La rencontre

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Nous sommes à Fère-en-Tardenois vers le début des années 50, une commune nichée au cœur de l’Aisne, au nord-est de la France. Ce paisible village, entouré de collines et de terres agricoles, est imprégné d’histoire et de culture. Les ruines imposantes du château de Fère, surmontées de leur pont monumental en pierre enjambant les anciennes douves, témoignent du riche passé de la région. Construit sous les auspices de la puissante famille des Montmorency, ce château, bien qu’en partie effondré, conserve une majesté intemporelle qui attire encore les visiteurs et nourrit l’imaginaire des locaux.

Outre le château, la chapelle de Villemoyenne et l’église Sainte-Macre viennent enrichir le patrimoine architectural de Fère-en-Tardenois. Les halles au blé, imposantes et robustes, rappellent l’importance des échanges agricoles qui rythmaient autrefois la vie économique de la commune. Ces lieux, chargés de mémoire, coexistent avec un quotidien simple et discret, à l’image de ses habitants.

C’est dans ce cadre rural, où traditions et travail marquent les jours, que vivait modestement la famille Durieux. Comme tant d’autres familles de la région, leur vie était rythmée par les travaux agricoles et les fêtes locales. Le père, fermier acharné, et la mère, couturière habile, consacraient leurs forces à leurs cinq enfants.

La ferme familiale, un bâtiment robuste de pierre grise entouré de champs et d’un potager soigné, était le centre d’un quotidien rythmé par les saisons et le travail acharné. Jacques, le patriarche, et son épouse Marie mettaient un point d’honneur à inculquer à leurs cinq enfants, Nicole, Jeanne, Simone, Denise et Claude, les valeurs de discipline et de solidarité. Mais parmi eux, il y avait Claude, l’unique garçon, celui qui attirait naturellement les regards et les espoirs.

Claude, dès son plus jeune âge, semblait différent. Non qu’il fût exempt des corvées de la ferme — il aidait volontiers à l’étable ou dans les champs — mais son esprit curieux et ses résultats scolaires le distinguaient. Les maîtres d’école parlaient de lui comme d’un enfant brillant, capable de s’extraire du destin tracé d’avance pour les enfants de cette région rurale. Ses parents, fiers mais inquiets de ce que cela signifiait pour leur unique garçon, décidèrent de sacrifier une partie de leurs modestes économies pour lui offrir une éducation que ses sœurs, dans ce contexte, n’auraient jamais pu espérer.

Ainsi, le jeune Claude quitta les champs et les forêts de Fère-en-Tardenois pour s’aventurer à Reims, puis à Paris, où il intégra une prestigieuse école. Dans ce nouvel univers, il dut apprendre à composer avec les codes d’un monde urbain et bourgeois qui n’était pas le sien. Mais son élégance naturelle et son intelligence sociale firent de lui une figure qui imposait le respect. De fils de fermiers, il devint un homme de contacts, bâtissant sa carrière dans la gestion des relations clientèle pour un grand groupe de BTP.

Cependant, l’histoire de Claude Durieux n’est pas qu’un simple récit d’ascension sociale. C’est aussi l’histoire d’un homme qui, malgré sa réussite, porte en lui l’héritage d’un autre monde — celui des champs de l’Aisne et des repas animés autour d’une grande table en bois, où les rires de ses sœurs résonnaient comme un écho de simplicité qu’il n’a jamais pu totalement oublier. Et dans ce contraste entre ses racines et son présent, se dessinent les prémices des événements qui suivront…

Prenons maintenant le temps d’éclairer plus longuement l’histoire de Monique, deuxième protagoniste de ce récit, dont les traits particuliers appellent une présentation approfondie.

C’est à Florange, au cœur du bassin minier de l’Est lorrain, qu’elle voit le jour. Cette commune, à la fois modeste et imposante, incarne les contrastes de la région industrielle. Entourée par les silhouettes des hauts-fourneaux et baignée dans le fracas du travail ouvrier, Florange respire la sueur et la solidarité. Les rues, bordées de maisons aux façades uniformes, vibrent au rythme des sirènes de l’usine, tandis que la grande place, dominée par son église, reste le théâtre des rencontres et des rassemblements de cette communauté forgée par le labeur.

