19 - Suzie

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Samedi 17 août 2019

J’ouvre la fenêtre derrière laquelle miaule un Sherlock détrempé et impatient de s’abriter de l’orage qui s’éloigne. Après la canicule et les nouveaux records de température, je bénis ce rafraîchissement bienvenu qui a le bon goût de ne pas hacher mon potager, contrairement à d’autres départements où des grêlons de la taille de balles de golf ont fait des dégâts importants. Internet m’apprend ce soir que le mois de juin est officiellement le mois le plus chaud jamais enregistré depuis que les humains font des relevés de température. Champagne.

Dans certains endroits du sud de la France, les cultures ont été brûlées par le soleil. Et le permafrost fond avec soixante-dix ans d’avance par rapport aux scénarios les plus pessimistes…

Je repensais à ce journal ces derniers temps, me demandant dans quel sens l’orienter. Si jamais quelqu’un d’autre que moi le lit un jour, je ne voudrais pas qu’il soit uniquement un recueil de mauvaises nouvelles. J’ai aussi envie de raconter ce qu’il y a de beau, de fabuleux, d’enthousiasmant dans ce monde.

Alors, oui, ces derniers jours j’ai été en colère, j’ai été angoissée, j’ai été désespérée… mais j’ai également ressenti de la joie et de la gratitude.

J’ai été émue par cette capitaine de navire qui a accosté à Lampedusa pour sauver une quarantaine de migrants, malgré le refus de l’Italie de l’accueillir. J’ai de l’admiration et du respect pour ces femmes et ces hommes qui se battent au quotidien pour sauver d’autres humains qui n’ont pas eu la chance de naître au bon endroit, et dont les pays sont sucés jusqu’à la moelle par les nôtres.

J’ai été émerveillée de constater encore une fois la diversité folle de ce que je peux mettre dans mon assiette, que ce soit la mangue abimée de récup, la verveine cueillie au jardin pour la tisane du soir, le riz de Camargue, le chocolat aux noisettes, le poivre et le sel qui relèvent juste ce qu’il faut la poêlée de légumes d’été, le gâteau au fromage frais et au citron vert si rafraîchissant en cette saison, la pastèque sucrée et désaltérante…

J’avais déjà conscience de ma chance, mais depuis que j’écris sur ce monde et sur ce que j’entrevois du suivant, je savoure entièrement chaque luxe que je devine éphémère.

J’aime tant pouvoir trouver si vite une information sur internet. Quelle plus grande joie pour une personne qui aime apprendre que d’avoir accès à des milliers de connaissances sur tous les sujets ? Et comment ne pas ressentir de la gratitude en ayant dans les mains les livres commandés auprès de ma librairie préférée ? J’aimerais faire une arche de Noé des connaissances, une nouvelle bibliothèque d’Alexandrie.

Lorsque j’arrive à atténuer le brouhaha des inquiétudes, je trouve que je vis une époque formidable. Et s’il arrive que je vive réellement ce que de plus en plus de personnes voient arriver, si mon niveau de vie chute drastiquement dans les prochaines années ou décennies, il me sera bien difficile de faire le deuil de choses aussi fabuleuses qu’un ordinateur, un téléphone, un ballon d’eau chaude, un lave-linge, un appareil photo…

J’ai bien conscience que mes capacités d’adaptation sont, comme celles de la plupart de mes contemporains, assez proches de zéro si la situation s’aggrave de façon dramatique, malgré mes efforts, ma soif de connaissances, mes envies d’autonomie. Je vis dans un rêve doux et naïf, je le sais.

Je repense à un passage d’un livre de fantasy lu il y a quelques mois. Le personnage qui s’exprimait râlait sur ces paysans mous des vallées fertiles où la terre était riche et facile, contrairement à son peuple à lui, dur et sans sensiblerie, habitué aux contrées arides et exigeantes.

Et je songe que je ne suis même pas au niveau d’un paysan mou…

Quel défi à relever !

Alors je me retrousse les manches et les neurones. Je suis bien déterminée à acquérir quelques-unes des nombreuses compétences nécessaires à ma survie de base et celle de ma famille, de sang comme de cœur.

Je me demande s’il y a, près de chez moi des personnes qui déjà s’organisent, échangent, peut-être imaginent ou créent un lieu de vie permettant d’atteindre une forme de résilience locale.

Je me questionne sur l’endroit où rejoindre ce genre d’individus. Faut-il que je reste dans les Alpes ou que je monte dans le Nord ? Faut-il trouver des gens sensibilisés à ces sujets ou bien créer un collectif là où je suis déjà, en informant le public, en étant moteur dans ma commune ? Dois-je faire de la pédagogie ou économiser mon énergie pour un collectif plus avancé ?

Combien de temps ai-je donc pour me préparer un minimum ? Deux ans, cinq ans, quinze ans ? Toute ma vie ?

Et puis, comment se prépare-t-on à l’effondrement de la biodiversité ? À des températures qui sont bien parties pour dépasser les cinq degrés de réchauffement global d’ici 2100 et plus encore ? Comment peut-on cultiver sa nourriture dans des conditions pareilles ?

Je retombe dans le désespoir, moi qui cherchais à être optimiste. Au fond, je le suis. Je ne peux pas ne pas l’être. La vie est un risque, quel que soit le contexte. Même sans ces crises écologiques, alimentaires, économiques, sociales… à venir, les dangers seraient partout présents et imprévisibles. Je peux me faire renverser par une voiture demain ou tomber gravement malade. Je peux faire un infarctus ou voir un de mes enfants blessé. Je ne peux pas tout prévoir, ni même un peu.

Le plus gros du travail que j’essaie de faire, au fond, c’est un travail d’acceptation, de lâcher-prise. Un peu comme un navigateur en mauvaise posture peut improviser une rame avec un bout de bois, mais ne peut ni changer le courant ni l’anticiper. Il me faut trouver le juste équilibre entre la préparation et l’improvisation, l’inquiétude et la confiance. Ne pas trop angoisser et ne pas me divertir trop.

Je me demande combien de personnes géographiquement proches sont empêtrées dans les mêmes cheminements intérieurs. Et je me dis que je pourrais me mettre à leur recherche.

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