10 - Louie

8 minutes de lecture

Louie regarda par la fenêtre. Les gens arrivaient au Cercle, par petits groupes, certains à pied, d’autres à cheval, ceux de Maljasset entassés dans leur carriole à foin, tirée par deux mules aux oreilles mobiles qui se chipotaient en attendant que leur cocher les mène devant la fontaine. Il se demanda distraitement qui serait là ce soir, qui prendrait la parole, qui resterait au fond à plaisanter… Il pensa qu’il allait bientôt devoir y aller, même s’il n’en avait guère envie.

Il avait passé une mauvaise journée. Ce vent, encore… Toute la nuit précédente, il lui avait soufflé dans le cerveau, il avait mal dormi. Et puis le matin, il s’était encore écharpé avec MaLine, à cause du gamin, du Rogue, des panneaux solaires de la grange des Lumières qui allaient rendre l’âme, à cause des martinets qui étaient arrivés beaucoup plus tôt que l’an dernier, à cause du vent, du froid, à cause de rien et du reste.

— Je ne te comprends pas, MaLine, tu dis non pour la requête d’Yilan le mois dernier, et oui aujourd’hui. À quoi tu joues ?

— Je ne sais pas, lui avait-elle répondu d’un ton impatient en ajoutant une bûche dans le poêle, je ne joue à rien. J’ai cru que tu m’avais convaincue, et je me suis trompée, c’est tout.

Elle ne le regardait pas, s’affairant à faire bouillir de l’eau pour sa tisane du matin, allant et venant de la cuisine à la chambre, ses longs cheveux gris pas encore nattés, lui signifiant qu’elle avait beaucoup à faire et que lui, planté là comme un poteau, l’empêchait clairement de vaquer à ses occupations.

— Tu t’es trompée ? C’est pas moi qui t’ai influencée, ne me dis pas ça maintenant, on en a parlé ensemble non ?

— Je me suis trompée. J’ai le droit, non ? avait-elle répliqué depuis la chambre. Et puis, ça change quoi ? Le Rogue lui a déjà donné toutes ses archives.

— Justement ! Ça change quelque chose, on vote pour ce genre de décision ! Il ne fait que ce qu’il veut, il s’en fout bien du Cercle, comme il l’a toujours fait. Et toi, tu ne fais que l’encourager en changeant d’avis.

Elle était venue se planter devant lui, les mains sur les hanches, le regard noir, en colère cette fois. Il avait pensé qu’elle était belle, courageuse, et qu’il l’aimait, mais cela n’avait pas suffi à lui faire faire un geste d’apaisement. Ce vent…

— C’est le Rogue, le problème, Louie ? Hein, dis-moi, c’est le Rogue, ton problème ?

Il avait senti que la discussion, si on pouvait encore appeler ça une discussion, lui échappait. Il ne gagnait jamais avec MaLine, il le savait, mais il n’avait pas pu empêcher les mots de sortir, rageusement.

— Je m’en fous, du Rogue. Je m’en fous de ses saletés de papiers, c’est pas le passé qui m’intéresse, moi ! On a autre chose à faire qu’à palabrer sur le passé, on a des décisions à prendre qui concernent l’avenir, ça ne sert à rien de remuer la merde pour pleurer dessus et se lamenter de tout ce qu’on a perdu. Le Rogue a fait assez de mal comme ça, si tu veux mon avis !

— Il a peut-être bien sauvé notre peau à tous, pour ce que j’en sais, lui avait-elle braillé dans les oreilles. Et l’avenir, ce n’est pas toi, mon pauvre Louie, et ce n’est pas moi non plus. Voilà ce qui m’a fait changer d’avis. Yilan, et les autres, c’est eux l’avenir, et on n’a pas le droit de choisir pour eux !

