14 - Yilan
Mail :
Jeu précurseur du golf, qui fut très en faveur en France au XVIIe s.
Maillet à long manche utilisé à ce jeu.
Promenade publique.
Voie piétonnière à l’intérieur d’un centre commercial.
Partie du marteau d’armes, opposée à la pointe ; marteau avec lequel combattaient les gens de pied au Moyen Âge.
Adresse, courrier électronique
Zélie est passée le chercher très tôt ce matin, car ils se sont inscrits pour faire la traite des vaches aux Prés hauts toute la semaine. La joue posée contre la cuisse de Charmante, il laisse par habitude ses mains travailler souplement sur les pis chaud et gonflés, il se sent bercé par le bruit du lait qui gicle dans le seau, indifférent aux conversations enjouées des autres trayeurs qui s’interpellent dans l’étable aux odeurs lourdes.
Tout se mélange. Il a lu très tard la veille au soir, il a fait des rêves compliqués et flous, dont il s’est extrait avec difficulté, tout frissonnant et pâteux.
Zélie faisait la tête ce matin.
Il se sent en trop-plein, effaré, ébahi. Ses pensées vont dans tous les sens, ça s’agite et ça grouille, il a l’impression que son esprit ne parvient plus à se fixer sur rien. Comme quand on essaie d’apprendre trop vite et trop de choses à un jeune chien de berger : il mélange les ordres, saute partout, s’aplatit au sol puis bondit comme un ressort, tournicote, court après sa queue… Il se sent exactement comme ça, affolé et muet d’incompréhension tout à la fois. Et en plus, Zélie faisait la tête ce matin.
— Yilan ?
Lorsque la petite Lola lui tape sur l’épaule pour lui prendre son seau plein de lait, il fait un bond de cabri et la vache, outrée, lui envoie derechef un coup de queue sur le nez. La petite rigole.
— Tu lui as fait peur, c’est bien fait pour toi !
Il rougit et marmonne des excuses que la gamine n’entend pas, déjà repartie en lui laissant un seau vide sous le nez. Yilan caresse le flanc de la vache agitée, qui mugit un peu avant de reprendre sa position de traite sans barguigner.
Voilà, il y a trop de choses.
« Ce n’est pas un dictionnaire qu’il va me falloir, pense-t-il sombrement. Même pas une encyclopédie ! »
Le dictionnaire, il l’a déjà, et un gros, en plus. Les mots sont dedans, presque tous. Les « smartphone », « internet », « film », « paquebot », « gazinière », « chômage », « Facebook », ils y sont. Mais c’est comme s’il les lisait englué dans un cauchemar : il a une définition, mais elle ne lui explique rien. Comme si quelqu’un lui parlait avec insistance, et qu’il ne puisse pas le comprendre tout en sachant qu’il le devrait.
Il a commencé à noter tous ces mots inconnus, et s’est arrêté, envahi d’un sentiment d’inutilité absolue. Il se disait qu’il allait devoir passer autant de temps à écrire tous ces termes étranges qu’à lire tous ces papiers non moins bizarres.
Ce n’est pas ce qu’il croyait, en fait. Le Rogue ne lui a rien dit, et MaLine, et les autres non plus. Il a ouvert avec des frissons de bonheur les caisses pleines de papiers, les doigts fourmillants d’impatience, le cœur cliquetant de joie, et il a d’abord soigneusement trié les papiers par genre : livres, articles de journaux découpés, feuillets volants, et les carnets, et ces lettres écrites à la main d’une même écriture douce que les carnets, qui l’a ému avant même qu’il commence à lire. Plusieurs soirs de suite, après avoir accompli soigneusement ses tâches quotidiennes, il s’est astreint à faire de jolis tas de papiers bien nets, bien classés et il a mis à côté l’énorme dictionnaire emprunté à la Bib. Il se doutait bien qu’il en aurait besoin, il n’était pas idiot. Il savait qu’Avant recelait de nombreux mystères et s’y était préparé. Mais ça… c’est un autre monde, auquel il ne comprend goutte. Il a mis les articles de côté, en se disant qu’il faudrait y revenir quand il en saurait plus, et s’est assis devant les lettres inquiètes et tendres d’une Suzie qui, à un moment, mentionne même Saint-Paul. Au moins, elle lui paraît familière, elle écrit comme si elle lui parlait, elle LUI parle depuis son monde, elle est déjà venue ici, elle lui tend une main secourable. C’est du moins ce qu’il a pensé au début.