Née dans une maison où règnent à la fois le tumulte et une chaleur familiale authentique, Monique est l’avant-dernière d’une fratrie prolifique : sept frères, Pierre, André, Roger, Robert, René, Maurice, Louis et trois sœurs, Odette, Thérèse et Yvonne. Une enfance riche en éclats de rires, en disputes fugaces et en repas bruyants autour d’une table trop petite pour contenir tout ce monde. Mais derrière cette façade vivante la famille Gissinger cache une réalité plus austère. Son père, Georges, ouvrier à la fonderie, est un homme au caractère de fer. Son autorité est respectée par ses enfants, et sa rigueur, bien que parfois excessive, n’épargne personne — sauf peut-être Monique. Sa sévérité semble s’abattre avec une force particulière sur elle, comme un vent glacial que les autres, moins exposés, semblent ignorer.

Sa mère, Suzanne, douce et effacée, incarne le pilier discret du foyer. Toujours absorbée par les mille et une tâches de la maison, elle garde un silence résigné face aux reproches injustes de son mari envers Monique. Ce mutisme maternel, loin d’adoucir les tourments de la jeune fille, renforce son sentiment de solitude. Pourtant, c’est dans cette indifférence apparente que Monique puise une force inattendue. Dès son plus jeune âge, elle comprend qu’elle devra compter sur elle-même et développer cette résilience qui la caractérisera plus tard.

Mais la vie n’épargne pas cette grande famille. Un drame les frappe de plein fouet : la plus jeune, une fillette à peine sortie du berceau, succombe à une scarlatine foudroyante. Ce deuil, bien que rapidement étouffé sous le poids des obligations quotidiennes, marque profondément Monique. Ce jour-là, elle comprend une vérité brutale : dans ce monde, tout, même l’amour maternel, semble avoir des limites.

Pourtant, au milieu de ces épreuves, Monique n’est pas une enfant brisée. Au contraire, elle est vive, observatrice et dotée d’un esprit acéré. Ses frères et sœurs la taquinent parfois pour sa curiosité insatiable et son envie d’aller au-delà des horizons limités de leur Florange natale. Une aspiration qui germe en silence, nourrie par cette certitude : sa place n’est pas ici, parmi les cheminées et le fracas des usines.

Il était courant que Monique, faute d’eau suffisante pour tous, parte pour l’école sans avoir pu se laver complètement. Dans cette fratrie nombreuse, l’hygiène individuelle passait souvent après les nécessités de base, et Monique en subissait les conséquences, arrivant parfois en classe les joues encore marquées d’une fatigue tenace. Et là où on aurait pu attendre de la compréhension, c’est plutôt un jeu cruel qui se répétait jour après jour.

À une époque où la bienveillance à l’égard des enfants restait souvent en retrait, certains instituteurs semblaient n’avoir trouvé rien de mieux que des pratiques humiliantes pour « corriger » les élèves qu’ils jugeaient indignes. Dans cette classe-là, le bonnet d’âne avait été remplacé par une méthode encore plus dure. Monique était fréquemment désignée, à tour de rôle avec d’autres camarades, comme la cible du jour : l’institutrice frottait alors à l’eau froide seulement une moitié de son visage, accentuant ainsi le contraste avec l’autre, restée encore plus sale aux yeux de la classe. Elle finissait par accrocher une pancarte autour de son cou, confectionnée de deux vieilles ardoises, où l’on pouvait lire, de face et de dos : Je suis une souillon.

Ces scènes se répétaient, et chaque fois, Monique sentait le poids de cette pancarte peser bien plus que sur ses frêles épaules. La honte et l’humiliation s’insinuaient en elle, tout comme une sourde colère qu’elle ne parvenait à exprimer que par un silence obstiné et les poings serrés, jusqu’à ce que le rire des autres s’estompe et que la classe reprenne son cours. Ces épreuves ordinaires, à force d’être répétées, forgèrent chez elle une force insoupçonnée, une résilience marquée du sceau de la dignité blessée mais tenace.

Un autre souvenir marquant de Monique se déroula durant un hiver glacial, quand le froid pénétrait chaque recoin des bâtiments mal chauffés, y compris celui de l’école. Ce jour-là, comme souvent, les élèves étaient rassemblés dans la cour, attendant le signal pour entrer en classe. Monique, vêtue d’un manteau rapiécé trop fin pour la saison, grelottait aux côtés de ses camarades.

L’instituteur de l’époque, un homme au visage sévère et aux habitudes autoritaires, avait instauré une « règle » particulièrement cruelle : tout élève dont les chaussures laissaient apparaître des trous ou des défauts visibles devait les ôter et rester pieds nus dans la cour pendant dix minutes « pour apprendre la valeur des choses ».

