44. Jeux de mains...
De retour dans la chambre, ils se déshabillent sans cérémonie, chacun restant en boxer. Ils se glissent sous la couette du grand lit de Yohan, un espace partagé qui, pour eux, a toujours été normal. Mais ce soir, la proximité semble différente. Mathis sent la chaleur du corps de son ami tout près du sien, et cette simple pensée suffit à accélérer son souffle.
Dans l’obscurité, leurs respirations rythment le silence. Aucun des deux ne parle. Aucun des deux ne bouge. Une tension invisible les plaque sur le matelas et la barrière demeure.
Un pas de plus, une seule parole suffirait peut-être à tout changer. Mais ce pas, ce mot, reste un interdit dans le vide, comme si cette force silencieuse les maintenait dans cette frontière fragile entre amitié et quelque chose de plus.
Le sommeil s'en mêle alors en refusant de les emmener vers plus de tranquillité. Pour l’instant, ils restent là, côte à côte, perdus dans leurs pensées, dans leurs battements de cœur qui ne trouvent pas de réponse.
Pour chasser l’ennui et repousser cette sensation un peu étrange qui flotte dans la chambre, ils commencent à jouer à un jeu de devinettes, un petit rituel d'enfance. Cela les aide à se détendre.
Dans la pénombre, Mathis, le premier, lance une question :
— Je pense à un objet. Tu devines ?
Yohan, souriant, commence à poser des questions :
— Est-ce que c’est quelque chose qu’on utilise tous les jours ? Chaque "oui" ou "non" dessine progressivement l’image de l’objet. La question, la réponse, l’imaginaire et la réalité s’entrelacent, une manière de repousser l'ambiance un peu trop intime de la soirée.
C'est un moment de complicité simple et sincère, un jeu sans prétention qui, pourtant, semble aussi leur permettre de se rapprocher d’une manière douce, imperceptible. Chacun au fond d'eux sent que le jeu n'est qu'un prétexte mais lorsque le jeu commence à se répéter, Yohan, visiblement lassé, prend l’initiative de briser la monotonie. S’appuyant légèrement sur le coude, il tend la main vers sa table de nuit et attrape un petit jeton de bingo, qu’il fait glisser entre ses doigts avec une lenteur calculée, comme s’il pesait déjà les effets de ce geste. Un sourire imperceptible flotte sur ses lèvres lorsqu’il cache le jeton dans le creux de sa main, puis, avec un ton délibérément faussement innocent, il murmure dans l’obscurité :
— Bon, on change de jeu. J’ai caché quelque chose sur moi. À toi de le trouver.
Mathis hésite un instant. Le silence pèse, le défi le surprend et l’intrigue. Il sait que ce jeu n'a rien d'innocent. Deux garçons qui se touchent dans un lit à dix-sept ans, c'est plutôt risqué. Il ressent une excitation qui le dépasse alors il finit par répondre, la main se tendant à tâtons, le visage sérieux et concentré dans cette quête nocturne. Ses gestes, au début prudents, trahissent bientôt une curiosité éveillée par la situation. Sous couvert de chercher l’objet, il explore, s’aventurant de la tête au pied, son geste s’adoucissant à mesure que l’ombre se fait complice.
Yohan qui a caché le jeton, presque impassible, s’abandonne au jeu, laissant chaque mouvement de l’autre prolonger l’instant, savourant le contrôle subtil qu’il garde sur la scène, le rythme du silence et de cette recherche qui s’éternise. Il reste allongé, feignant une nonchalance étudiée, observant le moindre geste avec l’air de celui qui a planifié chaque seconde, comme s’il savourait cette emprise discrète, en attendant que l’énigme se dissolve finalement dans l’intimité du jeu.
Il laisse son ami se rapprocher, cherchant à l’aveuglette, leurs souffles suspendus, le noir comme une couverture qui atténue les hésitations. Au gré de ses mains, le jeu se transforme en exploration, un prétexte pour se rapprocher, pour briser l’espace entre eux qui, jusque-là, les retenait encore séparés.
— J'ai trouvé ! s'exclame Mathis, les doigts frémissants, tandis qu'il saisit enfin le jeton caché dans la paume de son ami. Le contact fugace de ses mains dans le noir total envoie une légère décharge, amplifiée par la pénombre totale. Un sourire furtif, marqué par une satisfaction presque imperceptible, se dessine sur ses lèvres.
— À moi maintenant !
Sans hésiter, il pose le jeton sur son nombril, une position qui, dans l’obscurité, semble moins flagrante qu'elle ne l'est. L’obscurité semble envelopper le geste, rendant l’objet à la fois évident et insaisissable. Il glisse alors à Yohan, d’une voix qui, dans la pénombre, semble plus intime, presque confiante :
— À toi de chercher maintenant.
