24 -Le père Lombard
La voix de Sam le réveilla en sursaut.
— René ? René, tu es là ?
Il devait rêver de Joël, il lui semblait encore entendre son rire, lorsque, enfant, il dévalait la rue de Ménilmontant avec sa trottinette électrique toute neuve. Oui, il devait rêver de lui, sinon pourquoi cette humidité sur ses joues flasques et mal rasées ?
Sam ouvrit doucement la porte alors qu’il se levait de son mauvais fauteuil tout défoncé avec un grognement. Sa silhouette alourdie s’encadrait sur le seuil, elle hésitait à entrer. Il la comprenait, elle devait se dire qu’un de ces jours elle le trouverait là, raide mort sur son lit, au mieux. Et au pire, bavant et gargouillant après un AVC. À son âge, les deux lui pendaient au nez, et il espérait que ce serait la première éventualité qui se produirait.
— Je suis là, Sam, entre.
Elle posa sur la table le panier d’œufs qu’elle portait et s’approcha lourdement de lui, une main posée sur les reins. Son ventre la précédait, elle était belle comme le sont toujours les femmes enceintes, comme l’était Maryse quand elle attendait Joël, il y avait une éternité de cela.
— Assieds-toi, va, que tu vas me pondre le minot dans la cuisine !
Elle rit, se posa avec précaution sur une chaise et s’épongea le front :
— Tu dormais ?
— Non, je faisais des mots croisés en attendant le match de foot à la télé.
Elle eut une petite grimace moqueuse.
— Tu me fais marcher !
Il lui servit un verre d’eau fraîche. Bien sûr qu’il la faisait marcher, elle ne devait même pas se souvenir de ce qu’était la « télé ». Mais quand même… S’il en avait encore eu le courage, il aurait pu effectivement faire des mots croisés. Il en avait des carnets entiers, de ceux qu’on achetait autrefois dans les maisons de la presse ou dans les gares, il lui en restait des dizaines. Et peu importait qu’il les eût déjà tous faits, il avait économisé quelques précieux centimètres de gomme, ainsi que des rogatons de crayon de bois. Pendant toutes ces années, il les avait utilisés avec des précautions extraordinaires, sans trop appuyer, pour ne risquer ni de casser la mine, ni de trop user les crayons, et pour pouvoir gommer sans non plus trop utiliser de gomme. Il aurait pu tout effacer et recommencer les carnets à zéro, mais les mots croisés ne lui disaient plus rien.
— Je faisais une petite sieste. Il fait chaud.
En fait, il ne se souvenait pas du tout s’être endormi dans le fauteuil. Cela lui arrivait de plus en plus fréquemment. Il avait comme un trou entre le moment où il était sorti nourrir les poules ce matin et l’arrivée de Sam quelques minutes avant.
— Tu as mangé ce midi ? demanda-t-elle en lorgnant la cuisine vide.
— Oui.
En fait, il n’en savait rien. Et comme il lui arrivait de moins en moins souvent de ressentir la sensation de faim, cet indicateur ne lui permettait plus de savoir s’il avait mangé ou pas. Sam le scruta avec quelque chose qui ressemblait à de l’inquiétude.
— Mmmm… passe voir maman, elle a un morceau de gâteau pour toi.
Comme il allait protester, elle ajouta :
— Et elle a un service à te demander aussi. Je crois qu’elle voudrait que tu ailles lui chercher de la mélisse et de l’écorce de saule, elle en manque.
Il n’était pas dupe, mais Sam était bien la dernière personne contre qui il aurait pu se fâcher
— Oui, ma jolie, j’irai voir Livie en fin d’après-midi.
La jeune femme l’embrassa sur la joue en grimaçant à cause de sa mauvaise barbe piquante avant de redescendre chez elle, et il la regarda partir sur le chemin sinueux qui reliait les quelques maisons des Prats. Ce même chemin où, la veille, il avait vu arriver quatre mômes, dont la jolie Zélie et sa jeune sœur Chiara qui promettait aussi de devenir une beauté, chacune tenant par la main un des petits garçons des jumeaux de Maljasset, comment s’appelaient-ils déjà ? Impossible de s’en souvenir.
