15 - Suzie
Mardi 21 mai 2019
Je dicte quelques mots à mon téléphone avant que l’occasion ne soit passée, je retranscrirai plus tard dans mon carnet. Je suis en voiture, tentant d’endormir mon fils malade après avoir tout essayé pour l’apaiser. Il est trois heures du matin, il n’y a personne sous les lumières des réverbères. Je grimpe dans les hauteurs de Gap puis laisse la ville illuminée derrière moi. Les phares du véhicule balaient la route et la campagne désertes. Marius s’endort, la voiture électrique glisse silencieusement sur la chaussée. Je savoure une fois de plus le luxe de me déplacer à si rapide vitesse.
Culpabilité et plaisir.
Je pense à ces deux sentiments qui se mêlent à ma vie quotidienne, à l’actualité toujours plus inquiétante, à mon impression qu’il n’y aura jamais assez de temps, à la façon dont tout cela influence mon existence et mes interactions avec les autres. Je pense à ma famille, que j’ai été assez inconsciente pour constituer malgré ce que je sais et ce que je vois, partant du principe que le bonheur est accessible, toujours.
Je reviens à la maison, branche la voiture et dépose Marius endormi dans son lit à côté du mien. Je reste un moment contre lui, la main sur son ventre, le temps que sa respiration redevienne régulière. Juan ouvre un œil, me rend ma place qu’il a gardée au chaud. Je me glisse sous la lourde couette. Sherlock saute sur le lit et se met à ronronner sur mes pieds.
Mercredi 22 mai 2019
Il y a quelques jours j’ai écouté une émission radio sur l’effondrement qui interrogeait la façon dont les gens vivent avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Certaines interventions étaient intéressantes, notamment celles de spécialistes qui évoquaient leurs sentiments face aux chiffres et données. D’autres m’ont plus interloquée, comme cette personne qui déblatérait au sujet de la planète cachée Nibiru… Sérieusement… Bon, j’ai bien compris que l’idée était d’interroger l’effondrement de façon émotionnelle, quelle qu’en soit la cause, mais ça m’a laissé une étrange impression. Il émergeait des interviews le rapport aux autres, à la famille plus ou moins proche, aux amis, aux différents cercles sociaux. Certains se donnent pour mission d’informer tout le monde, au risque de passer pour des hurluberlus. D’autres préfèrent faire leur chemin personnel et convaincre par l’exemple, en donnant des infos sur sollicitation. La majorité s’accorde à ne pas inquiéter les enfants ni les personnes âgées. Je me demande où se situe la frontière entre « ne pas inquiéter » et « cacher ».
Je songe à Fred Vargas, autrice que j’affectionne particulièrement et qui s’est exprimée dans les médias il y a quelques jours : « Le GIEC nous dit déjà : à plus 1,5 degré — on y sera vers 2030-2035 — le quart du globe sera impacté et la moitié de l’Humanité, quatre milliards d’individus, sera en péril vital, autrement traduit, va mourir de chaud, de faim, de soif, d’épidémies. »
Comment est-ce qu’on peut passer pour un dingue en expliquant simplement la situation telle qu’elle est ? Des milliers de scientifiques s’accordent à dire que tout va s’aggraver dès les prochaines années — décennies pour les plus optimistes !
En même temps, je comprends qu’on puisse tendre une oreille distraite à ce genre d’informations, que l’on puisse passer à autre chose, ou même ne pas y « croire ». Je suis née dans les années quatre-vingt. Depuis que je suis enfant, j’entends parler de crises — économiques, politiques, écologiques, climatiques… De mon existence la société et même le monde ne sont qu’une succession de crises plus ou moins graves. Alors, comment prendre réellement en considération des alertes à la crise, quand bien même on nous la promet bien pire que celles du passé ? Et puis, ces alertes se noient dans les milliers d’informations en provenance de la planète entière…
On nous annonce des crises, elles arrivent, elles impactent sensiblement notre quotidien, mais sans le changer radicalement. Les prix augmentent, les services se réduisent, mais la vie de tous les jours est globalement la même pour la majorité des gens. Il y a toujours de la nourriture dans les supermarchés, de l’essence à la pompe, des vêtements dans les boutiques et de l’eau au robinet. On oublie qu’il y a de plus en plus de gens dans les rues, que le taux de suicide grimpe et que des hôpitaux ferment. On s’en accommode, on s’organise autrement lorsque cela touche notre vie. On s’adapte, puisqu’on le peut encore. On oublie vite ce qu’on vient de perdre. Et très vite, c’est comme si ça n’avait jamais existé.
Alors face au gouffre dans lequel nous avons déjà sauté, tout le monde semble se dire « Oh, cela va aller, ce sera comme d’habitude ». Sauf celles et ceux qui se renseignent vraiment, qui plongent dans les chiffres, dans les études scientifiques, dans les nombreux ouvrages sur le sujet – accessibles en quelques clics pour beaucoup.
Depuis l’adolescence, je pressentais quelque chose d’énorme et sombre, une masse floue que je ne percevais pas vraiment, mais qui était là, toujours, en fond. Puis il y a quelques années, j’ai trouvé un fil. J’ai tiré dessus, commençant à dérouler une pelote sans imaginer les abysses dans lesquelles je plongeais. Mon sang s’est glacé. L’urgence s’est emparée de moi. Vite, assurer un minimum de sécurité aux personnes qui me sont chères. Vite, développer des compétences utiles, apprendre à faire pousser des courges et des liens sociaux locaux. Vite, puisque toujours en fond sonore j’entends une horloge au le tic-tac angoissant, mais dont je ne peux prévoir le moment où la sonnerie retentira : il y a milles aiguilles sur le cadran…
Vite, mais comment ? Bien que le sujet fasse le « buzz », bien que les médias et les réseaux sociaux en parlent avec plus ou moins de bonne foi, il est difficile d’échanger à ce propos avec mon boulanger ou ma fromagère. Les repas de famille ne changent pas, les journées de travail non plus. Je repère les personnes de mon entourage dont les considérations se rapprochent des miennes, mais je n’en parle qu’à demi-mot, comme si c’était encore tabou d’aborder ces sujets ouvertement, comme si les mots prononcés à voix haute portaient un risque.
Plusieurs personnes et collectifs annoncent dans les médias qu’il faut s’attendre à une très forte crise financière dans les prochains mois. D’autres argumentent qu’on nous annonce des crises tous les quatre jours, et que ces prévisions ne sont pas sérieuses. Qui croire lorsqu’on n’a pas les compétences pour vérifier les données ? Des groupes visant à créer des liens locaux se forment sur les réseaux sociaux pour aider les gens à se rencontrer. Ça va d’un simple apéro à des projets d’achat de terres et de logements en groupe.
Comment expliquer à un humain du futur à quel point ces probabilités sont angoissantes ? À quel point tous mes besoins quotidiens sont dépendants d’une société stable, que je ne suis autosuffisante en rien, comme tout le monde ou presque en occident ? Que l’eau que je bois est acheminée, traitée par des techniciens et des infrastructures et dépendante du réseau électrique. Que ma nourriture est achetée en magasin à l’exception de quelques légumes en été. Que mon chauffage est dépendant de tout un réseau de distribution…
Pourrait-il seulement envisager tout cela, le comprendre ?
Et comment nous, humains d’aujourd’hui, pouvons-nous naïvement croire que cela pourra continuer sans fin ?
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