18 - Louie
La brebis n’allait pas très fort. Sa mamelle s’était infectée, et Louie se maudissait de ne pas l’avoir vue plus tôt. Il l’avait isolée dans un coin de la bergerie, laissant son agneau dans l’enclos sous la surveillance du petit Nawel et de Camo, l’aînée de Jemma et Victor, qui venait se réfugier à la bergerie quand l’angoisse de ses parents pour Abby devenait trop lourde. Les deux gosses devaient bien avoir huit ans à eux deux, mais ils surveillaient avec sérieux l’agneau bêlant à fendre le cœur, comme s’il risquait de se volatiliser s’ils le quittaient des yeux.
— Nawel, tu peux m’apporter le torchon qui est sur le coffre, s’il te plait ?
Le gamin vérifia que sa petite copine ne lâchait pas l’agneau des yeux et apporta le torchon à Louie.
— Tu vas lui parler gentiment pendant que je la soigne, tu veux bien ?
— Vi ! fit le petit avec enthousiasme.
Tandis que Louie nettoyait le pis de la brebis qu’il immobilisait fermement entre ses jambes, le petit s’installa contre lui, s’essuya le nez avec un pan de son t-shirt, et caressa la tête de la brebis en lui roucoulant des « A pas peur, pas peur, toi, gentille, pas peur, t’auras un bonbon si t’es sage… »
— Merci, Nawel, tu es un bon berger, je ne sais pas si elle aimera un bonbon, mais on lui donnera peut-être quelques feuilles de salade pour la récompenser !
— Vi ! Tu vois, bebis, t’auras une salade si t’es gentille !
Louie sourit. C’était un bon, un très bon moment.
Ils laissèrent la brebis dans son coin, et Louie alla chercher un biberon pour l’agneau tout chancelant. Les minots se disputèrent pour savoir qui allait le nourrir, et Louie les départagea :
— Il en faut un qui tient l’agneau, et un qui lui donne le biberon. Et quand il s’arrête de téter pour respirer, vous échangez, d’accord ?
Il regarda un moment les enfants se débattre avec le petit qui gigotait dans tous les sens, et s’étira, les mains sur le bas du dos.
« Je vieillis, pensa-t-il, ça craque de partout… »
Et pourtant, il lui semblait que c’était hier qu’il crapahutait dans la bergerie avec son père, sursautant quand un bélier essayait de passer par-dessus la barrière de bois en soufflant comme un animal mythique. Il y avait l’odeur forte du bâtiment en hiver, la chaleur qui vous sautait dessus quand on arrivait de la cour enneigée, et ce bruit… Toutes les bêtes se mettaient à bêler quand Gibou entrait, dans un grand chœur assourdissant qui terrifiait et émerveillait le petit Louie accroché au pantalon rapiécé de son père. Il avait su dès son plus jeune âge que lui aussi ferait ce métier, que pour lui aussi les bêtes feraient ce charivari chaud et vivant à son arrivée, comme si elles saluaient un dieu en bleu de travail. Il s’endormait souvent entre les pattes des patous allongés au milieu du troupeau, et sa mère venait le chercher, avec le petit Mathieu dans les bras, grommelant dans son patois piémontais que son « pazzo » de mari allait l’oublier là un de ces jours et qu’il se ferait écrabouiller par ces bestioles bêtes comme leurs pieds.
Il avait fait le lycée agricole au Chaffaut, avec la certitude de reprendre l’exploitation de son père. Celui-ci avait essayé de l’en dissuader, pourtant. « C’est fini, la paysannerie, gamin ! Ils bouffent tous de la viande aseptisée et du fromage à tartiner en plastoc, maintenant ! La brebis, ça ne rapporte plus rien, on fait venir des bateaux entiers de barbaque d’Australie, ça coûte moins cher et c’est plein d’antibiotiques, comme ça ils croient qu’ils n’attraperont pas le prochain virus ! »
Il s’était obstiné, et c’était avec enthousiasme qu’il avait attendu de fêter son admission au lycée avec Liane, l’année de ses dix-huit ans. Il la connaissait depuis toujours, elle venait passer l’été en vacances à Saint-Paul, ils avaient fait les quatre cents coups ensemble, et même si, ces dernières années, elle venait moins souvent, il était impatient de la retrouver.
