi ? commence-t-il sur un ton faussement de reproches.
— Désolé, répond Yohan, la voix faible. J’avais une migraine de folie, j’ai dû rentrer direct.
— Ah, j’espère que ça va mieux ?
— Ouais, l’aspirine a fait son job.
Mathis soupire, soulagé.
— Bon, tant que t’as pas fait exprès de m’oublier…
Ces rendez-vous manqués, bien que rares, laissent une ombre, un rappel silencieux de l’éloignement. L’amitié survit, mais elle en paie le prix. Les parents, eux, commencent à remarquer l’explosion de la facture téléphonique. Les deux garçons passent des heures au téléphone, rattrapant le temps perdu.
— Mathis, tu crois qu’on est Rothschild ? s’énerve un soir son père en agitant la facture. 850 francs de téléphone ce mois-ci !
— Je… c’est pour les devoirs, balbutie Mathis.
— Les devoirs ? Et moi, je travaille pour toi peut-être ?
Malgré les obstacles, la lumière revient enfin. En terminale, la vie leur offre une revanche : Mathis et Yohan se retrouvent dans la même classe, la TS2. C’est une délivrance, un énorme soulagement. À nouveau côte à côte en cours, dans la cour et sur le chemin du retour, ils retrouvent leurs habitudes. Mais quelque chose a changé. L’épreuve les a marqués, leur montrant à quel point leur lien est précieux surtout lorsque la vie les éloigne.
Après les montagnes russes émotionnelles de la première, leur amitié se montre plus solide que jamais. Ils savent désormais que leur complicité sera soumise à des épreuves, mais ils sont prêts à tout pour la préserver, peu importe ce que l’avenir leur réserve...
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