Il avait claqué la porte derrière lui, et toute la journée, il avait grommelé dans son coin, en soignant les brebis, en portant le lait à la fromagerie, en se réchauffant un bol de soupe, en se regardant dans le miroir — tiens, depuis quand ai-je tant de cheveux blancs ? — en tressant un panier pour les pommes… jusqu’à ce que sa colère lui paraisse risible. Alors il avait ri tout seul, désabusé, en regrettant que MaLine ne soit pas là le voir et se moquer de lui.

Il sortit et constata que le vent était tombé. Le soleil baissait derrière les montagnes, les ombres gagnaient sur les prés au bord de l’Ubaye. Tout le monde se retrouvait devant la porte du Cercle, discutant, échangeant des embrassades et des claques dans le dos. Yilan arrivait accompagné de la petite Chiara avec son vieux chien de troupeau tout branlant sur les talons. Les deux gamins riaient en marchant, et il vit bien que Chiara se débrouillait pour tanguer contre Yilan mine de rien. L’adolescent salua Louie d’une main joyeuse, puis se dirigea vers le Rogue qui sortait de chez lui. Ce dernier posa une main sur l’épaule d’Yilan qui le conduisit à la salle tout en continuant de bavarder.

À l’intérieur, un chaud brouhaha accueillit Louie, qui sentit son humeur s’améliorer, presque malgré lui.

« Je suis un fils de paysan, moi, disait-il souvent à MaLine. Je ne réfléchis pas avec ma tête, comme toi. Je réfléchis avec mes mains. »

Mains qu’il serra, dans lesquelles il topa, qu’il posa sur le front doucement tiède du petit Nawel qui fit mine d’avoir très peur de lui, faisant rire tout le monde autour. Il vit MaLine avec Silas, Elaine et Pippo qui faisait de grands gestes comme à son habitude. Et finalement, il s’installa dans le Cercle fait de bancs, de chaises, et de tout ce qui pouvait servir à s’asseoir jusqu’à ce que cesse la rumeur des conversations de la centaine de personnes qui avaient fait le déplacement.

Deux heures plus tard, on avait parlé de tout : Des permanences à l’entrepôt communautaire pour distribuer le ravitaillement hebdomadaire, des volontaires pour aider à l’agnelage, des tours de garde aux postes de guet, de l’apprenti que cherchait Silas, de la reprise des travaux de rénovation de la Maison Grande à Maljasset, du partage des chevaux pour labourer dès que le sol se serait réchauffé. Livie leva la main pour donner des nouvelles de tous les malades et blessés de l’Enclave, la petite Abby n’allait guère mieux chez Jemma et Victor, la jambe du vieux père Lombard se remettait bien, les gamins de Vittorio avaient vomi pendant deux jours, mais on soupçonnait qu’ils avaient fait des essais culinaires malencontreux. L’assemblée rit de bon cœur. Elaine se porta volontaire pour aller relayer Jemma auprès de la petite, on fit une pause pour boire une tisane chaude, puis ce fut l’heure des questions portées aux voix. L’un des Italos (Giulio ou Marco, Louie confondait toujours les deux frères) annonça que les panneaux solaires de la grange des Lumières ne tiendraient plus très longtemps. Ce point avait déjà fait l’objet d’âpres débats lors des Assemblées précédentes, et Giulio (Marco ?) ne voulait pas rouvrir la discussion. On n’avait trouvé personne capable de les réparer, il demanda seulement l’approbation des votants pour les arrêter afin de ne pas les user plus encore. Louie vota contre, comme MaLine et la majorité des habitants de Saint-Paul. Même si depuis de longues années ils ne captaient plus rien sur la radio, la coupure de la dernière source électrique faisait peur. Mais les « pour » l’emportèrent. Mieux valait préserver les panneaux si un jour on en avait vraiment besoin. Jonas, qui tenait le bâton du Garant, cogna trois fois par terre pour couper court aux discussions qui menaçaient de reprendre après le vote.

Puis le Rogue leva la main.