Monique, dont les chaussures déjà usées par ses frères et sœurs aînés avaient rendu l’âme, fut désignée ce jour-là. Tandis que la neige formait une fine pellicule sur les pavés, elle dut retirer ses souliers, ses orteils exposés à la morsure du froid. Les élèves se rassemblaient autour, certains moqueurs, d'autres gênés de détourner le regard. Monique, elle, resta debout, immobile, les lèvres pincées et les joues rouges, supportant stoïquement l’humiliation et la douleur.

Quand elle put enfin remettre ses chaussures, ses pieds étaient si engourdis qu’elle dut boiter jusqu’à sa place dans la classe. Mais là encore, au lieu de recevoir du réconfort, l’instituteur fit une remarque cinglante devant tous : « Voilà ce qui arrive quand on ne prend pas soin de ses affaires. Une leçon pour toi et pour les autres ! »

Pour Monique, cet épisode resta gravé comme une injustice criante, mais aussi comme un autre moment où elle apprit à endurer en silence. Chaque humiliation endurée semblait renforcer sa capacité à encaisser, à se relever et à continuer, malgré tout.

Comme beaucoup d’enfants gauchers de l’époque, Monique fut confrontée à une difficulté supplémentaire : sa gaucherie était perçue comme une anomalie qu’il fallait corriger. L’instituteur, convaincu que l’usage de la main gauche portait malheur ou traduisait un esprit contrariant, s’acharnait à la forcer à écrire de la main droite. Cela se traduisait par des exercices de calligraphie interminables où elle devait tracer des lignes parfaites, la plume tremblante dans sa main droite malhabile.

Chaque fois que Monique revenait instinctivement à sa main gauche, le maître, irrité, lui donnait des coups secs de règle sur les doigts, à tel point qu’ils en étaient parfois rouges et enflés.

— Ta main gauche n’est bonne qu’à laver le sol ! lui lançait-il avec un mépris féroce. La jeune fille, humiliée, essayait tant bien que mal d’obéir, mais son écriture maladroite était souvent moquée par ses camarades.

Pour éviter les coups et les humiliations, Monique, malgré la douleur et les efforts que cela lui demandait, s’obligea peu à peu à écrire et à dessiner avec sa main droite. Cependant, dans l’intimité de la maison, lorsqu’elle était seule, elle continuait à utiliser sa main gauche pour les tâches qu’elle maîtrisait instinctivement. Avec le temps, et à force d’être contrainte, elle développa une compétence rare : elle devint ambidextre. Ce compromis, bien que douloureux, lui permit de naviguer dans un monde où sa vraie nature n’était pas tolérée.

Si cela ne suffisait pas à sa peine, Monique, la petite dernière de la famille, était chargée d’une mission quotidienne : ramener le pain à la maison après l’école. Cette tâche, en apparence banale, était pour elle une source constante d’angoisse. L’achat du pain impliquait un grand détour par rapport au chemin habituel et rallongeait son trajet de plusieurs kilomètres. Le soir, alors que les ombres s’allongeaient sur les rues de Florange, Monique se pressait, son sac d’école battant contre ses jambes maigres, serrant la précieuse miche contre elle.

Ce jour-là, pourtant, le hasard fut cruel. La boulangerie était bondée, les files s’étiraient, et le temps semblait s’écouler plus vite qu’à l’accoutumée. Elle attendit son tour, observant les clients repartir avec leurs provisions, tout en calculant nerveusement les minutes qui s’écoulaient. Quand enfin elle put repartir, il était déjà tard. Malgré sa petite taille et ses jambes fatiguées, elle se hâta de rentrer, son cœur battant à l’idée de ce qui l’attendait.

Arrivée à la maison, elle fut immédiatement confrontée à la sévérité de son père. Bien qu’il fût généralement juste avec ses enfants, une ombre d’injustice pesait sur Monique, l’éternelle cible de sa frustration. Sans laisser à sa fille le temps d’expliquer les raisons de son retard, il la réprimanda sèchement, des paroles dures qui brûlaient autant que des coups. Ce soir-là, Monique fut corrigée pour une faute qu’elle n’avait pas commise, pour un retard causé par des circonstances hors de son contrôle. Les yeux baissés, elle encaissa en silence, la boule de pain toujours pressée contre sa poitrine, symbole muet de sa tentative de bien faire.