Cette année-là, elle était arrivée plus tard que d’habitude, car elle avait passé la première quinzaine des vacances en Grèce avec une amie de sa classe.
Elle l’avait écouté distraitement, vissée à son portable, ne levant les yeux vers lui que par intermittence :
— Tu m’écoutes, ou quoi, Liane ?
— Je t’écoute, je t’écoute, mais c’est pénible, ce réseau de merde, ici !
Il avait posé la main sur son téléphone, un rien énervé :
— C’est à toi que je parle, et toi tu parles avec ton portable, c’est toi qui es pénible !
Elle l’avait regardé, outrée :
— Je voulais te montrer mes photos de vacances en Grèce, voilà ! Si ça ne t’intéresse pas, laisse tomber.
Elle était… très belle, avait-il pensé platement. Il s’en rendait compte tout d’un coup. Ses cheveux blond foncé étaient coiffés en une natte au tressage compliqué dont dépassaient des mèches récalcitrantes, et ses yeux verts (gris bleu ? bleu vert ?) semblaient lumineux sous de longs cils épais. Il voulait ouvrir la bouche pour lui parler, et la sentait toute sèche et craquelée comme un ruisseau en été. Il avait produit un couinement imbécile, tandis qu’elle souriait, enfin :
— Ah, ça y est, c’est revenu ! Regarde !
Il avait regardé avec elle des photos de plages immaculées, de temples déserts, d’hôtels avec piscine à débordement — il se demanda où ça pouvait bien déborder —, de cars Pullman climatisés qui appartenaient pour lui à un monde inconnu. Il se sentait idiot, péquenot, déplacé, tandis qu’elle faisait défiler les images d’un doigt délié, commentant chaque vue avec une volubilité joyeuse :
— Et là, c’est le Parthénon, tu vois ? Il faisait chaud, mais chaud, tu ne peux même pas imaginer ! Il paraît qu’ils n’avaient jamais vu ça depuis que les relevés météo existent, tu te rends compte ?
— Mais, l’interrompit-il, il n’y a presque personne, c’est bizarre, non ?
Elle avait haussé les épaules :
— Ma copine m’a dit que la situation politique était compliquée, en Grèce, et qu’il y avait beaucoup moins de touristes qu’avant, parce que l’armée a pris le pouvoir et que les gens ont peur de venir. C’est idiot, non ? Ils ne vivent que du tourisme, et ils font peur aux gens ! Du coup, il paraît qu’ils crèvent de faim, là-bas, c’est pour ça que tous les sites touristiques et les hôtels sont gardés par des militaires, ça fait zarbi, mais c’est calme, au moins…
Il était resté abasourdi. C’était donc tout ce qu’elle avait retenu ?
Le soir, à table, il avait demandé à son père ce qu’il pensait de la situation internationale. D’un coup, cela lui avait paru primordial, comme si d’imaginer Liane dans un pays quadrillé par des militaires en armes lui avait ouvert des perspectives nouvelles.
— Ce que j’en pense ? J’en pense qu’on est dans la merde, mon gamin !
— Dans la merde, dans la merde ! gloussa le petit Matthieu en patouillant sa purée.
Maman avait fait les gros yeux, et Gibou s’était excusé.
— Dans la mouise, quoi. Tu as vu comme il fait chaud, cet été ? En mai, on n’a jamais eu une chaleur pareille, et on a fait les foins avec trois bonnes semaines d’avance. Alors imagine en Afrique ! Ces gens qu’on a pillés et volés sans vergogne, ils n’ont plus d’eau, plus de récoltes, ils essaient de se sauver de cet enfer, et ils se font massacrer pour venir chez nous. Et nous, nous les riches — parce qu’on est riches, même moi, même toi, figure-toi — on s’enferme pour pas voir la misère du monde. Et les plus riches, les GROS riches, ils cherchent encore comment faire de l’argent avec cette misère-là. Mais cette misère, faut pas croire, elle sera sur nous un jour, et y’aura bien que les GROS riches qui s’en tireront ! Faudrait les pendre avec leurs tripes, ceux-là !
