12 - MaLine
MaLine arriva très tôt à la Halle, comme tout le monde appelait l’entrepôt communautaire, au moment où Vittorio y attachait sa carriole remplie de bidons de lait et de marmots rigolards. Livie sortit à sa rencontre, attrapa deux petits pour les faire descendre du chariot, tandis que les autres s’égaillaient dans les ruelles en criant comme une volée de moineaux. Vittorio commença à décharger les bidons, aidé de son fils Ciccio, un bel adolescent vigoureux, qui s’était proposé pour apprendre le métier de la forge avec Silas.
— Ciao, MaLine ! (après toutes ces années, il disait encore « Ma-liné », avec son accent italien qui accentuait le « i » en chantant)
— Ciao, Vittorio, comment vas-tu depuis l’autre jour ?
La moustache en bataille, les yeux rieurs, il se mit à lui raconter les potins de Maljasset, pestant contre ces sacrés gamins qui n’en faisaient qu’à leur tête, ce temps bizarre qui passait du gel à la canicule d’une journée à l’autre, ces vaches qui se sauvaient jusqu’au Plan de Parouart et après lesquelles il fallait galoper toute la journée…
MaLine l’écoutait tout en inspectant l’entrepôt : Il restait des dizaines de cageots de pommes, un peu plissées, mais toujours délicieusement sucrées, des entassements de sacs de noix et de noisettes, des prunes, du miel, des tomates sèches et, pendus au plafond, une forêt de filets de sanglier, de chamois, de mouton et de cerf fumés. Dans le fond de la salle sombre, il y avait de gros sacs de farine de seigle et de blé noir, des lentilles, des pois, de l’huile de tournesol, de la graisse de marmotte, sans compter tout ce qui était entreposé au sous-sol, dans le noir, les fromages, des pommes de terre, des poireaux à peine jaunis, des oignons, des courges et potirons en pagaille, des carottes et des haricots en conserves. Il faudrait sans doute rationner un peu la farine, mais pour le reste, ils avaient de quoi tenir largement jusqu’aux prochaines récoltes.
Elle s’installa près de Livie qui accueillait les premiers arrivants avec leurs paniers et leurs brouettes. Tout le monde se mit à discuter autour des pommes et des carottes en commentant la météo du jour.
« Comme de tout temps autour de tous les marchés en plein air, pensa MaLine, cela au moins n’a pas changé. »
— J’ai fait de la tisane, lui dit Livie, sers-toi, pour le moment je me débrouille.
Elle accepta avec plaisir, se mêlant aux uns et aux autres, ébouriffant les cheveux d’un minot, aidant une femme à ranger ses pommes de terre, plaisantant avec un autre qui se plaignait de ses vieilles douleurs aux articulations. Elle pensa qu’elle aurait aimé pouvoir être ainsi, en permanence dans le moment présent, sans se poser de questions et sans ressasser ses angoisses dès qu’elle se retrouvait loin de l’agitation quotidienne. Elle pensa à Louie qui lui disait toujours qu’à chaque jour suffisait sa peine, et que tous les forgerons du monde ne pouvaient réparer un œuf brisé.
— Tu rêves, MaLine ?
Yilan. Bien sûr. Yilan qui était certainement venu dans la carriole avec Vittorio et sa marmaille, et qui était passé chez Le Rogue pour le conduire jusqu’à la Halle.
— Bonjour Yilan, bonjour Le Rogue.
Ce dernier se tourna vers elle, la tête un peu inclinée (comme fait le corbeau sur l’arbre quand il vous entend passer et attend de voir si vous êtes une menace, pensa-t-elle), et lui adressa un sourire chaleureux.
— Bonjour MaLine. Je suis heureux de te voir.
— Je vais te servir, viens avec moi.
Le Rogue posa sa grande main sur le bras de MaLine, et se laissa conduire, non comme un aveugle par un guide, mais comme un seigneur accompagnant une gente dame au bal du roi. Elle se dit qu’il n’avait pas changé, pas un poil depuis trente ans. Il savait toujours où il était, avec qui, et pourquoi. Il savait qu’il occupait une place à part, et l’occupait entièrement, sans s’en vanter pour autant. Elle passa derrière le comptoir éphémère et le laissa palper doucement les légumes et les fruits disposés devant lui.
— Je n’ai pas besoin de grand-chose, c’est surtout pour le plaisir de venir ici, tu sais… Donne-moi quelques pommes de terre, Yilan m’a apporté une truite qu’il a pêchée hier, et il en a deux pour vous aussi. Il les a laissées chez moi, tu pourras passer les prendre quand tu auras fini ici.
Elle leva les yeux et vit Yilan qui discutait avec Livie et Jo, son grand fils qui avait emménagé aux Prats avec sa mère et sa compagne qui attendait un enfant. Le grand Jo faisait des gestes amples, mimant on ne sait quelle bête effrayée, et Yilan riait comme un bossu. Sam, la femme de Jo, allait bientôt accoucher, et Livie se faisait du souci, comme à chaque naissance. Un enfant de plus. Et peut-être un enfant de moins si la petite Abby mourait de sa fièvre hivernale.
— Stop, MaLine, lui intima le Rogue. J’entends que tu n’es plus avec moi.
— Pardon, je m’inquiète…
— Je sais. Tu t’inquiètes toujours.
— Je ne sais pas faire autrement.
— Cela ne sert à rien, dit-il d’un ton péremptoire. Tu fais tout ce que tu peux. Nous faisons tous tout ce que nous pouvons. Avec des erreurs, peut-être. Mais regarde ce que nous avons accompli, tous ensemble.