Privée de repas, Monique rentra dans la petite chambre glacée qu'elle partageait avec ses sœurs. L’odeur du pain encore présente sous ses doigts lui rappela cruellement ce qu’elle n’avait pas eu le droit de goûter. Elle se coucha, se cachant dans l’ombre, et étouffa ses sanglots dans l’oreiller de paille qui ne pouvait réconforter ses pleurs. L’épuisement, physique et moral, l’envahit. Si petite, elle avait déjà appris les dures leçons de l’injustice du monde, mais elle serrait les poings, nourrissant en elle une résilience farouche.

Chaque épreuve qu’elle affrontait, chaque humiliation qu’elle subissait creusait en elle une force silencieuse, une détermination inconsciente qui, elle en était certaine, finirait par l’aider à se relever.

Dans cette chambre exiguë, parfois, ses sœurs réussissaient à dissimuler un morceau de pain ou un peu de lait, qu'elles partageaient en cachette. Ces gestes furtifs de solidarité, bien que modestes, étaient pour Monique des sources de chaleur et de réconfort dans l’immensité de la froideur de son quotidien.

La situation devenait de plus en plus insupportable. Son père était devenu un tyran sans retenue. Ses punitions, autrefois mesurées, s'intensifiaient. À chaque retard, même minime, elle se retrouvait à subir des coups. Mais ce qui la brisait vraiment, c’était la manière dont il la privait de tout, même d’espoir.

Un jour, alors qu'elle revenait encore un peu en retard avec le pain, son père, dans sa colère, lui reprocha de flirter avec les garçons, une accusation totalement infondée. Monique, pétrifiée, tentait de nier, mais cela n’arrangeait rien. Ses gifles pleuvaient plus fortes à chaque mot qu'elle prononçait pour se défendre. Quand ses cris de douleur ne suffisaient plus à le faire reculer, il se lança dans une méthode implacable et cruelle : il la maintenait sous l'eau, répétant sans cesse la même question, la forçant à répéter la réponse qu'il attendait d’elle. Finalement, exténuée et au bord du désespoir, Monique finit par céder, un « oui » forcé échappant de ses lèvres, comme une soumission pour que tout cela cesse.

Les coups de ceinture qui suivirent marquèrent à jamais son corps, des souvenirs d’une douleur qui ne s'effacerait jamais, mais bien plus lourde encore était la douleur psychologique qu'elle endurait chaque jour, chaque minute.

Un jour, alors que ce scénario se répétait pour la énième fois, Monique, d'une voix tremblante mais pleine de détermination, s’écria :

— Tu es injuste, je n’en peux plus. Je n’ai rien fait de mal.

Ces mots furent un cri du cœur, un appel désespéré pour que cesse cette violence injustifiable. Et son père, dans une froide indifférence, lui répondit simplement :

— Si ça ne te plaît pas, tu n'as qu'à t’en aller.

À cet instant, Monique prit une décision. D’une clarté absolue, elle comprit que l’opportunité de fuir ce quotidien oppressant se présentait peut-être une dernière fois. À seulement 11 ans, elle quitta la maison, se réfugiant d’abord dans un coin de la ville où elle se cachait en sécurité pour attendre ses sœurs qui faisaient ce qu'elles pouvaient pour l'aider. Puis, sans un regard en arrière, elle prit la route vers Paris, espérant y trouver une vie meilleure, loin de la cruauté qu'elle avait connue. C’était un acte de survie, un dernier souffle d’espoir.

Le dos tourné à son passé, Monique, du haut de ses onze ans, s'élança sur les chemins incertains de la liberté. Sans argent en poche ni boussole intérieure, seule la brûlure du souvenir et une farouche volonté de laisser derrière elle ses chaînes guidaient ses pas fragiles. Elle fit une première halte dans une petite ville, un anonymat relatif où elle chercha un coin abrité pour dormir, le rebut pour se nourrir, tendant parfois une main tremblante pour quelques pièces ou quignon de pain. Les nuits étaient froides et lourdes du poids de la solitude. Au cœur de cette enfant cabossée par la vie, une ténacité, une forme de résilience incroyable fleurisssait nourrie par un rêve le rêve obstiné d'un avenir enfin lumineux. Onze ans à peine, mais le vernis de l'enfance avait craquelé sous les coups, révélant une détermination et une lucidité étonnantes pour son âge.

