20 -MaLine

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Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait. Comme tout le monde dans l’Enclave. Même l’immangeable Père Lombard, qui, malgré ses quatre-vingts ans douloureux, avait apporté à Livie des herbes médicinales qu’il était allé chercher dans les alpages en claudiquant, cramponné à sa canne. Jonas avait donné du miel et du pollen frais, Paola avait tissé une couverture de laine que Vittorio avait apportée avec un petit bracelet de perles de bois qu’il avait taillées dans le crucifix de sa grand-mère, bien précieux entre tous, porteur des bénédictions de générations successives de femmes pieuses. Les jumeaux Giulio et Marco avaient transporté Livie tous les jours avec leur petit attelage rapide et léger, Louie avait gardé Camo près de lui à la bergerie, lui donnant mille petites tâches simples qu’elle exécutait avec une fierté enfantine. Ceux qui croyaient avaient prié, ceux qui ne croyaient pas avaient quand même invoqué quelque chose de plus grand qu’eux, mais en vain.

En ce matin d’Avril indécent de soleil, ils suivaient tous la charrette tirée par deux chevaux noirs, dans laquelle étaient assis Jemma et Victor, face à face sur les banquettes de bois, les yeux baissés sur la minuscule forme blanche fantomatique d’Abby posée à leurs pieds. Aucune cloche ne sonnait le glas, elles avaient depuis longtemps été utilisées à autre chose, mais Pippo, qui avait une claire voix de ténor, conduisait la marche en chantant une lente ballade piémontaise au rythme du pas lourd des chevaux aux crinières tressées de rubans.

MaLine serra plus fort la main de Louie, qui portait Camo sur ses épaules. La petite n’avait pas voulu monter dans la charrette avec ses parents, se débattant comme une renarde prise au piège quand Victor l’avait déposée sur ses genoux. Il insistait pourtant, tremblant, proche de la rage, la mâchoire bloquée, le regard noir et fixe, et Camo hurlait de plus belle, figeant de douleur le groupe silencieux qui entourait le véhicule.

« Laisse, avait soufflé Louie à Victor en le prenant par la nuque. Laisse, je vais m’en occuper, je reste près de vous. ». Il l’avait tenu fermement ainsi, presque front contre front, jusqu’à ce que les yeux de Victor s’embuent et que ses épaules s’affaissent ; il avait lâché Camo que MaLine avait pris dans les bras, puis juchée, cramoisie et hoquetante, sur les épaules de Louie, tandis qu’ils prenaient place tous les deux juste derrière l’attelage.

« Il fait terriblement beau, pensa MaLine. C’est épouvantable qu’il fasse si beau. »

Elle n’arrivait pas à penser à autre chose. Les prés sous le soleil brillaient d’un vert triomphant, les champs de seigle du fond du vallon étaient émaillés de coquelicots dont les pétales évoquaient des papillons prêts à s’envoler dans l’air tiède, les mélèzes se paraient d’aiguilles douces et de bourgeons savoureux, les merles chantaient à gorge déployée, comme s’ils voulaient ajouter leurs notes à la voix pure de Pippo.

Au fur et à mesure que le cortège passait devant les maisons, leurs habitants en sortaient pour s’y joindre, chacun vêtu de sa plus belle tenue, comme pour une fête. Le Rogue, tout habillé de blanc, traversa la place en acceptant le bras que lui tendait Livie. Elle le conduisit jusqu’auprès d’un cheval dont il prit une poignée de crins pour s’ajuster à son pas. On quitta Saint-Paul pour passer à Petite Serenne, puis à Grande Serenne, où Silas et sa femme Marthe vinrent avec leurs instruments pour accompagner Pippo. Le violon et la flûte se mêlèrent aux chants des merles noirs. Il faudrait plus d’une heure pour arriver au cimetière de Saint-Antoine, à égale distance de Saint-Paul et de Maljasset. De là, on avait vue sur le vallon presque dans son entier, avec les vestiges du vertigineux pont du Châtelet à l’ouest, et les tendres prairies au bord de l’Ubaye en remontant vers La Barge. Des trois bâtiments qui se dressaient là autrefois ne subsistait plus que la chapelle Saint-Antoine avec sa fresque colorée et son clocher posé sur les rochers gris, et c’est sur ce promontoire que les habitants de l’Enclave avaient décidé de coucher leurs morts.

La nuit précédente, aux heures les plus noires, Louie avait rejoint MaLine dans la cuisine éclairée d’une seule bougie. Debout près du poêle, les cheveux dénoués, elle pétrissait avec rage une pâte blonde, les mains pleines de farine. Il s’était approché lentement, encore embrumé de sommeil, pour venir poser une main sur son épaule. Elle ne sursauta même pas, comme si elle l’avait senti arriver, ou qu’elle n’était même plus capable de surprise.

