9 - Suzie

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Mercredi 10 avril 2019

Lundi, je ne suis pas allée au travail. J’ai essayé, je n’ai pas pu. Lorsque le médecin de la maison médicale m’a demandé ce qui m’amenait, je me suis effondrée en larmes.

J’ai essayé d’expliquer le quotidien au travail, les centaines de personnes dont je suis la référente, les mails qui ne s’arrêtent jamais, les dossiers à traiter qui s’accumulent sans que j’aie le temps de m’en occuper, les demandes de rendez-vous à caser dans un planning trop rempli, les humains à aider, et les objectifs à atteindre. Je lui ai raconté ce métier que j’aime, mais cet emploi que je ne supporte plus. Mon sentiment d’être obligée de faire du travail de qualité médiocre pour satisfaire les exigences de ma hiérarchie et les critères arbitraires des indicateurs, quand ce n’est pas du mauvais travail tout court. Le grand écart entre mes valeurs et celles de mon entreprise. J’ai dit que je ne suis pas la seule, que beaucoup de mes collègues vivent la même chose. Simplement, certains le supportent mieux que d’autres. En dehors du travail, je me sens plutôt bien, malgré une fatigue persistante. Je lui ai raconté la boule dans mon estomac qui a commencé à se dénouer lorsque l’horloge a dépassé huit heures trente. Le médecin m’a regardé par-dessus ses lunettes et m’a demandé quelle durée il mettait sur l’arrêt de travail. Je lui ai répondu que je n’en savais rien, que ma conscience professionnelle me disait un jour, mais que mon instinct de survie me disait un mois. Il a noté deux semaines, et dans la case Motif : Épuisement professionnel.

Je suis sortie, j’ai fermé les yeux sous le soleil de printemps, et j’ai respiré profondément.

Je me demande si les gens du futur comprendront qu’au XXIe siècle, alors que les taux de productivité sont plus hauts que jamais, le travail rend malade des milliers de personnes, mentalement comme physiquement… Qu’il y a des millions de pauvres dans la sixième puissance économique mondiale. Qu’il y a les manifestations et les grèves des infirmiers, des postiers, des enseignants. Que je ne suis qu’une petite histoire au milieu de dizaines de millions. Je repense au couvreur que j’ai reçu la semaine dernière, à peine trente-cinq ans et le dos en miettes après avoir chuté d’un toit. Miracle, il peut encore marcher. Il navigue entre opérations, antidouleurs et galère financière.

Le contexte social est critique. Une large partie de la population s’appauvrit tandis que les fortunes des ultras-riches augmentent de façon indécente, et la colère gronde. Ce n’est pas nouveau, mais ça ne fait que s’accentuer. Je sais qu’au cours des prochaines années, je vivrai des événements importants et graves, au niveau politique, économique, climatique, etc.

Une phrase de Muriel Barbery résonne dans un coin de ma tête, lue dans « L’élégance du hérisson » : « Oui, l’univers conspire à la vacuité, les âmes perdues pleurent la beauté, l’insignifiance nous encercle. Alors, buvons une tasse de thé. Le silence se fait, on entend le vent qui souffle au-dehors, les feuilles d’automne bruissent et s’envolent, le chat dort dans une chaude lumière. Et, dans chaque gorgée, se sublime le temps. »

Je tente de faire mienne cette posture. Je gratte une vieille tapisserie en écoutant des conférences, je sème des radis, carottes et autres panais, j’achète quelques livres, je tricote quelques mailles, j’exprime ce que je ressens à mes proches. Je me décide, doucement, à ouvrir une nouvelle page de ma vie, je rassemble mon courage, je me renseigne et j’apprends. J’admire les jonquilles offertes par le petit garçon d’une amie, rassemblées dans un vase sur la table de la cuisine. Et je bois un thé en écrivant, dans le silence de la nuit débutée.

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