Ce début des années cinquante portait encore les stigmates d'une époque où les enfants errants n'étaient pas une rareté choquante. La guerre, ses orphelins, les familles brisées avaient jeté sur le pavé une armée silencieuse de jeunes vendeurs à la criée, proposant journaux ou boîtes d'allumettes, et une multitude d'autres, plus jeunes encore, dont les petites mains quémandaient une pitance. Dans ce paysage de misère familière, Monique, silhouette parmi tant d'autres, avait pu se fondre dans l'indifférence générale, invisible sous le voile de cette cruelle habitude qui anesthésiait les cœurs.

Pour rejoindre la capitale, Monique avait dû faire preuve d’une débrouillardise précoce. Elle se rendait à la gare du village et, l’air de rien, posait des questions au chef de gare pour deviner dans quel sens partaient les convois menant à Paris. Pas de direct, évidemment. Elle sautait donc d’un train de marchandises à l’autre, profitant des arrêts en rase campagne pour se faufiler dans les wagons, dissimulée entre des malles ou des ballots de tissu. Elle s’était habituée aux secousses, aux attentes glacées, aux réveils brusques sous le sifflet d’un cheminot. Quand aucun convoi ne se profilait, elle trouvait refuge dans une grange, enfouie dans le foin, le cœur battant à l’idée d’être chassée. Mais après avoir dormi dans une cave suintante, au milieu des rats, l’odeur chaude du foin ou le métal tiède d’un wagon vide lui semblaient relever du luxe. Un luxe de fortune, mais un luxe tout de même.

C'est à Paris, après quelques semaines de survie précaire, qu'elle eut la chance de croiser le chemin d'une famille qui allait changer sa destinée.

Elle mendiait ce jour-là près du Pont Neuf, en espérant quelques pièces qui lui permettraient de s’acheter quelque nourriture. La ville, vibrante et remplie de vies entremêlées, l’étourdissait, mais l’espoir d’un avenir meilleur, d’une vie différente, ne l’avait jamais quittée. Ses vêtements usés et son regard fatigué ne passaient pas inaperçus aux yeux de certaines personnes. Cet après-midi là, un homme, la quarantaine bien sonnée, habillé élégamment, s'arrêta devant elle.

Il s'appelait Paul Deschamps, un directeur financier dans une entreprise de métallurgie, et il vivait avec son épouse, Madeleine, dans un appartement cossu du 16e arrondissement. Madeleine, elle, était une femme douce et attentionnée, issue d'une famille d'artisans parisiens, mais qui s’était éloignée de ses racines pour épouser un homme d’affaires. Ensemble, ils formaient un couple respecté, stable et profondément humain. Leur famille était un modèle de la bourgeoisie parisienne des années 1950 : le confort matériel, mais aussi une grande ouverture d'esprit.

Ce jour-là, Paul, touché par la détresse évidente de Monique, se pencha vers elle et lui offrit un peu d'argent, mais aussi un geste inattendu : il lui proposa de venir chez lui pour se reposer, se nourrir, et d'oublier pour un moment ses souffrances. Intriguée mais reconnaissante, Monique accepta. Cette rencontre fut le début d’un tournant dans sa vie. Madeleine, après avoir entendu son histoire, insista pour qu'elle reste vivre avec eux, lui offrant une chance inespérée. Paul ne fût pas bien long à se laisser convaincre.

Les Deschamps, un couple profondément bienveillant, nourrissaient un désir ardent de parenté, mais malgré leurs efforts, ils n’avaient pas réussi à enfanter. Leur vie, marquée par l'ordre et la discipline, était guidée par un profond attachement à la notion d’éducation. Ils s’étaient fait une raison quant à leur impossibilité d’avoir un enfant biologique, mais leur amour et leur désir de transmettre ne s’étaient pas éteints pour autant. Lorsque Monique entra dans leur vie, après plusieurs semaines passées sous leur toit, elle devint pour eux la fille qu’ils avaient toujours espéré avoir. Ils l’accueillirent avec une tendresse infinie et une volonté de lui offrir la stabilité et les repères qu’elle n’avait jamais connus. Peu à peu, grâce à leur influence et à l’amour qu’ils lui témoignaient, Monique se laissa toucher et, progressivement, la carapace qu’elle avait forgée pour se protéger commença à fondre. Au fil des semaines passées à leurs côtés, Monique commença à fréquenter l’école du quartier, un pas décisif vers une vie plus stable.

Paul était un homme pragmatique, mais il avait un cœur d'or. Son implication dans les affaires familiales, et sa conviction que l’éducation était la clé d’une vie meilleure pour chaque individu, le poussa à prendre un rôle actif dans la reconstruction de Monique. Madeleine, quant à elle, l’aidait à surmonter ses traumas. Ils prenaient leur temps pour l’écouter et la guider, tout en lui apprenant les codes d’une vie bourgeoise parisienne.