Yohan n'hésite pas un instant. Il est l'inventeur de ce jeu étrangement sensuel entre deux jeunes hommes. Dans le noir, tout devient plus incertain, mais le jeu prend la tournure qu'il avait tant espéré. Il tend alors la main à tâtons, ses doigts frôlant la peau de Mathis avant de trouver finalement le jeton. La sensation de la peau de l’autre, à peine perceptible dans l’obscurité, est un frisson supplémentaire dans ce jeu étrange. Il retire le jeton et, avec un geste lent, presque calculé, le cache dans la ceinture de son boxer, là où la chaleur de la peau rencontre le tissu.
— C'est de nouveau à toi de chercher.
Le silence s’installe lourdement, comme une couverture qui éteint tous les bruits, sauf celui de leurs souffles. Le noir total devient le témoin invisible de cette évolution silencieuse. Rien n'est visible, mais tout est ressenti avec une intensité décuplée, chaque mouvement amplifié par le vide autour d'eux. Le jeton est devenu plus qu'un simple objet, il est l'incarnation du complice, celui qui légitime les contacts dans une quête qui les lie d’une manière plus intime. Ils le savent tous deux maintenant : le jeu a changé. Leurs corps trahissent leurs émotions. Mathis est gêné par son ardeur qui se dresse mais il a bien senti alors qu'il cherche le jeton qu'un obstacle s'était dressé en passant sa main d'une cuisse à l'autre de Yohan. Mais il se retient. Il rêve d'effleurer davantage cet endroit de son ami mais il n'ose franchir le cap.
Mathis, un peu perdu dans l'obscurité, se redresse légèrement. Il tend une main, d'abord hésitante, puis il se fige un instant, comme pris dans l'attente du prochain mouvement. Puis, il reprend sa quête, mais son doigt glisse un peu plus bas que nécessaire, effleurant la peau chaude de son ami sur la hanche. Ses gestes deviennent plus assurés, plus lents, calculés. Pourtant il ne trouve pas l'objet.
— Tu es sûr que tu l'as caché ?, demande-t-il alors.
Il a cherché partout sauf à un endroit. Il attend la réponse de Yohan et n'ose espérer qu'elle le guidera vers un interdit qu'il sent prêt à sauter.
— Tu n’as pas encore exploré toutes les possibilités, murmure Yohan, un ton légèrement moqueur dans la voix.
Ses mots, simples, sont comme un défi. Une invitation à repousser les limites du jeu, à s’aventurer plus loin dans l’inconnu. Mathis, tout à coup conscient du rôle qu’il joue dans cette dynamique, fronce les sourcils mais ne se retire pas. Yohan vient de lui donner l'autorisation de pousser ses investigations dans le seul lieu qui reste.
Leurs souffles bruissent davantage dans l’obscurité, rythmés par la recherche et la tension. Le temps semble s'étirer, chaque mouvement, chaque frôlement devient une exploration sensuelle et incertaine. Mathis, maintenant pleinement immergé dans ce jeu de manipulation silencieuse, s'approche encore de Yohan. L’espace entre eux se réduit, tout comme les frontières de ce qui était encore un simple jeu.
Dans cette pénombre, le jeton perd de son importance, remplacé par le frémissement des corps, l’intensité croissante des gestes, le poids de l’instant. Mathis poursuit sa recherche, mais ses doigts sont désormais plus hésitants, comme si la quête avait changé de nature. Ce n'est plus l’objet qu'il cherche, mais la proximité, l'effleurement furtif de la peau de l’autre. À chaque mouvement, l'espace se réduit, les limites s’effritent lentement.
Yohan, lui, attend, presque immobile, sa respiration à peine audible, savourant la façon dont il a dirigé cette scène. Il laisse Mathis s’approcher, de plus en plus proche, et dans l’obscurité, les gestes deviennent plus sûrs, moins intéressés par l’objet en lui-même. Ce qui les lie maintenant, ce n’est plus le jeton mais l’intensité des sensations qui naissent dans l’attente, dans l’instant qui s'étire avant que Mathis n'ose s'aventurer plus loin. Mais alors qu'il commence à passer sa main dans la direction de ce qu'il convoite, il tombe sur le jeton.
— Trouvé… c'est malin de l'avoir caché là… je n'aurais pas pensé que tu …
Il est troublé. Pourquoi alors qu'il a trouvé, ressent-il de la déception ? Pourquoi n'a-t-il pas osé faire comme si il n'avait pas trouvé ? Mathis ne contrôle plus rien. Sa tête est en ébullition, il ressent une telle chaleur dans son ventre qu'il ne sait plus comment agir...
Le jeu, désormais, semble ne plus se soucier du jeton. Les deux amis ne perdent plus de temps à chercher dans les endroits où il serait improbable de le trouver. Ils le savent : l’objet, en fait, est ailleurs. Inlassablement, le jeton se retrouve dans le même endroit, caché à chaque fois avec moins d'importance, car l'émotion qui les envahit au fur et à mesure de la recherche les emporte au-delà du simple jeu, vers un territoire inconnu, un terrain d’exploration où chaque geste devient une promesse et chaque soupir, une révélation.
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