23 - Frédéric
Je sors du cimetière le cœur serré. Au moins, ma mère n’a pas souffert. Pas trop. Elle a eu accès jusqu’à la fin à des médecins compétents, à des médicaments efficaces, à un hôpital salubre, voire accueillant… Enfin, aussi accueillant que puisse être un hôpital.
J’essaie de voir dans ces derniers mois de murs blancs et de bips d’appareils électroniques quelque chose de rassurant. Je sais que j’ai des probabilités de souffrir du même mal d’ici deux ou trois décennies, et j’imagine sans difficulté à quoi pourrait ressembler ma fin de vie à moi, sans traitement, sans hôpital, et peut-être même sans médecin.
Je passe la main dans mes cheveux et salue d’un hochement de tête ceux qui se regroupent sous le cyprès de l’entrée du cimetière. Ma tante approche et me tapote l’épaule d’un air compatissant, puis me propose un bonbon à la menthe avec le même air espiègle que lorsque j’étais gamin.
Je hausse les épaules en souriant, glisse la pastille sous ma langue.
— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant, mon Fred ?
— Boire une bière ! je soupire.
— Non, mais après…
— Je vais commencer par une bière.
Elle se tait. Sa tête se penche et elle me demande, comme si elle ne connaissait pas déjà la réponse :
— Tu viens au restaurant avec nous ?
— Non, Jeanne, je dis avec une colère rentrée. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais nouer des liens avec eux. Même maintenant. Alors je vais m’épargner un repas chiant où ils vont essayer de faire comme s’ils la connaissaient vraiment. Toi et moi on sait très bien qu’on était les seuls à l’aimer et à être là. Je sais même pas pourquoi tu t’imposes leurs têtes de cons.
Jeanne se contente de sourire un peu tristement. Elle me serre contre elle, et je sens la boule dans ma gorge grossir encore.
Lorsqu’elle se recule, je me balance d’un pied sur l’autre, puis je m’éloigne lentement avec un sourire forcé. Au bout de quelques pas, je me retourne, passe l’angle du mur. Quelques mètres plus loin, je m’effondre sur le banc d’un abribus. Je pleure comme un gosse. Ma tête me fait mal, je renifle dans ma manche.
Au bout d’un long moment, je parviens à me redresser un peu. Je regarde les voitures et les autobus passer. Les larmes coulent encore longtemps.
Je reste là jusqu’à ce que la faim me fasse réagir. Je n’ai plus rien à pleurer.
Je descends lentement jusqu’au centre-ville et m’arrête au premier kebab. Je me pose en terrasse avec ma galette débordant de viande et de sauce blanche. La première bouchée est comme une petite résurrection. Je dévore mon shoot de gras et d’épices en regardant les pigeons de la place me trainer autour. Je leur balance quelques frites et sors mon téléphone de ma poche. J’hésite un peu en faisant défiler mon répertoire de contacts, puis lance l’appel avant d’avoir le temps de changer d’avis.
— Allô ?
— Ouais, Julien ?
— Fred ? Tu veux quoi, j’suis en train de finir un meuble de cuisine pour un resto.
— Ça te tente, une bière ?
J’entends l’autre hésiter, partagé entre le plaisir d’une mousse et la satisfaction du travail terminé.
— Bon, OK. Au Viv’s ?
— Ça marche.
La barmaid nous sert nos verres avec un sourire.
— Ben alors, les jeunes, on n’est pas samedi soir pourtant ! Je vous manque trop, c’est ça ?
— Parce que tu nous trouves jeunes, Margot ? demande Julien d’un air où l’ironie est seulement à moitié présente.
— Bah, je pourrais être ta mère, alors oui, t’es un jeunot, même avec tes quarante balais !
— Trente-six, précise Julien en haussant un sourcil blond.
Margot s’éloigne vers un autre client en se marrant.
J’entame ma bière, satisfait. Julien est LA bonne personne pour me changer les idées. Je le laisse commencer la conversation, je suis épuisé.
— Ben t’as une sale tête, Fred. Encore plus que d’habitude, c’est dire !
— Humpf.
— Tu veux en parler ?
— Non.
— Une fille t’a brisé le cœur ?
— On va dire ça.
— T’sais, va falloir t’en trouver une, de nana. Ou un mec, hein. Ou les deux, même ! Le genre solide, déjà informé, qu’a déjà un projet, voire un bout de terrain. Et avec ta belle gueule, hein, tu devrais pas avoir trop de mal !
— Tu veux pas que je m’inscrive sur Adopte un collapso, non plus ?
Julien éclate de rire et sa bonne humeur déteint doucement sur moi.
— Bah, ce serait peut-être pas si con, Fred ! J’y suis bien, moi !
— Oui, mais toi tu crois que tu vas y trouver « l’amour de ta vie ».
— Et pourquoi pas ? C’est pas parce qu’on va vivre des années difficiles qu’il faut pas être optimiste, hum ! Un peu d’amour, ça arrive même aux pires, alors pourquoi pas à nous ? Puis sans forcément aller chercher sur internet, des célibataires, y’en a plein Gap.
— Moui, ça doit pas en faire beaucoup, des collapsos libres, sur quarante mille habitants. On n’est pas à Paris, hein ?
— Attends, même dans le groupe du samedi, y’a des gens chouettes, quand même !
— Alors voyons voir, je fais avec un sourire narquois. Je suis plutôt hétéro, alors je zappe les mecs du groupe. Françoise a le même âge que Margot, ou pas loin. Christelle n’a pas de vie en dehors de ses mômes et de son taf. Virginie est un courant d’air, elle irait bien avec Thomas…
— Et Lucie ? Elle est cool comme tout, Lucie !
— Bah pourquoi tu lui parles pas, si tu la trouves sympa ? Elle est trop jeune pour moi !
— T’as quoi, quatre ans de plus que moi…
— …
— Ben la dernière régulière ? Elle est super, Suzie !
— Elle est mariée, et j’ai pas l’impression que son couple est ouvert, hm. Pis elle a deux gamins.
— Comment tu sais ça ?
— Ben je l’écoute quand elle parle pendant que toi, tu planes dans un remake de La Belle Verte.
Julien hausse les épaules :
— Toi aussi t’as un gosse.
— J’vois pas le rapport.
— Tu fais pas d’efforts !
— Invite Lucie au ciné au lieu de chercher à me caser alors que je t’ai rien demandé.
— C’est pas une mauvaise idée. Peut-être que je lui plais !
Je grogne, mais je souris. Quel adorable nigaud, ce Julien ! Je lui envie cette confiance en l’avenir, en l’humanité, en l’amour. Il a beau savoir pertinemment qu’on va en chier sévère dans les prochaines décennies, il reste tout de même enthousiaste. Voire même, et c’est incongru, heureux.
Julien finit sa bière et commande un hamburger à Margot.
— T’as faim ?
— Nope, je viens de manger.
— Bon alors, on fait quoi en premier jeudi prochain ? Une petite balade extinction de néons avec les nouveaux, ou bien on va semer des choux et des salades dans les espaces verts ?
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