3 -MaLine
L’hiver avait été inhabituel : la neige du début de saison avait laissé place à un froid intense en février, qui avait transformé les amas de neige dans les rues et sous les pentes des toits en blocs de glace compacts ; et ensuite début mars, la chaleur était arrivée. Pas un simple réchauffement, non, mais une chaleur digne d’un début d’été. Il n’avait pas reneigé depuis fin janvier, c’était inquiétant pour les cours d’eau. Puis, en ce début de printemps, le froid était revenu, avec un vent coupant qui s’insinuait jusque dans les moindres recoins des maisons, qui vous soulevait les vêtements, vous mordait jusqu’au fond du ventre, un vent qui épuisait et sapait les forces.
MaLine voulait juste rentrer et s’enfouir sous une couverture devant le poêle, fermer les yeux, oublier, dormir. Elle était abattue, après une visite à Jemma et Victor, dont la petite fille fiévreuse s’affaiblissait de jour en jour. Tous craignaient qu’elle ne passe pas le printemps.
« On ne peut pas se permettre de perdre encore un enfant ! » pensait-elle en resserrant son châle sur ses épaules.
Elle marchait les yeux baissés sur la chaussée, où la mauvaise saison avait laissé encore plus d’ornières, de nids-de-poule qu’ils ne pourraient en réparer cette année. Elle entendait les cris des enfants de la Conche qui couraient après les poules pour les rentrer avant la nuit, les cloches des vaches du troupeau des Prés hauts qui attendaient la traite du soir, elle se laissait porter par ses jambes comme celle d’une vieille femme. Elle aurait cru avoir soixante-dix ans.
Et puis, d’un seul coup, le gamin fut devant elle, la faisant sursauter.
« Allez, MaLine, s’il te plait ! Laisse-moi venir au Cercle pour leur en parler, donne-moi ma chance ! »
Elle s’arrêta et fit face au jeune garçon mal fagoté, qui ne semblait pas souffrir du froid, lui, et le considéra de la tête aux pieds. Cheveux bruns bouclés qui tombaient en désordre sur ses yeux noirs, joues rougies par le vent, il arborait son éternel petit sourire de biais qui aurait fait fondre un glacier, s’il en était encore resté un.
— Tu viens au Cercle quand tu veux, Yilan, comme tout le monde, tu le sais bien.
— Mais vous avez refusé de mettre ma question aux voix, vous n’avez même pas voulu la mettre à l’ordre du jour ! MaLiiiine, s’il te plait !
Elle soupira. Depuis des semaines, Yilan semblait la guetter, comme s’il savait qu’elle avait voté pour le blocage de sa requête au Cercle. Mais il ne pouvait pas le savoir, n’est-ce pas ? Personne ne pouvait le lui avoir dit, ils étaient tous bien d’accord là-dessus. MaLine avait suivi Louie, mettant en avant leur droit de silence commun, pour la première fois, et personne n’avait fait d’objection. Même pas le Rogue. Il avait seulement hoché la tête, avec une moue dubitative. Elle aurait été bien en peine de dire pourquoi elle avait accédé à la demande de Louie, peut-être qu’il s’agissait seulement d’éviter une énième discussion houleuse. Ou peut-être qu’au fond, ce silence lui permettait un répit dont elle ne savait à présent plus que faire. Juste reculer pour mieux sauter ? Elle n’avait pas envie de creuser ce sillon.
Mais depuis, le gamin lui remettait cette question dérangeante sous le nez sans arrêt, têtu comme un moustique en plein été.
Le gosse avait insisté, tempêté, supplié. Il était revenu à la charge dix fois, buté et sûr de lui. D’où pouvait-il donc tirer toute cette énergie, cet ado maigrichon, trop petit pour son âge, avec sa patte folle qui lui donnait une démarche de canard ivre ? Il avait suivi MaLine pendant des jours, où qu’elle aille, du poulailler à la grange des Lumières. Entêté, mais souriant, parfois silencieux et parfois bavard comme les Italos de Maljasset. Comme s’il savait que quelque chose vacillait en elle.
— Tu me pompes l’air, Yilan ! Et tu pompes l’air de Louie, de Fab, de Francesco et de tout le monde. On a plus important à faire en ce moment que de s’occuper de tes histoires. On a des problèmes avec la grange des Lumières, on a des malades dans presque chaque maison, on a été obligés de diminuer les équipes de guet, on n’est pas sûrs d’avoir assez de foin pour finir l’hiver, on a vu des loups descendre du Rubren, on a…
Le môme leva la main, comme en signe de reddition. Elle se sentit coupable. Cette manière qu’elle avait de le rabrouer avec de fausses excuses !