Elle parle de son bébé, de son mari, de sa vie. Il l’entend presque respirer quand il la lit, et c’est bon. Mais aussi, elle fait des phrases comme « Comment les historiens qualifieront une société où l’emploi était l’obsession ? Non pas un travail utile, non. Un emploi ayant pour but d’acheter, un - petit - salaire, quand bien même ledit emploi n’a aucune utilité… », et il tombe dans des abîmes de perplexité. Le travail, il voit bien ce que c’est. On le fait tous les jours, on s’occupe des bêtes, on trait les vaches comme ce matin, on plante les légumes, on répare les clôtures, on sème, on récolte, on fait des objets à la forge, on fabrique des chaussures, tout ça, quoi. Alors, il a cherché « emploi ». Et il est tombé sur « Travail rémunéré », et il a cherché « rémunéré » : « Donner de l’argent pour un travail ». Et « argent » : « Toute monnaie métallique ou tout papier-monnaie accepté comme numéraire. » Et alors, il s’aperçoit qu’il a perdu Suzie. Parce qu’il faudrait encore chercher « papier-monnaie » et « numéraire », et qu’il n’est pas sûr du tout qu’il comprendrait mieux de quoi il s’agit. Et lui, tout ce qu’il veut, c’est retrouver les mots de Suzie, qui a l’air inquiète, et qui a peur de choses dont il ne peut capter le quart de la moitié du dixième !
Il voudrait la rassurer, lui dire que, même s’il est très loin d’encore comprendre le monde dans lequel elle vivait, elle n’a pas à avoir peur. Ne sont-ils pas là, tous, ce matin de printemps, à palabrer devant une étable pleine de belles vaches rondes, alors qu’un beau matin se lève tranquillement ?
Mais il ne peut s’empêcher de penser qu’il ne sait peut-être pas tout non plus. Il s’est passé quelque chose pour qu’aujourd’hui ne soit plus comme Avant. Il a compris qu’il y avait eu des choses très violentes, il a trouvé « émeutes » et il n’a pas eu besoin de dictionnaire pour visualiser les yeux crevés et les mains arrachées. Mais est-ce que ce qui s’est passé est fini ? Est-ce que, quelque part, derrière le col du Longet ou après la Barrière, le « désastre écologique » continue, quoi que cela puisse être ? Il est désorienté, perdu, il vient de découvrir un Ailleurs. Et c’est aussi compliqué qu’Avant.
À la fin de la traite, tout le monde se retrouve dehors, on a fait de grands baquets de tisane et les minots des Prés hauts apportent des pains au sarrasin et des tranches de fromage. Chacun repartira avec son bidon de lait tiède au goût de foin d’hiver. Le ciel est d’un bleu encore profond, des écharpes de nuages débordent du Piémont et s’effilochent sur les arêtes des sommets effleurés par les premiers rayons orangés. Une buse pousse son cri de haut vol en piquant vers La Barge. Yilan claudique vers Zélie qui parle à voix basse avec les filles des Italos, le nez dans son bol ébréché. Il se sent comme un blaireau pataud qui voudrait approcher une bande d’écureuils prêts à lui mordre le nez. Est-ce qu’elle lui en veut d’avoir tenu la main de Chiara au Cercle ? Est-ce qu’elle parle de lui, là, tout de suite, en prenant bien soin de ne pas le regarder ? Il opère un demi-tour qu’il sait ridicule, essayant d’avoir l’air de celui qui a soudainement une meilleure idée ou une autre occupation urgente. Il se battrait. Il voudrait prendre Zélie par le bras, et lui raconter tous ces mots étranges qui le poursuivent. Il voudrait s’asseoir avec elle tout à l’heure, quand le soleil aura atteint le banc de bois et la table de pierre devant sa maison, et lui montrer les mots de Suzie, cette lointaine amie qui écrit pour eux, et qu’il n’arrive pas à comprendre. Mais Zélie fait la tête.
Le groupe se défait, on se tape dans le dos, on se sépare, chacun retourne vers ses occupations de la journée. La gamine qui lui a fait peur pendant la traite, la petite Lola, s’approche d’Yilan et lui fourre dans la main un petit pain tout chaud. Elle a des cheveux tout blonds et frisottés serrés, de grands yeux marron espiègles et pourtant un air très sérieux pour lui demander :
— Tu nous raconteras les histoires d’Avant quand tu auras tout lu, hein ?
Il comprend alors que, tout comme ce fut le cas dans sa propre enfance, ses parents ne lui ont rien dit, rien raconté. Ni eux-mêmes, peut-être trop jeunes, ni les anciens. Ils ont tous fermé la porte d’Avant, et c’est sur lui, qui se sent si ignare et imbécile, que repose cette immense tâche. Il hume avec délice le petit pain craquant, se penche vers elle, lui passe la main dans les cheveux et lui promet pourtant, se sentant honteux par avance :
— Je te raconterai, et aux autres aussi, promis.
Il voit Zélie qui commence à remonter lentement le chemin vers Maljasset. Le groupe de filles caquetantes s’est désagrégé, et il a plaisir à voir qu’elle se retourne, mine de rien, pour voir s’il la suit. Comme il lui fait signe, elle s’arrête pour l’attendre. Est-ce un demi-sourire qu’il devine sur les lèvres ? Peut-être que Zélie ne fait plus la tête ?
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