16 - Le Rogue
Ce qui lui manquait le plus, c’était la radio. Et encore davantage depuis que sa vue ne lui permettait plus de lire.
Pendant des années, il avait meublé ses insomnies avec une émission littéraire ou scientifique, et le matin son premier geste était d’allumer son petit poste pour les plages d’informations du matin. Les voix sans visage avaient disparu depuis longtemps, mais il lui arrivait encore de vouloir allumer l’appareil, lequel n’avait même plus de piles, comme un réflexe conditionné qui ne le quittait pas. Il avait pourtant été un enfant des années du tout informatique, des réseaux sociaux et de l’information accessible en une seconde sur le net, mais c’était cet absolu silence des ondes qui le laissait encore orphelin et désemparé.
Il eut un sourire amer ce matin-là, en se rendant compte que sa main était allée jusqu’à la table de nuit, où la radio était toujours posée, inutile et silencieuse.
Il se leva et goûta la météo à sa fenêtre : tiède, un peu de vent, odeur poudreuse d’une petite pluie nocturne, une journée de printemps un peu trop chaude. Et il sentit une présence en bas, devant sa porte, ou plutôt deux. Un soupir, un raclement de pieds, un chuchotement. En se baissant, il devina deux vagues silhouettes et il imagina les deux visages levés vers la croisée, les cheveux ébouriffés par le vent :
— Entrez, c’est ouvert.
Yilan, bien sûr. Et une des petites de Jonas, Zélie sans doute, vu comme ces derniers temps elle faisait tout son possible pour privatiser l’espace autour du gamin au détriment de sa sœur.
Le temps qu’il s’habille et descende à la cuisine, les deux mômes s’étaient installés autour de la table, interrompant leurs messes basses à son arrivée. Il les salua, prit le temps de remettre du bois dans le poêle, de poser sa casserole dessus, de sortir le pain du placard, la confiture et le fromage de la réserve, coupant court d’un geste à l’élan de Zélie qui voulait lui venir en aide. Lorsqu’il eût posé les trois bols sur la table, il s’installa tranquillement et posa son menton sur ses mains croisées :
— Alors, qui commence ? Zélie ? Yilan ?
La petite se racla la gorge, il l’avait toujours un peu intimidée, il le savait sans pour autant se l’expliquer. Il fut étonné que ce soit elle qui se lance, tant il sentait l’agitation électrique du garçon à ses côtés :
— Voilà. Yilan et moi on a beaucoup discuté, et on avait des choses à te demander. On a pensé…
— Tu ne nous as rien dit ! Vous ne nous avez rien dit, personne ! l’interrompit Yilan, d’une voix altérée, vibrante d’une colère qu’il n’avait jamais entendue chez lui. Tu ne m’as rien dit quand tu m’as donné tes malles…
— Et que pouvais-je te dire ? » pensa-t-il. Mais il demanda :
— Et que voulais-tu que je te dise, Yilan, exactement ?
L’eau bouillait sur le poêle, Zélie se leva pour y jeter une poignée de tisane et Le Rogue la laissa faire, cette fois.
Il vit le geste vague que fit Yilan, qui englobait tout et rien, impuissant :
— Tu ne m’as pas dit que je n’y comprendrais rien. Tu m’as laissé croire que je pourrais lire tout ça et remettre tout en ordre, et que je pourrais…
— Et que tu pourrais faire ce que nous, les vieux, n’avons pas fait, c’est ça ?
— Je n’ai pas dit « les vieux », grogna le garçon. Même les moins vieux ne racontent jamais rien sur Avant.
Zélie versa la tisane dans le bol posé devant Le Rogue :
— Mes parents non plus. Y’a pas que toi. On a tous lu des trucs, on est tous allés à l’écolibre, on a appris à lire, à compter, plein de choses, tout ce qu’on voulait, mais personne ne nous a dit ce qui était important.
Le Rogue soupira. Il fallait bien que ce temps vienne un jour, il était même étonné que cela ait pris si longtemps pour qu’il se sente prêt à faire ce qu’il fallait. Car il avait très bien su ce qu’il faisait le jour où il avait sorti ses malles de la cave pour les donner à Yilan, ce garçon-là et pas un autre. Il avait senti l’épouvantable poids qu’il allait faire reposer sur ses épaules pas si costaudes que ça.