— D’accord, MaLine, je comprends. Mais moi je ne sers à rien dans tout ça. Je ne peux pas vous aider à soigner les malades, je ne peux pas monter aux postes de guet, je ne peux pas chasser les loups. Mais je peux faire autre chose.
Il avait l’air si sérieux, si mûr. Quel âge avait-il donc, seize, dix-sept ans ? On perdait vite le compte des années depuis… depuis tout ce temps passé à survivre. Dix-sept ans, disons. Presque un homme. Mais pas un grand costaud comme la plupart des jeunes de son âge, que les travaux des champs avaient endurcis. Lui, avec sa jambe de traviole, restait toujours à l’écart des autres, juste un petit pas de côté, sans pour autant être exclu d’aucun groupe, il n’en faisait jamais totalement partie. Depuis la mort de son père, il vivait seul à la Cabane, avec ses chats qu’il prêtait volontiers là où il fallait se débarrasser des rongeurs. Il aidait tout le monde aux petits travaux qui ne nécessitaient pas trop de force physique, cultivait son potager comme tout un chacun, troquait ses légumes contre le bois pour l’hiver, posait ses collets et surtout, surtout, s’occupait du Rogue depuis que ce dernier n’y voyait quasiment plus.
Non, le Rogue ne pouvait pas lui avoir dit, quand même ?
Le vent avait forci. Sur la place devant l’église, il tourbillonnait autour de la fontaine. Sur les sommets, les nuages filaient vers l’ouest, vers le soleil déclinant. MaLine leva les yeux vers la maison du Rogue, où aucune lumière ne brillait plus depuis quelques mois. Il n’en avait plus besoin, disait-il. Il avait donné toute son huile à Yilan, un cadeau inestimable. Il lui avait aussi donné tous les trésors de sa cave : des dizaines de caisses de bois remplies de papiers, de documents mystérieux, de carnets et Dieu sait quoi encore. Le premier cadeau était indissociable du second. Les papiers allaient avec l’huile qui permettrait d’alimenter une lampe pour l’hiver et ses longues soirées sombres. Et Yilan voulait que le Cercle l’autorise officiellement à ouvrir les caisses, lire les papiers, et à…
— … pour que tout le monde puisse connaître ce qui s’est passé Avant, MaLine. Je l’écrirai pour tous, et ceux qui lisent pourront lire aux autres. Et nous apprendrons des choses, et nous en profiterons tous. S’il te plaît, MaLine !
Elle eut envie de passer sa main dans la masse bouclée des cheveux d’Yilan. Elle eut envie de l’attirer contre elle et de l’inviter à boire une tisane avec son oncle Louie, elle eut envie de le détourner de cette idée dangereuse, mortelle peut-être. Il ne fallait pas regarder en arrière, il n’y avait plus que du présent à vivre, elle le savait bien, et Louie le lui serinait en boucle. Même le lendemain était trop loin. Elle le savait si bien qu’elle avait effectivement demandé aux Porte-parole du Cercle qu’aucun d’entre eux ne porte la requête d’Yilan. Elle le pouvait, et il lui avait alors semblé qu’elle le devait. Revenir sur ce qui était arrivé avant était trop douloureux, il n’y aurait plus jamais un temps comme « avant », remuer cette poussière pouvait la faire pénétrer au fond des bronches, s’y coller, et vous empêcher de respirer. Non ?
Mais il la regardait toujours avec son demi-sourire et des étoiles dans les yeux sous ses longs cils de fille. Elle resserra sa main sur l’épaule du gamin.
Elle soupira et considéra un long moment les premières étoiles qui clignotaient dans le velours déjà sombre du ciel de fond de vallée. Enfonçant ses mains dans ses poches, elle fit quelques pas pour s’éloigner de Yilan et laissa venir la pensée qui lui chatouillait le cortex depuis un moment, et qu’elle n’autorisait pas à sortir : « Je suis une imbécile ».
Entourant l’adolescent de son bras, elle consentit enfin à grogner :
— Nous verrons demain soir, Yilan. Si quelqu’un veut porter ta demande au Cercle, nous l’étudierons.
Elle s’interdit de le regarder rayonner de joie.
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