Cela faisait plusieurs jours qu’il les voyait tourner dans Saint-Paul, ces minots, par groupe de trois ou quatre, dès leurs tâches quotidiennes terminées. À la Halle, à la Bib, sortant de chez l’un ou l’autre. Lui n’aimait pas trop cancaner avec le monde, la compagnie des huit habitants des Prats lui suffisait largement, mais il n’avait pas eu besoin de demander pour comprendre que ces gamins-là étaient en quête d’informations sur le monde du dehors, sur Avant, comme ils disaient avec une majuscule. Il avait toujours pensé qu’un jour, les gosses voudraient savoir, comme tous les gosses. La génération de Sam s’était fait rembarrer par leurs parents, et l’urgence du quotidien les avait éloignés de ces questions. Mais forcément, un jour, tout ça devait bien ressortir. Et ces gamins-là se fichaient bien de savoir qui ne parlait plus à qui et pourquoi. Leurs histoires de vieux les indifféraient, tant elles devaient leur paraître antédiluviennes.
La veille, donc, la jeune Zélie s’était avancée vers lui d’un pas ferme, le gamin au bout de son bras essayant vainement de se planquer derrière elle tandis qu’elle approchait de la maison.
— Bonjour, père Lombard !
— Bonjour petite.
Il se tenait sur le seuil, la porte entrouverte derrière lui, sans doute s’apprêtait-il à partir déboucher la canalisation de la source, qui, trouvait-il, avait baissé de débit. Il avait vu que Chiara se tenait en retrait et chuchotait furieusement à l’oreille du gamin qui l’accompagnait, et qui semblait vouloir aller voir le cochon dans le parc voisin.
— Vous avez fait une sacrée trotte depuis Maljasset, non ? leur demanda-t-il sans amabilité.
Les jeunes semblaient s’armer de courage, Zélie remontant avec nervosité une mèche noire et bouclée sur son front, le jumeau toujours terré derrière son dos, et Chiara serrait fort la main du deuxième qui commençait à trépigner.
— Laisse ce môme aller voir le cochon, toi, lança-t-il à Chiara. Et toi, dit-il en regardant Zélie, envoie le petit jouer avec son frère. Le cochon est gentil comme un chien de salon, ils ne risquent rien que de se salir, et ça ne changera pas grand-chose. Je ne parle pas devant des bébés, si c’est bien pour ça que vous êtes venues ?
Les filles se consultèrent du regard, et lâchèrent les garçons qui filèrent sans demander leur reste. Mais que leur avait-on donc raconté, à ces gosses ? Qu’il les dévorait à ses heures perdues ?
Il s’assit sur le banc devant la maison, et leur fit signe de prendre place. Les filles se mirent sur le banc d’en face, inconsciemment l’une contre l’autre, épaule contre épaule.
— Alors ? J’ai entendu dire que vous aviez des questions à poser, je me trompe ?
— Oui, père Lombard, répondit Chiara.
— Appelle-moi René. Mes amis m’appellent René.
— Merci René, dit Zélie.
Elle avait de très beaux yeux, comme Maryse. « Des yeux de chevrette », disait-il alors. Elle était sa chevrette, peu importait qu’ils vivent à Paris au milieu des voitures et des immeubles, il la regardait et devant ses yeux, se superposait l’image de la chevrette dorée surprise sous le couvert des mélèzes, fugitive, aux pattes fines comme les jeunes arbres, ses grands yeux noirs et liquides posés sur lui, le gros balourd au fusil cassé sur le bras, incapable du moindre mouvement. Et Joël, serré contre elle dans une écharpe bleue, les yeux fermés dans un rayon de soleil, bienheureux… Tu ne l’as pas tuée, cette chevrette, dis, René ? Et son Bambi dans l’écharpe, tu ne l’as pas tué non plus, hein ?