Au fil du temps, Monique se transforma. Son visage, autrefois marqué par la peur et la dureté de la rue, s'épanouit. Elle devint une jeune fille enjouée, curieuse, assoiffée de savoir. Petit à petit, elle apprenait à s’ouvrir, à exprimer des sentiments qu’elle croyait perdus à jamais. L’éducation qu’elle recevait devenait un pilier sur lequel elle pouvait construire un avenir qu’elle n’avait même pas osé imaginer. Mais à Paris, avec les Deschamps, un monde nouveau s'ouvrait à elle.

Nous sommes vers le début des années 1960, Monique Deschamps avance dans les rues pavées de l'Île Saint-Louis, son sac en bandoulière et ses cahiers sous le bras, une jeune femme résolue, certes marquée par son passé mais résolue à conquérir son avenir. Elle se dirige vers le boulevard Saint-Germain, un lieu bouillonnant de créativité, un cœur vibrant de la scène artistique parisienne où les artistes de l'époque, peintres, écrivains, et musiciens, se croisent. Monique, qui a trouvé sa place dans cette ville de lumière, poursuit ses études à l'École Normale pour devenir professeure de lettres. Son parcours d'enfance semble bien loin à ce moment-là, et elle savoure chaque pas qu'elle fait dans cette nouvelle vie, en dépit des cicatrices laissées par son passé.

C’est dans ce cadre pittoresque et animé que le destin de Monique va enfin croiser celui de Claude, qui est devenu un beau jeune homme de 17 ans, étudiant en droit, toujours élégant, même en cette époque de jeunesse débridée. Claude se promène, non loin de là. C'est un quartier qu'il apprécie pour ses cafés et ses galeries, où l'inspiration et la folie douce de la jeunesse semblent se donner rendez-vous.

Au coin de la rue, le hasard a voulu qu'ils se heurtent. Claude, absorbé dans ses pensées, ne remarque pas la jeune femme qui arrive en face de lui. Le choc est soudain et violent. Son bras heurte le sac de Monique, et tout s'effondre. Les cours et les papiers, témoignages de son dur travail à l'école, se mettent à s'éparpiller dans la rue.

— Ah, pardon ! Laissez-moi vous aider, s'empresse Claude, tout de suite en train de ramasser les papiers éparpillés, sans se préoccuper de la confusion de la situation. Il est gêné, mais aussi fasciné par la scène qui se déroule devant lui.

Monique, surprise par cet incident, se baisse pour l'aider aussi, mais avant qu'elle n'ait eu le temps de se redresser, Claude lui tend déjà tous ses cours.

— Je suis vraiment désolé, dit-il, ses yeux se fixant sur elle. Il lui offre un sourire poli, mais ce sourire dissimule une sincérité qui traverse le masque de l'indifférence habituelle de la jeunesse bourgeoise.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, répond-elle en ramassant les derniers feuillets qui s’étaient échappés. Elle se redresse, attrapant ses cours en secouant sa tête avec un sourire amusé. Mais elle sent une étrange chaleur en elle. Il y a quelque chose dans son regard, une intensité qui la trouble. Elle prend une profonde inspiration, le remercie et finit de se redresser.

Claude, toujours avec la pile de papiers dans les mains, se sent inexplicablement attiré par elle. Il aurait pu se contenter d'un simple au revoir, mais au lieu de cela, une impulsion soudaine l’amène à lui proposer une invitation.

— Puisque je vous ai fait perdre vos papiers, permettez-moi au moins de vous inviter à une boisson. Ce sera l’occasion de me rattraper, propose-t-il, avec un petit sourire, timide mais confiant.

Monique hésite un instant. Elle n’est pas du genre à s’arrêter pour discuter avec un inconnu, surtout un garçon comme lui, au regard si franc. Mais quelque chose en elle se met à hésiter. C'est peut-être juste un instant de répit dans sa vie pleine de doutes.

— Pourquoi pas, dit-elle finalement, je vais accepter, mais à condition de ne pas trop vous laisser vous faire des idées. Elle esquisse un sourire espiègle.

Claude la guide vers un petit café de la place, une terrasse tranquille où le soleil de fin d’après-midi diffuse une lumière dorée. Ils s’assoient à une petite table. Les années 1960 sont encore marquées par les cafés où les jeunes viennent discuter et observer, et ce jour-là, Paris semble leur offrir une occasion inattendue de se rencontrer.