— MaLine, il est tard, qu’est-ce que tu fais ?

— Un pain aux noix, pour demain. Pour le déjeuner d’enterrement, avait-elle répondu sans se retourner.

Il avait laissé ses bras aller vers sa taille, l’entourant avec douceur.

— Tu en as déjà fait un cet après-midi.

— Eh bien j’en fais un autre, voilà.

Il entendit la toute petite montée dans les aigus de sa voix sur le dernier mot, et l’obligea à se retourner. Il dégagea une mèche de son front, lui passa derrière l’oreille, et elle leva vers lui un visage pâle et crispé.

— Je suis en colère, Louie. Je n’arrive pas à dormir. Je suis en colère.

— Je sais.

— Elle n’avait pas un an, tu te rends compte ? Mais dans quel monde on vit pour qu’on ne puisse même pas sauver un bébé de quelques mois ? Et ce n’est pas la première ni la dernière, tu le sais bien !

— Je sais, répéta Louie. C’est la vie.

Elle se dégagea de ses bras, furieuse.

— C’est la vie ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? On devrait juste hausser les épaules et dire « c’est la vie » ?

Louie se laissa tomber sur la chaise, hors du cercle de lumière de la bougie. Son expression était indéchiffrable. Il soupira :

— Oui, c’est la vie. On l’avait oublié, avant, parce qu’on vivait dans des pays riches, avec des hôpitaux, des médecins partout, des médicaments gratuits… mais il y avait des millions de gens qui n’avaient pas tout ça dans le monde, et dont les enfants mouraient comme Abby aujourd’hui, et comme d’autres demain.

— Je n’avais jamais connu la mort avant tout ça, tu sais, dit-elle d’une voix basse.

— Je sais.

Elle était bien allée à un enterrement, une fois, alors qu’elle avait dix ou onze ans. C’était celui d’un grand-oncle qu’elle n’avait jamais vu, du côté de son père. Elle se souvenait d’une église glaciale et de tout un tas de gens de la famille qui parlaient bas et ignoraient la petite fille qu’elle était. Point. La mort, c’était un mot vague, abstrait, qui voulait dire « plus jamais », mais à dix ans, le définitif n’existe pas.

Elle était fille unique, aimée, choyée, voire un peu gâtée. Elle allait à l’école, elle avait des amis — et cinq cent cinquante followers sur Instagram —, elle faisait du ski l’hiver, allait à la mer l’été, elle avait eu un hoverboard pour ses onze ans, un smartphone l’année suivante. Ses parents la protégeaient de la violence du monde, comme tous les parents aimants. Et puis un jour, l’univers entier s’était fendu, puis brisé comme une coquille d’œuf impossible à réparer. C’était l’année de ses seize ans, au moment où tous les possibles s’ouvraient sous ses pas, au moment où la révolte de l’adolescence se mêlait à des joies fulgurantes, comme l’été où Louie avait caressé sa joue et avait posé ses lèvres sur les siennes avant de se sauver en courant.

Elle avait perdu d’un seul coup toutes les cartes d’un jeu qu’elle venait à peine de découvrir dans sa main, le jour où Suzie, sa tante, mais surtout « presque-grande-sœur-amie-confidente » était venue la chercher au lycée où les cours étaient devenus sporadiques, et l’avait coupée dans son élan de joie quand MaLine s’était jetée dans ses bras :

— On part, Liane. Je t’emmène à Barcelo, on va rejoindre Julie.

— Maman ? Mais qu’est-ce qui se passe, elle est malade, il lui est arrivé quelque chose ?

Poing glacé au creux du ventre.

— Ou Papa ? Il y a un problème avec sa brigade ?

Suzie l’avait prise par la main, comme une enfant.

— Non, tes parents vont bien. Mais il faut quitter la ville, on part toutes les deux.

Froid paralysant, sensation d’engourdissement dans les bras et les jambes.

— Mais… Juan ? Et tes enfants ? Marius, Emilie ?

— Ils sont à Grenoble, justement, chez mes beaux-parents. Je n’ai pas de nouvelles.

Elle avait senti Suzie au bord des larmes, n’avait pas insisté. Un trou noir venait de se glisser dans la trame de l’existence, comme dans un film de science-fiction, un truc aux lèvres béantes qui l’aspirait tandis qu’elles se hâtaient vers la voiture de Suzie. Elle savait, sans vraiment savoir, que tout n’allait pas « bien » en ce moment. Elle savait que son père travaillait presque jour et nuit, que des voitures brûlaient dans les grandes villes, que tous les prix avaient monté de façon astronomique, et tout et tout… Mais sa vie d’adolescente ne se déroulait pas dans ce monde-là, c’était juste un bruit de fond en périphérie de ses préoccupations.