Le silence se fit plus efficacement qu’aux coups de bâton de Jonas, et Louie jeta un regard à MaLine qui leva les yeux au ciel. « Ne grogne pas, Louie ! » l’entendit-il presque. Il haussa les épaules, mais pensa quand même que ce diable de type arriverait toujours à monopoliser l’attention sans avoir besoin de rien faire d’autre que lever la main.

— Je porte aux voix de l’Assemblée la requête d’Yilan, fils de Laure et de Matthieu, commença-t-il de sa voix grave et basse.

Yilan se tenait droit comme un « i » sur sa chaise, les mains posées sur les genoux, le regard attentif, l’air de ne plus respirer du tout. À son grand désarroi, Louie ressentit quelque chose comme de la fierté pour lui, et un frisson lui passa sur la nuque. MaLine lui fit un clin d’œil.

Trente et quelques années plus tôt, le Rogue avait pris la parole avec à la main une poignée de feuillets gribouillés, et il avait lu d’un trait les mots qu’il avait longuement préparés. À présent, il se tenait appuyé des deux mains sur sa canne, son regard désormais laiteux fixé sur l’assemblée, grand, maigre, imposant, mais un sourire chaleureux aux lèvres.

— Yilan, vous le savez tous, vit à la Cabane près du pont, à mi-chemin entre Saint-Paul et Maljasset. À mi-chemin entre le vieux monde que je représente avec la majorité des habitants de Saint-Paul (rires étouffés dans la salle), et le Nouveau Monde ici représenté par les jeunes parents et les enfants qui, pour la plupart, se sont installés à Maljasset et Combe-Brémond, là-haut, près de la frontière de l’Enclave. Yilan est au milieu de nos deux villages, comme un trait d’union entre nos souvenirs et notre futur.

Le Rogue laissa l’image se former dans l’imagination de tous. Quelques murmures d’approbation se firent entendre. Alors il reprit :

— Vous avez, vous les plus jeunes, une infinité de possibilités ouvertes devant vous, quel que soit le monde dans lequel nous vivons, et celui dans lequel vous vivrez comme vous le pourrez. Mais il n’y a pas d’avenir sans mémoire. Yilan se propose d’être le porte-voix de cette mémoire, et de vous la rendre, pour que vous en fassiez bon usage. Nos souvenirs, à nous, les anciens, risqueraient de colorer — en noir ou en rose — ce passé que Yilan veut redécouvrir et partager.

J’ai toujours été conservateur, et j’ai amassé pendant toute ma vie des centaines de documents de toutes sortes, que je me promettais de trier un jour. Ce jour n’est jamais venu pour moi, mais je peux à présent les confier à quelqu’un d’autre. Yilan veut vous raconter notre histoire et la faire devenir vôtre. L’acceptez-vous ? 

Louie attendit. Il savait les sentiments ambivalents que Le Rogue suscitait chez nombre d’habitants de l’Enclave, lui le premier. Il savait que le poids du ressentiment et de la reconnaissance mêlés pouvait faire basculer l’assemblée aussi bien dans la colère que dans l’enthousiasme. Il tourna les yeux vers Yilan, qui tremblait presque sur sa chaise, et il vit la petite Chiara poser sa main sur celle du garçon, tandis que sa grande sœur Zélie fronçait les sourcils.

MaLine était venue s’asseoir près de Louie pendant que le Rogue parlait. Il respira son odeur de romarin et de genièvre, une odeur de maquis en été qui lui évoquait la mer que ces enfants ne verraient sans doute jamais, si même il restait encore une mer vivante avec cette odeur-là dans le monde.

Alors, il leva les deux mains au-dessus de sa tête, et les agita comme dans cette chanson de son enfance « Ainsi font-font-font, les petites marionnettes… », le signe dans les assemblées du Cercle de l’approbation pleine et entière. Yilan serra fort la main de Chiara qui, doucement, se dégagea pour lever les mains à son tour. Et MaLine la rejoignit, et toutes et tous les rejoignirent. Le Rogue ne les vit pas, mais, étrangement, il les entendit et eut envie de pleurer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Chroniques d'un monde qui s'effondre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0