— Vous avez raison, répondit-il. On ne vous a pas dit ce qui était important.
— Mais pourquoi ? gémit Yilan.
— Je n’en sais rien, au fond. Je crois qu’on a juste fait ce qu’on a pu.
Il n’aurait jamais cru que tout irait si vite. Dès le lendemain de son intervention lors de cette assemblée citoyenne, il s’était retrouvé propulsé au rang de Grand Architecte du changement. Oh, pas par tous, certes ! Mais la plupart des jeunes fraîchement installés avaient reconnu dans ses mots ce que, confusément, ils ressentaient tous à des degrés divers : une inquiétude grandissante, un sentiment d’inéluctabilité, un besoin de se retrouver, de s’organiser pour faire face à une menace imprécise et d’autant plus noire qu’elle était justement innommée. Les uns ou les autres s’étaient intéressés aux théories plus ou moins étayées qui circulaient sur un possible effondrement, l’un parlait de la pollution, l’autre de la perte de la biodiversité, un autre encore de la crise financière qui ne voulait pas se terminer, de la fuite des ultra-riches vers d’hypothétiques bunkers néo-zélandais… Toutes les rumeurs et les fake news s’entrechoquaient, mais, quoi qu’il en soit, les mots d’Antoine Lerogue avaient trouvé un écho qui ne s’éteignit plus. Tout ce qu’ils avaient fait ensemble jusque-là, la bibliothèque gratuite, le bar associatif, la scène musicale ouverte, la société coopérative, tout semblait prendre un sens nouveau, consacré à un avenir qui n’avait jusqu’alors pas de contours bien précis.
Ils firent des réunions agitées et parfois explosives, qui finissaient soit en portes claquées soit en rounds de consolation au bar plein à craquer. Ils finirent par institutionnaliser les réunions du Cercle avec des systèmes de prise de parole et d’expression des avis par gestes et non par braillements vindicatifs. Ils rirent beaucoup aussi. Oh oui, comme ils avaient ri !
Gilbert, qu’on appelait Gibou, le père de Mathieu et Louie, jouait son rôle de paysan indécrottable avec malice, ce qui désamorçait souvent les pires conflits :
— Ben quand vous aurez bien tout fait votre village d’Indiens communiss’, et qu’il ne se passera rien du tout, on pourra toujours faire payer les touristes pour visiter, hein !
— Et tu seras le clou du spectacle, l’authentique bouseux de l’Ubaye, le crétin des Alpes dans toute sa splendeur !
— Ça va vous coûter cher en cachets, je vous le dis ! répliquait-il sans se démonter.
Le Rogue riait avec les autres, mais il avait l’impression affolante de fonctionner perpétuellement à plusieurs niveaux. Lysiane freinait des quatre fers, refusant catégoriquement d’envisager quelque catastrophe que ce soit. Elle continuait à aller travailler au lycée de Barcelonnette, à déjeuner chez sa fille Laure qui pataugeait dans la gestion de ses deux gamins turbulents, elle haussait les épaules en disant à Antoine qu’il avait bien besoin de s’occuper depuis qu’il vivait ici et que toute cette agitation avait le mérite de le faire se sentir important.
C’était donc sans elle qu’il se retrouvait à la mairie avec les autres. Il devint proche de Nicolas, qui était gendarme à Jausiers, et de sa femme Julie. Tous deux venaient souvent le week-end dans leur maison de famille, accompagnés de leur fille Liane qui présentait tous les symptômes de l’adolescence pénible, râlant de la piètre qualité du réseau et voulant à toute force se faire appeler MaLine comme sur son profil Insta. Rien de ce que rapportait Nicolas n’était fait pour rassurer Antoine. Les arrivées de réfugiés qu’on ne pouvait même plus appeler « économiques », mais à présent surtout « climatiques » se poursuivaient sur toutes les côtes européennes, donnant lieu à des mouvements de violence plus ou moins réprimés selon l’effet escompté par les gouvernements. La hausse vertigineuse des prix du pétrole et la spéculation qu’elle engendrait commençaient à avoir des répercussions sur l’approvisionnement des pays les plus pauvres de la zone euro. Des émeutes de la faim avaient eu lieu en Hongrie et en Turquie, des mouvements de panique sporadiques provoquaient déjà des effets de stockage en masse des denrées de base dans les grandes villes de France, faisant craindre des pénuries qui engendreraient encore plus de troubles.