— Un verre d'orangeade, peut-être ? propose-t-il.

— Très bien, acquiesce Monique, encore légèrement déconcertée par l’invitation, mais intriguée par ce garçon qu’elle ne connaît pas. Et ainsi, sous le ciel de Paris, ils échangent quelques mots, découvrant un peu plus sur l’autre.

Pour Claude, c'est un moment de curiosité, d’attirance, et peut-être d'une connexion qu'il n'a pas anticipée. Pour Monique, c'est un petit moment de répit, une pause bienvenue dans son quotidien fait d'efforts. Un début de quelque chose, bien que ni l'un ni l'autre ne le savent encore.

Alors que le soleil décline, teintant le ciel d’une douce lueur orangée, Monique se lève lentement, un léger sourire en coin. Elle sait que ce moment agréable touche à sa fin, et l'idée de devoir repartir la plonge dans un sentiment mélangé. Ses yeux se posent une dernière fois sur Claude, qui la fixe d'un regard attentif, une question muette dans ses yeux. Elle hésite un instant, son cœur battant plus vite.

— Je devrais vraiment rentrer, dit-elle, sa voix un peu plus basse, comme une excuse qu’elle n’est pas sûre de vouloir donner. Ce n’est pas que je ne voudrais pas... mais je suis déjà en retard.

Claude se lève à son tour, observant Monique, le regard empreint de curiosité et de douceur. La conversation s'est étendue plus longtemps qu'il ne l'aurait cru, et pourtant, il n'en a pas assez. Il veut en savoir plus, ressent l'envie irrésistible de prolonger ce moment. Le silence s'installe brièvement, comme une pause entre deux âmes, avant qu'il ne fasse un pas en avant, hésitant, cherchant ses mots.

— Puis-je vous raccompagner ? demande-t-il, le ton respectueux mais marqué par une certaine insistance. Ce n’est pas une contrainte, bien sûr, mais... je serais ravi de pouvoir encore un peu discuter.

Monique le regarde, une lueur de doute dans ses yeux. L'invitation était gentille, mais elle ne peut s'empêcher de sentir que c'était un geste un peu trop audacieux pour une première rencontre, aussi agréable fût-elle. Un instant, elle s'imagine accepter, mais l'idée de briser la délicate distance qu'elle a soigneusement entretenue jusqu'alors lui parait prématurée. Elle baisse les yeux, son visage légèrement rougi, avant de répondre d’une voix douce mais ferme.

— C’est gentil, mais je préfère rentrer seule. Je ne voudrais pas... me montrer trop familière. Peut-être une autre fois. Elle sourit légèrement, essayant de paraître plus assurée qu'elle ne l'est vraiment.

Claude sent un léger pincement, mais il le dissimule derrière un sourire charmant, sans insister. Il respecte sa réserve, tout en se promettant de la revoir très bientôt.

— Alors, comment faire pour vous revoir ? Je dois vous avouer que j’ai beaucoup apprécié notre rencontre et j’aimerais bien pouvoir poursuivre notre discussion plus longuement. Ses yeux brillent d’une sincérité qu’il n’a pas l’habitude d’exprimer aussi librement.

Monique hésite, un court instant, puis répond, sa voix légèrement plus basse, comme un secret partagé.

— Vous pourrez me retrouver dans une semaine à la sortie de mes cours, à la bibliothèque Sainte Geneviève, vers 18 heures. Si le cœur vous en dit...

Elle le regarde, un sourire effleurant ses lèvres, avant de se tourner vers la rue, se sentant un peu plus légère mais également un peu nerveuse à l’idée de cette promesse silencieuse.

— À bientôt, Claude.

Claude lui rend son sourire, l'accompagnant d'un regard empreint d'une douceur qu'il ressent intensément.

— À bientôt, Monique. Je serai là.

Ce soir-là, Monique rentre tard, le cœur encore léger après sa rencontre avec Claude. Mais en franchissant la porte de la maison, elle ressent immédiatement la chaleur rassurante des bras qui l’ont accueillie dans ce foyer qu’elle appelle désormais le sien. Les parents adoptifs, bienveillants et soucieux de son bien-être, la regardent entrer avec une certaine attente.

— Tu es en retard, Monique, lui dit d’abord sa mère, mais avec une douceur dans la voix. Elle a appris à lire les signes de la jeune fille, à comprendre que chaque jour, Monique porte encore en elle des traces d’un passé difficile.