Maman avait fait un geste péremptoire, et Gibou s’était tu. On n’avait pas allumé la télé ce soir-là.
Oui, bien sûr qu’il savait. Un peu. L’actualité, ce n’était pas son truc. Il avait une tablette, avec laquelle il jouait en ligne avec ses potes, et sur laquelle il regardait des séries le soir dans sa chambre. Il n’aimait pas Facebook et tous ces machins où on ne faisait que montrer sa tronche en mode selfie, il s’était lassé après quelques mois d’utilisation, parce qu’il s’y ennuyait, tout simplement. Son truc à lui, c’était le ski hors-piste l’hiver, les virées en montagne l’été, il rêvait d’essayer la slackline dans quelques jours avec ses copains de la salle d’escalade qui avaient monté un spot à Serre-Ponçon. Bien sûr qu’il regardait parfois les infos, il savait que la crise avait touché tout le monde, que plein de gens n’avaient plus de travail, que d’autres gens avaient été ruinés, que des bateaux coulaient en Méditerranée presque sous les yeux des baigneurs… mais c’était ailleurs, dans des endroits tellement lointains qu’ils auraient aussi bien pu ne pas exister. Avec l’inconscience de ses dix-huit ans, il se disait qu’il n’y pouvait rien, et que ça ne servait à rien de se prendre la tête avec ça.
Il avait appris au lycée tout ce qui, à présent, leur permettait à tous de vivre encore, se dit-il en regardant les deux gamins avec l’agneau entre eux, endormis comme des bienheureux dans le foin. Liane se moquait de lui, pourtant, elle disait qu’il apprenait à faire le bouseux et qu’il valait mieux que ça. Il s’en fichait. Il était amoureux.
Il avait fallu tout ça, toutes ces catastrophes, tous ces morts, toutes ces horreurs pour qu’elle comprenne que c’était à lui, à Gibou et leurs semblables qu’ils devaient tous leur sauvegarde, même si tout n’avait pas été facile toutes ces années. Ils avaient eu de terribles orages de grêle qui avaient détruit la presque totalité des récoltes d’une année entière, des bêtes qui crevaient sans qu’on ait de quoi les soigner et dont on brûlait les cadavres par dizaines par peur de la contagion, ils avaient parfois fait des choix de cultures qui s’étaient avérés dramatiquement erronés. Des gens étaient morts, ici aussi, mais sans doute moins qu’ailleurs.
Gibou ne se remit jamais de la mort de Maria. Elle était sortie un soir de neige pour aller voir la chienne qui venait d’avoir des petits à la bergerie. Elle n’était pas rentrée, et on n’avait pas pu la retrouver dans le blizzard qui s’était levé cette nuit-là. Il avait fallu trois jours de recherches pour retrouver son corps dans une congère.
C’était peu après la fermeture de l’Enclave, mais déjà avant, il était difficile de trouver le moindre médicament dans les pharmacies régulièrement pillées. Elles avaient fini par fermer les unes après les autres, et il fallait faire une demande à la Préfecture pour espérer avoir une livraison de l’hôpital de Gap, et encore, quand les convois militaires venaient jusqu’à Barcelonnette.
Maria était diabétique. Elle était forte. Elle était courageuse. Elle avait vu une mort terrible se profiler à plus ou moins court terme. Les enfants étaient assez grands pour se passer d’elle. La nuit d’hiver avait été douce avec elle, du moins c’est ce qu’avait voulu croire Louie, qui avait trouvé sous le lit la boîte de somnifères vide. Il n’en avait rien dit à son père, mais tous deux savaient que l’autre savait. Gibou avait dépéri rapidement, jusqu’à ne plus reconnaître personne, et il s’était éteint comme s’éteint une bougie en crépitant dans une flaque de cire fondue. Ce jour-là, MaLine était venue pleurer avec Louie, et ils s’étaient endormis ensemble, épuisés de larmes, les yeux rouges et les lèvres gonflées à force de baisers désespérés.
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