Il entendit les rires des deux garçons qui donnaient à manger au cochon. Les filles ne disaient plus rien. Il espéra que ce n’était pas l’une d’entre elles qui lui avait demandé pour le Bambi, elles n’avaient pas besoin de savoir ça.
— Pardon, dit-il, je rêvais. Allez-y, dites-moi pourquoi vous êtes venues de si loin.
Il n’aimait pas le monde d’avant, et il n’aimait pas celui-ci non plus. Il aurait préféré que tout s’embrase dans un grand « boum » définitif, rayant de la carte la totalité de l’humanité et l’ensemble de ses œuvres. Maryse était morte d’un cancer trois ans avant le début de la fin, tant mieux pour elle, cela lui avait évité de crever sans soins au Moyen Âge, comme la petite Abby, hier encore. Joël était resté à Paris avec sa femme et son jeune fils, et lui, René, était revenu panser la plaie béante de la disparition de Maryse dans sa maison de famille aux Prats. Il avait pris un congé sabbatique financé par la vente de leur appartement parisien qu’il s’était mis à haïr de toutes ses forces. Ici, au moins, tout n’était pas gangrené par la vie moderne.
Depuis longtemps, il sentait que rien n’allait. Maryse le tempérait, le cajolait, et son inaltérable optimisme l’enveloppait doucement, même s’il ne changeait rien à ce qu’il ressentait au fond de lui. Rien n’allait dans ce monde en voie d’uniformisation, où toutes les villes du monde se ressemblaient, où l’on mangeait la même chose de Hong-kong à Milan, où les frontières n’étaient plus que des passoires à grosses mailles, laissant entrer toute la misère du monde avec son cortège de fanatiques et de va-nu-pieds. La culture de son pays disparaissait, on n’allait plus à l’église le dimanche, les jeunes ne savaient plus rien des guerres où avaient courageusement péri leurs aînés, on acceptait que les hommes se marient avec d’autres hommes, que les femmes fassent des enfants sans père, que les arabes prient dans les rues et que les gens des pays de l’Est travaillent pour quatre fois moins cher que les français. Il n’y avait plus de règles, même plus d’orthographe, et l’on risquait à chaque instant de s’aliéner un groupe ou l’autre si l’on émettait une opinion différente de la masse bien-pensante.
« Arrête, disait Joël, ça fait vieux facho quand tu parles comme ça !
— C’est la décadence, tu ne vois pas ? On est en fin de civilisation, toutes les valeurs disparaissent et toi tu trouves ça normal ?
— Toutes TES valeurs disparaissent, peut-être. Mais nous, les jeunes, on en a d’autres, et c’est nous qui devons changer tout ça !
— MES valeurs, s’étranglait René, MES valeurs ? Mais ce sont celles de toutes les générations qui t’ont précédé, et ce sont celles dans lesquelles je t’ai élevé.
— On voit où ça nous a menés, tiens !
— Tu n’as jamais manqué de rien, tu as fait de bonnes études, tu as un bon boulot, un appartement, c’est grâce à quoi, c’est grâce à qui, d’après toi ? C’est grâce à MES valeurs de vieux facho, comme tu dis !