Monique ne ment pas. Elle leur raconte simplement la rencontre avec Claude, sans se perdre dans des détails superflus.

— J’ai rencontré un jeune homme, un étudiant à l’université. Nous avons parlé un moment, il m’a invitée à boire un verre, mais je n’ai pas accepté sa proposition de me raccompagner. Elle marque une pause, sachant que ses parents adoptifs veillent toujours sur elle.

Son père, tout en l’écoutant attentivement, se permet de la mettre en garde.

— Tu sais, ma fille, les jeunes hommes peuvent avoir des intentions très diverses. Il est important d’être prudente, même si celui-ci te semble bien. On ne sait jamais ce qu’ils ont dans la tête. Il n’y a aucune dureté dans sa voix, mais un conseil paternel empreint de protection.

Monique hoche la tête, comprenant parfaitement ce qu’ils veulent dire.

— Je le sais, papa, et c’est pour ça que je n’ai pas accepté de le laisser me raccompagner. Je me suis sentie bien avec lui, mais je suis prudente. Elle laisse un petit sourire échapper, celui d’une jeune fille qui a, peut-être, trouvé quelqu’un de bien, mais qui ne veut pas précipiter les choses.

Les parents adoptifs sont rassurés par ses paroles et sa maturité. Les sujets de conversation sont plus légers à la table du dîner, mais un regard échangé entre les parents en dit long sur la sagesse de Monique. Elle a eu raison de ne pas se laisser emporter, pensent-ils, fiers de la voir grandir avec autant de discernement.

De son côté, Claude rentre ce soir-là dans sa chambre de bonne, un peu ailleurs, perdu dans ses pensées. Son esprit est pensif alors qu’il monte les escaliers de l’immeuble haussmannien, dans lequel il partage cet espace exigu avec Michel, son ami et colocataire. Ils se connaissent depuis le lycée où ils furent internes ensemble. La chambre, bien que modeste, est un havre, un lieu où ils peuvent s’évader de la réalité de leurs études à l’Université de Paris. Mais ce soir, son esprit est occupé par une autre pensée. Monique y prend toute la place. Il ne sait pas encore tout ce qu’il ressent, mais il est certain d’une chose : il a vécu un moment différent.

En entrant, Michel, qui est en train de réviser, relève les yeux et l’interpelle immédiatement. Michel a toujours été curieux, bien que Claude soit généralement discret sur ses rencontres.

— Tu rentres bien tard Claude, ça ne te ressemble pas, dit-il sur un ton interrogatif.

— Michel, tu ne devineras jamais… Aujourd’hui, sur l’île Saint-Louis, j’ai croisé une fille. Elle s'appelle Monique. On a discuté un moment, elle est incroyable, tu sais… très intelligente, pleine de vie. Ça m'a touché.

— T'es sérieux ? Et vous avez parlé de quoi ?

— Des livres, de Paris, de la vie, des gens… de tout, de rien… C'était facile, agréable. C'était… différent de toutes les autres conversations que j'ai eues. Je ne sais pas comment te le dire, mais… elle m’a laissé une impression vraiment forte.

— Ah, et tu penses à la revoir, hein ?

— Bien sûr. Mais je ne sais pas… C’est compliqué. J’ai l’impression qu’elle m’a envoûté. J’ai envie de la revoir à un point que tu n'imagines même pas. Elle a une simplicité qui me plaît, mais en même temps… il y a quelque chose de profond chez elle. Tu vois ce que je veux dire ou je suis trop confus ?

Michel l'observe un instant, un sourire en coin. Il connaît bien Claude, et sait qu'il n'est pas du genre à se laisser prendre dans des émotions trop facilement. Mais cette fois, il remarque un trouble révélateur.

— Tu n'as qu'à lui partager ce que tu ressens tout simplement.

— Pour l'effrayer, il n'y a pas mieux tu ne crois pas ?

— Non, si elle est si différente que tu le dis, elle devrait percevoir ton intention, tu n'es pas d'accord ?

— Admettons, mais elle me fait perdre tous mes moyens à un point tel que je risque d'être ridicule, de bafouiller de me perdre dans mes idées…

— T’as qu’à écrire pour t'aider, non ? Ça se fait dans ce genre de cas. Et ça te donnera plus de chances de réussir à transmettre fidèlement ta pensée.

— Oui, t'as raison… C'est une bonne idée. Je vais le faire. Peut-être que ce sera le début de quelque chose, mais quelque chose de sincère.

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