— On est sur un gros baril de poudre, avec des mèches qui traînent partout, résumait Nicolas. Reste à savoir qui lâchera l’allumette, et quand.
Du coup, ils organisèrent des campagnes d’achats discrets, répartis sur l’ensemble des participants aux assemblées. Antoine fit le tour de tous les habitants, recensant, notant, listant tous les besoins de base auxquels ils pensaient devoir faire face en cas d’interruption de l’approvisionnement. Ils constituèrent ainsi une liste à la Prévert, qui allait des crayons à papier à l’aspirine, en passant par les serviettes hygiéniques, les semences de légumes et de céréales, l’huile pour les lampes, l’essence, le sucre et même le tabac.
— Hahaha ! s’esclaffa Gibou. Vaudrait mieux planter de l’herbe qui fait rire, parce que le tabac, ici, ça pousse pas et quand vous aurez fumé toutes vos réserves, vous s’rez sacrément énervés !
Ils eurent une discussion houleuse sur les armes, aucun d’entre eux n’étant très au fait de leur usage, sauf Nicolas de par son métier, et les quelques chasseurs du village. Le Rogue fut épouvanté de seulement oser y penser et fut incapable de donner son avis. On conclut finalement qu’on n’achèterait que des cartouches pour les fusils de chasse déjà présents dans les foyers. Au fond, personne n’envisageait vraiment qu’il faille se doter d’un arsenal de défense. Aucun d’entre eux ne pouvait visualiser un monde à feu et à sang, puisque tout de même, en dehors de leurs réunions agitées, le monde semblait presque tourner normalement. Presque. Quelques coupures d’électricité sporadiques, le réseau qui, n’en déplaise à Liane, devenait capricieux même en ville, le chômage qui augmentait tellement qu’on n’en parlait même plus dans des médias de moins en moins libres, et les services publics qui s’amenuisaient de jour en jour. Mais encore rien de vital. Et il était surréaliste d’envisager toutes les implications d’une soudaine aggravation de la situation.
— Nous avons fait ce que nous avons pu, dit le Rogue. Vous avez lu dans les papiers qu’il s’était passé des tas d’événements terribles il y a plus de trente ans.
— Des émeutes, dit Zélie, pour qui « il y a trente ans » était la préhistoire.
— Avec des morts, renchérit Yilan, qui trouvait que Le Rogue était un vieillard hors d’âge.
Le Rogue reprit, comme perdu dans cet autrefois presque déjà légendaire :
— Il faut que vous compreniez que la vie Avant, c’était très différent. Différent à un point que j’ai moi-même du mal à me représenter aujourd’hui. Nous avions toujours vécu cette vie-là, nous n’avions rien connu d’autre que la paix et la prospérité, nous ne pouvions pas savoir. Nous essayions d’imaginer, mais cela ne pouvait pas suffire.
Les deux adolescents se regardèrent. Et Yilan essaya de formuler la question qu’il lisait aussi dans le regard de Zélie :
— Tu veux dire… Comme nous, nous ne pouvons pas comprendre les papiers que tu m’as donné ?
Le regard laiteux du Rogue revint vers lui. Il déplia sa longue carcasse, s’approcha du poêle, comme pour se réchauffer, alors que le soleil se déversait dans la cuisine par la fenêtre ouverte.
— Oui, pareil. C’est comme si on parlait une autre langue, tu l’as bien vu. Et c’est peut-être pour ça qu’on n’a pas pu vous expliquer. Parce qu’on n’avait pas les mots.
Yilan bâilla, et mit la main devant sa bouche avec un temps de retard. Il s’était encore levé très tôt pour la traite ce matin-là.
« Ce n’est qu’un gosse » pensa le Rogue avec honte.
Mais Zélie lui sourit, et il entendit son sourire dans sa voix.
— Eh bien, c’est trop tard, maintenant. On ne peut pas continuer comme si on ne savait pas. Il va falloir nous expliquer. Et pas que toi, les autres aussi.
Commentaires
Annotations
Versions