13 - Suzie

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Vendredi 10 mai 2019

Entre mille tâches administratives et ménagères, je viens de retrouver ce carnet oublié sur ma table basse, entre un livre-CD de comptines enfantines et un dossier de formation.

J’écrivais la dernière fois sur le jour du dépassement mondial, et ce matin je vois passer sur internet ce constat glaçant : aujourd’hui, 10 mai 2019, c’est le jour du dépassement européen. Quatre mois et dix jours pour consommer la production de la nature pendant un an ! Je trouve ça hallucinant. C’est tellement absurde que j’ai du mal à réaliser.

Combien de temps encore cela peut-il durer ? Je suis en quelque sorte épatée par la résistance de notre planète, et terrorisée. Comme l’expliquent les spécialistes de ces questions dans leurs conférences, les systèmes complexes comme nos sociétés possèdent peu de résilience, mais résistent plus longtemps qu’on ne le pense… Jusqu’au point de rupture, qui fait basculer tout le système vers un autre état très différent du premier.

J’ai conscience que notre civilisation est déjà sur la pente descendante depuis quelques années, voire décennies. Je perçois, je crois, à quel point tout s’accélère, à quel point la pente est glissante, mais je ne trouve pas de point d’accroche assez extérieur pour avoir une vision plus objective des événements.

L’Empire romain s’est effondré en plusieurs décennies. Lorsque nous en avions parlé en classe, je me souviens que le professeur avait dit que son effondrement avait été rapide. À présent que j’y repense, je me demande : cela a-t-il paru rapide pour le citoyen romain lambda ? Visiblement, ça a duré une vie, et même plus. Peut-être que pour un romain, il n’y a pas eu d’effondrement. Simplement une assez lente succession de crises, d’invasions, de guerres, de changements politiques et économiques…

S’il reste encore des historiens dans quelques siècles, peut-être définiront-ils une date de début au déclin de notre civilisation ? L’ai-je déjà dépassée, cette date noyée au milieu des centaines d’informations quotidiennes, de ma petite vie d’humaine et des grands événements politiques, culturels, artistiques, économiques, météorologiques… ? Au fond, qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui est signifiant ? Et qui en décide ? À travers quel prisme, avec quels biais ?

Le cerveau humain est très peu doué pour aborder le passé de façon objective. Il nous semble toujours plus rose ou plus noir. Nous avons la mémoire courte, et nos émotions, notre vécu et nos privilèges colorent sans cesse nos perceptions. Je donnerais beaucoup pour lire un hypothétique manuel d’histoire des années 2200 ! Tout me semblerait alors tellement plus clair, comme l’est l’histoire de l’Empire romain pour moi. Des dates, des faits. Perfectibles, bien sûr, incomplets, sans aucun doute. Mais j’aurais au moins quelques rochers sur lesquels construire une nouvelle compréhension du monde.

Tout me semble à la fois trop rapide et trop lent.

Cette fois, contrairement à l’histoire de l’Empire romain et des autres civilisations humaines disparues, il s’agit de la planète entière. Les ruptures sont globales, mondiales. Nos pays qui se targuent d’être développés tomberont tous. Nous rejoindrons ceux que nous avons exploités et oppressés. Et il n’y aura pas d’énergie magique à grande échelle pour remonter en selle et continuer sur le même schéma.

J’essaie de prendre un peu de distance avec l’actualité, car elle m’est douloureuse. Les désastres écologiques, les répressions de plus en plus fortes contre les mouvements sociaux et autres contestations… Je vois les ponts s’écrouler, les murs s’ériger, et je me sens comme une Cassandre muette. Je sens les gens interloqués par l’attitude du gouvernement : « Comment osent-ils ainsi nier les violences ? Comment peuvent-ils contester les yeux crevés, les mains arrachées, les vies perdues ? Comment peuvent-ils gazer des manifestants pacifiques, des personnes âgées, des enfants ? Nous sommes en France, dans un état de droit ! Nous sommes libres ! Nous avons le droit de nous exprimer ! »

Dans les milliers de commentaires sur les réseaux sociaux et les témoignages qui nous arrivent des manifestants, je vois l’incompréhension d’un tel niveau de violence envers le peuple, la stupeur devant le dédain non dissimulé des puissants.

J’ai le sentiment que pour beaucoup, nous nous étions habitués à une relative liberté, au respect global de notre intégrité. Pendant longtemps, nous avons pu croire encore aux récits politiques, croire que malgré tout, ils agissaient un peu « pour nous ». Peut-être que nous avions oublié que cela n’a (presque ?) jamais été le cas dans le passé. Qu’il y a eu des milliers de répressions sanglantes dans l’Histoire. Que celle-ci n’en est sûrement qu’au tout début. Que ce que nous vivons n’est même pas unique ! Que nous sommes des particules insignifiantes !

Nous avons oublié le danger, la violence, la mort. Nous avons eu l’impression de décider, de contrôler notre « démocratie représentative ». Bien sûr, quelques-uns s’élevaient, protestaient. Bien sûr, une partie de la population n’était plus dupe… Mais à présent les violences sont tellement fortes que de plus en plus de gens écarquillent les yeux. Destruction du Code du travail, destruction des mécanismes de solidarité (retraite, assurance maladie), destruction des services publics, cadeaux aux plus riches sans aucun effort de justification… Les gens sont moins crédules, commencent à se révolter. La réponse du pouvoir est impressionnante de culot et sans proportion aucune.

Je m’éloigne de tout cela, comme si tout était déjà perdu ou presque. Je sais que les violences et les désastres ne vont que s’accentuer. Je choisis de me consacrer à une certaine résilience locale, bien qu’incertaine. J’essaie d’acquérir les compétences nécessaires pour subvenir à mes besoins de base. Je lâche prise par rapport à mon travail, je prépare le suivant.

Bien sûr, je n’ai pas toujours ce détachement. Souvent j’angoisse. Les psys appellent cela solastalgie, ou écoanxiété. Ma génération a tellement cru que tout était possible qu’il est difficile d’accepter les faits. Mais une porte s’ouvre, me permet peu à peu de mieux respirer. Qu’importe, au fond, de faire un choix inébranlable, puisque le monde ne l’est pas.

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