MaLine soupira :
— On n’est pas l’abri, Le Rogue. On ne le sera jamais, tu le sais bien.
Le vieil homme haussa les épaules.
— On ne l’a jamais été. On l’avait oublié, c’est tout. On croyait qu’on était en sécurité, dans le meilleur des mondes possibles. On s’est plantés.
Elle repoussa une mèche de cheveux qui lui tombait sur la joue, prit le petit panier que Yilan avait apporté et déposé sur le tréteau :
— Bon, on arrête la philosophie de comptoir. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Le Rogue inclina la tête sur le côté, comme le corbeau encore, mais quand il s’apprête à venir vous chiper une cerise dans le panier.
— Eh bien… Quelques bananes, une plaquette de chocolat et un kilo de café, ce serait pas mal, non ?
Ils rirent, quand même.
En début d’après-midi, après avoir servi tout le monde, refait le compte des stocks restants et rangé les sacs et les paniers de denrées, MaLine embrassa Livie qui repartait avec Jo aux Prats. Les deux femmes se tinrent l’une contre l’autre un moment.
— Embrasse Sam pour moi. Tout ira bien.
— Je l’espère, MaLine, merci.
Elle les regarda s’éloigner, la petite bonne femme énergique et son grand fils hirsute la tenant par la taille. Elle se prit à l’envier juste un instant.
Elle n’avait pas voulu d’enfant, à aucun prix. Louie s’en était accommodé, conscient qu’il n’y avait là aucune faille où s’engouffrer, et l’aimant tellement qu’il ne voulait même pas chercher la faille. Elle n’avait pas voulu d’enfants, car elle n’avait pas voulu cette vie, pour laquelle elle n’était pas préparée.
Elle était née au temps d’Avant, comme disait Yilan avec une majuscule qu’on entendait dans sa voix. Au temps de l’abondance, d’internet, des paquebots de croisière et des satellites. Elle avait à peine eu le temps d’en profiter, jeune et inconsciente comme elle l’était, elle avait vécu ses quinze premières années sans se poser de questions plus importantes que : « Avec qui peut bien sortir Luna ? Pourquoi je ne peux pas aller à la soirée des terminales ? Tu m’as acheté mon vernis à ongles ? Nan, mais tu as vu les photos de Léo [AN1] [PA2] sur Insta ? »
Elle avait compris trop tard qu’il était trop tard. Et qu’il n’y aurait plus de soirées des terminales, plus de vernis à ongles, mais plus de bananes, ni de chocolat, ni de café non plus. Le Rogue avait touché juste.
Les années avant que l’Enclave devienne vraiment une enclave, les adultes avaient organisé l’après, comme s’ils savaient qu’ils seraient un jour coupés du monde. Ils avaient acheté tout ce qui leur semblait indispensable et durable, ils avaient fait provision de semences, d’outils, de bêtes, et jusqu’au papier et aux crayons de bois. À ce moment-là, elle allait encore au lycée, malgré le début des troubles, elle trouvait ses parents ridicules avec leurs provisions de sel et d’huile, elle voulait voyager et devenir soigneuse d’animaux au zoo, comme dans l’émission qu’elle ne ratait sous aucun prétexte. Elle ne savait pas encore tout ce qu’elle allait perdre.
Et puis, un jour, il n’y eut plus rien que l’Enclave, parce qu’il n’y avait sans doute plus grand-chose ailleurs, et qu’il fallait se protéger coûte que coûte de ce « plus grand-chose », fait de gens qui avaient faim, peur, mal, et qui étaient prêts à tuer.
Pendant quelques mois, ils avaient eu un peu d’électricité, de moins en moins. Ils arrivaient à écouter la radio à la grange des Lumières grâce aux panneaux solaires, des émissions pleines de parasites, venues d’on ne sait où, parfois en anglais ou en italien, qui disaient les pillages, la sécheresse, les épidémies, le rationnement drastique puis la pénurie totale d’essence.
Il n’y avait plus de réseau depuis longtemps, plus de réseaux sociaux, plus de lien. Elle avait cru en mourir au début. Cela pouvait paraître étrange, mais ce fut le pire qu’elle eût à vivre dans les premiers mois. Elle se sentait totalement coupée de son monde, exclue, rejetée, effacée de l’univers. Elle coulait comme un poisson privé de nageoires. Elle avait certainement fait une vraie dépression à l’époque, mais c’était aussi l’époque où la dépression était devenue un luxe impensable.
Elle remonta la rue jusqu’à la maison du Rogue. Il faisait doux, presque chaud, un contraste inquiétant avec les températures glaciales de la semaine passée, elle ôta sa veste de laine pour profiter du soleil qui lui chauffait le dos. Au moins, être capable de cela, elle faisait des progrès, pensa-t-elle amèrement. Elle se souvenait des questions qu’elle posait à son père avant sa mort, et à sa mère après, quand elle avait compris que c’était littéralement toute l’humanité qui avait failli et s’était précipitée dans cette noirceur. Elle ne savait plus à qui poser ces questions, et surtout elle ne savait plus où trouver des réponses maintenant que la radio s’était tue et qu’on ne savait plus ce qui se passait ailleurs.
Mais elle sut ce qu’elle devait demander au Rogue. Dans tous les papiers qu’il avait donnés à Yilan, il y avait sans doute des journaux, des archives de l’ancienne mairie, des documents officiels, des études et des tribunes de grands orateurs. Mais cela ne l’intéressait pas, elle ne voulait plus se pencher sur son passé qui était devenu un futur gâché.
Elle voulait juste savoir s’il avait retrouvé, gardé, donné à Yilan les carnets de Suzie.
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