En sortant de Gap, Suzie avait pris la route de Jarjayes, le « raccourci qui rallonge » comme disait son père quand il venait la chercher le vendredi au lycée et qu’ils avaient envie de se sentir en vacances.

— Pourquoi tu passes par là ? avait demandé MaLine.

Suzie était blême, les mains tremblantes sur le volant.

— Il y a des pillages au supermarché sur l’autre route. Il y a l’armée. Il y a eu des morts.

— Des morts. C’était la première fois qu’il y avait des morts dans ma vie, Louie. Elle a dit « des » morts. Pas « un », mais « des » morts. À Gap, la ville où j’allais au lycée, où je faisais le mur de l’internat pour aller boire des cocas au MacDo avec mes copines, et où on rigolait comme des bossues en se moquant des gens qui attendaient à la caisse. Des morts qui pouvaient très bien être Alisson ou Jade, ou même Léo, le beau gosse de terminale sur qui on craquait toutes.

— Et moi, je n’avais pas de nouvelles de toi. Je m’en souviens, dit Louie depuis son coin d’ombre.

MaLine s’était tue, le regard lointain. Sa colère n’était pas tombée, mais s’était contractée pour revenir à sa place habituelle, une petite boule dure au fond de la gorge. Il lui semblait qu’elle n’avait jamais décoléré depuis ses quinze ans.

Le ciel commençait à s’éclaircir de manière presque imperceptible. Louie l’avait alors prise par la main.

— Viens dormir un petit peu. La pâte a besoin de lever, de toute façon.

Le cortège s’arrêta devant la chapelle éclaboussée de soleil. Le groupe silencieux et coloré s’écarta pour laisser s’approcher les porteurs qui glissèrent avec tendresse un travois de bois tressés sous le petit corps. Des bras virent entourer Jemma pour l’aider à mettre pied à terre, et Louie s’approcha de Victor pour lui tendre Camo qui s’endormait. La petite agrippa le cou de son père et se rencogna contre son épaule. Victor fit un signe de la tête à Louie et cala l’enfant contre lui en respirant ses cheveux.

Yilan avait rejoint le groupe quand ils étaient passés devant sa maison. Il avait tressé plusieurs longues guirlandes de brindilles et de fleurs des champs qu’il déposa autour du trou qu’avaient creusé Jonas et Ciccio. Tous ceux de Maljasset étaient descendus, à l’exception des quatre guetteurs qui ne pouvaient quitter leurs postes au-dessus de Combe Brémond. Elaine, sa guitare à la main, s’approcha avec Chiara dont les tresses brunes étaient nouées des mêmes rubans que ceux qui ornaient les crinières des chevaux. Dans le silence que seul troublait le vent d’Est s’élevèrent les accords clairs d’un adagio dont le nom s’était perdu, et la voix vibrante et haut perchée de Chiara chanta les mots d’un poète dont le pays lui aussi s’était perdu :

Credo che nessuno muoia

credo che l’anima in realtà

divenga un’ombra

e al culmine del suo vagare

si adagi ai piedi

d’un fiore non visto.

Quei fiori gialli

di cui son piene

le campagne

quando fai ritorno a casa

e vorresti che lei

esistesse.[1]

Puis, tandis que deux hommes commençaient à recouvrir la petite forme enveloppée de blanc avec la terre noire et riche du cimetière, MaLine, Elaine, Zélie, puis Livie et Chiara, et toutes les autres femmes s’approchèrent de Victor, Jemma et Camo pour les entourer d’un cordon de corps chauds et bienfaisants. Toutes tenaient la main d’une autre, et leur cercle se referma avec sollicitude sur les sanglots des jeunes parents. Et les garçons, les adolescents et les hommes s’y greffèrent en un second cercle, s’agrippant les bras et les épaules, et tous et toutes pleurèrent avec Jemma dont les cris rauques de douleur jaillirent enfin dans ce double cercle protecteur.

[1]Je crois que personne ne meurt.

Je crois que l’âme, en réalité

devient une ombre.

Et qu’à l’apogée de son errance

elle se couche au pied

d’une fleur invisible.

Ces fleurs jaunes

dont sont pleines

les campagnes.

Lorsque tu rentres à la maison

Et que tu voudrais

qu’elle existe. (Carlo Bramanti—Credo)

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