Son regard. Bleu comme celui de son père, mais dans le visage de sa mère. Le Bambi dans l’écharpe. Avec des dents de loup à présent. Le Bambi qui lui avait tourné le dos pour partir en Afrique « faire de l’humanitaire » avec sa jolie femme médecin et son enfant en bas âge. Joël, son fils chéri, qui préférait soigner les petits moricauds plutôt que de rester avec son père et le laisser profiter de son petit-fils. Le Bambi dont le dernier message téléphonique avait été : « Tu l’auras, ta fin du monde, Papa. Ça a déjà commencé ici, ce sera chez toi dans pas longtemps. ». Il avait quand même dit « Je t’aime », à la fin. Et puis les communications avaient été coupées, les pays du Sud grillaient sous des sécheresses inimaginables, les gens y crevaient de maladies oubliées, ou mouraient en essayant de venir en Europe, l’essence était venue à manquer, la Bourse avait fondu les plombs, les riches s’étaient barricadés avec leurs lingots d’or, les pauvres s’étaient entre-tués pour des boîtes de conserve. Il avait été militaire pendant vingt ans, avant de se reconvertir dans le bâtiment. Il ne doutait pas que la crise se fût aggravée dans les mois qui avaient suivi le discours du Rogue à la mairie. Il ne s’en préoccupait pas, à l’époque, muré dans la douleur que le silence de Joël lui infligeait sans remords. Mais il avait déjà vu le processus se produire ailleurs et en d’autres temps. Émeutes, violences, maladies, famine, sauve-qui-peut, exodes, autres violences, interventions militaires musclées sur les cendres encore fumantes, rassemblement des populations survivantes dans des lieux sécurisables. Il avait déjà vu ça, mais pas d’une telle ampleur.
Il aurait pu le dire, lui, René, que ça allait finir ainsi. Maryse et sa joie de vivre l’avaient trop amolli pendant des années. Mais il l’avait toujours su. Avec internet, la mondialisation, l’individualisme, la disparition progressive de toutes les autorités faites pour maintenir solide le mur de civilisation que l’être humain se devait de construire pour contenir sa propre violence, tout devait s’écrouler, tout.
— Vous savez ce qu’il y a dehors ? demanda Zélie. Vous savez s’il reste des gens ?
— Ça m’étonnerait qu’il reste grand-monde, à présent. On était trop nombreux pour survivre à ce qui est arrivé, trop dépendants, trop incapables de se débrouiller tout seuls.
— Mais nous, on est là, dit Chiara avec véhémence. On n’est pas morts, et il n’y a pas de raison qu’il n’y ait que nous.
René la considéra avec quelque chose comme de la commisération.
— Nous, on est loin de tout, on nous a oubliés. On n’est pas tout à fait morts, petite, mais ça viendra. Un jour, il y aura plusieurs mauvaises saisons et pas de récoltes, ou l’eau viendra à manquer, ou bien on chopera un virus venu d’ailleurs, ou alors les gens du dehors qui s’accrochent encore n’arriveront plus à empêcher les centrales nucléaires d’exploser. On n’en sait rien, on ne sait plus rien, d’ailleurs.
Il se leva et fit tomber le banc derrière lui. Les deux garçons s’arrêtèrent de jouer avec le cochon pour le regarder.
— Joël, laisse cette bête tranquille ! cria-t-il par-dessus la tête des deux filles interloquées. Tu vas finir par le rendre marteau !
Il vit dans le regard de Maryse qu’il avait crié trop fort, elle écarquillait les yeux, inquiète. Non, pas Maryse, pas Maryse. Zélie, c’est comme ça qu’elle s’appelait celle-ci.
— Tu sais bien à qui il faut poser tes questions, hein ? Tu sais bien qui est responsable de tout ça, fit-il en un large geste qui englobait toute la vallée derrière lui. Demande au père de Liane, et à monsieur Antoine Lerogue pourquoi on est tout seuls ici, revenus à l’âge de pierre !
Les filles avaient repris les petits par la main, Zélie entraînait déjà sa sœur dans le chemin creux. Mais Chiara se retourna, fit quelques pas vers lui, les mains tremblantes, mais ouvertes :
— Pardon, René. On ne voulait pas vous déranger, on ne voulait pas vous rendre triste.
Et, tandis qu’elle rejoignait sa sœur dans le soleil poussiéreux de fin de journée, il pensa à Joël dans les bras de sa mère, bienheureux, endormi, comme si l’avenir ne devait jamais lui causer la moindre peur.
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