À quoi servez-vous ?
C’était comme désert. Juste une forêt de bâtiments cubiques. Strictement identiques les uns aux autres. Pas de cinéma ni de parc. La seule verdure s’échappait des pavés craquelés et encore, c’était jaunâtre. De l’herbe sèche. Mis à part ça, que du gris. Partout du gris.
Quelques lampadaires décharnés suçaient péniblement le peu d’électricité disponible pour ce quartier. Le quartier pauvre.
Personne dans les rues. Forcément, on travaillait.
Sauf Alfred qui raclait le béton granuleux d’un trottoir posé de travers. Il traînait à travers les rues dans l’espoir secret que le ciel lui tombe sur la tête. Espoir inutile, puisqu’en regardant en l’air on s’apercevait qu’un plafond métallique couvrait le firmament.
Ici, en bas, on vivait dans l’ombre de la ville et c’était sombre comme la nuit.
Le mont Cacumen avait été taillé en trois disques, donnant à la ville une allure de pièce montée. En bas, la misère, disque le plus large. En haut, disque le plus étroit, la richesse donc. Puis au milieu, les ni trop pauvres, ni trop riches, disque de taille moyenne.
Plus on vivait haut, mieux ça allait, mais Alfred, lui, vivait bas, donc ça n’allait pas. Pourtant ça lui allait. C’était ainsi, et c’était bien comme ça, pensait-il souvent.
Mais aujourd’hui, ça n’allait plus. Son esprit se nouait en de sombres nœuds qu’il tentait vainement de démêler.
Faut dire qu’il craignait les représailles. Parce qu’il en était certain : il y aurait des représailles. C’est qu’il n’était pas idiot, notre Alfred. Mieux, il était observateur, ce qui en faisait tout l’inverse d’un idiot. Et il avait bien vu, remarqué, noté, les disparitions de ses voisins au moment exact où ils avaient perdu leurs boulots.
Il y repensait, vivement.
Il y avait eu ce moustachu, disparu après une vilaine grippe l’ayant empêché d’assurer son travail durant trois jours.
Puis ce vieux qui frottait les statues, disparu après une crampe à la main.
Et aussi ce gamin. Il avait quitté son job en fanfaronnant que c’était pour « s’élever dans l’échelle sociale ». Alfred l’avait cherché du regard lorsqu’il passait dans les quartiers d’en haut, mais il ne le revit jamais. Lui aussi avait disparu.
Un flot de visages inondait sa mémoire accompagné d’une question brève : « Que sont-ils devenus ? »
La réponse suivait d’elle-même : « Ils sont mo… » Non. Il stoppa sa pensée, la craignant trop.
L’angoisse, froide, visqueuse, grimpait en lui.
Il croisa un gars qui le regarda en biais. « Il sait », pensa instantanément Alfred en accélérant le pas. Et plus tard, un autre qui ne le remarqua même pas. « Il sait, mais fait mine de ne pas savoir », se disait-il alors.
Tous étaient suspects.
Sans s’en rendre compte, il avait fait exactement le même chemin qu’habituellement. Celui qu’il suivait pour aller travailler. Et voilà qu’il se retrouvait face à la grille froide et métallique qu’il connaissait si bien. Une foule attendait sagement, alignée devant un petit poste de contrôle au béton triste, sous l’œil des policiers.
C’était là qu’on montrait patte blanche pour accéder aux autres quartiers. Il savait qu’il ne pourrait plus passer, mais il était venu quand même, pour voir.
Il y avait un groupe de policiers, là-bas, qui parlait fort et riait grassement, cigarettes fourrées entre les doigts. Alfred s’en approcha, l’air faussement tranquille. Faut dire que ces uniformes-là, c’était jamais bon signe. Coiffe de fer, cape bleu marine, gilet bleu océan, bottes et pantalon noirs. Un seul regard suffisait à en comprendre la menace.
Il se planta devant eux et les fixa mais ils l’ignorèrent. L’un d’eux lui jeta bien un regard en haussant un sourcil, mais bon, c’était la pause.
Il conclut alors qu’il n’était pas recherché, et ça allait mieux.
« Pas encore, » rectifia-t-il.
Alors, ça n’allait déjà plus.
Il déambulait toujours, sans but, et le soleil s’éteignait doucement. Il n’avait plus qu’à attendre le couvre-feu pour rentrer chez lui. Voilà, une journée de foutue en l’air.
Le couvre-feu, ça aussi c’était quelque chose. Le Roy l’avait imposé quelques années auparavant. Ça concernait uniquement le quartier pauvre. Apparemment, c’était pour : « préserver les quartiers du haut. »
C’est que Cacumen, c’était une ville symbole de la fête, de la richesse et du bon goût. Pas question, donc, de laisser les pouilleux déambuler à leur bon vouloir dans les rues de la cité.
Bon, on avait tout de même besoin de quelques-uns d’entre eux afin de remplir les verres le soir venu. Donc on avait créé tout un système pour ça, creusant quelques tunnels ici et là, qu’ils se déplacent hors de la vue. Et fallait une autorisation de travail nocturne, sinon… bah sinon, Dieu sait ce qu’il se passait, mais ce n’était certainement pas jojo.
Bref, ce qu’il faut retenir, c’est qu’à Cacumen, les ouvriers aux mains granuleuses et aux chiquenaudes branlantes, ça faisait pas bon genre.
Ça ne le choquait pas, le Alfred, non. C’était comme ça, et puis voilà. Après tout, ça lui allait, il travaillait, puis il rêvait. Chanceux qu’il était, il ne cauchemardait jamais.
Enfin, ça, c’était avant.
Il s’accouda à la rambarde du bord de la ville et observa l’extérieur vide de tout. Indifférent.
Le soleil se couchait sur l’horizon, écrasant les champs de son aura rougeoyante. Les derniers rayons venaient lui caresser la peau, chaleureusement. Lui, souffla froidement.
Aujourd’hui, ça avait été une belle journée. Il n’avait fait ni trop chaud, ni trop froid. Pourtant, tout lui avait semblé morose.
Il sursauta, son cœur s’accélérant vivement dans sa poitrine. On venait de lui tapoter l’épaule.
Se tournant, lentement, il s’apprêtait déjà à affronter son destin avec un dernier trait d’esprit bien senti : « bon, ben voilà, je suis eu », levant les mains en l’air.
Mais il n’en eut pas besoin.
C’était un petit homme vêtu d’un costume trop grand et coiffé d’un chapeau melon qui n’avait plus grand-chose de melon, laissant apercevoir sa calvitie au-travers d’une déchirure béante. Une cravate à la pointe arrachée pendait autour de son cou. Sa moustache, trop pointue, semblait pouvoir servir d’aiguille à tricoter et ses souliers vomissaient par leurs bouts un petit bouquet de doigts de pieds fatigués.
Ce n’était vraisemblablement pas une menace.
Fallait le voir farfouiller dans son épaisse mallette, plus grande que lui, tout en grognant sous le poids de l’objet.
Il en sortit une photographie qu’il plaqua en l’air, juste à côté du visage d’Alfred. Ses yeux firent de nombreux allers-retours entre l’un et l’autre, vivement. « C’est cela, c’est cela », commentait-il pour lui-même.
Enfin, assuré, il hocha la tête puis s’enfonça la photographie dans sa petite bouche aux dents pointues. Alfred l’observait faire, sidéré.
— Décholé, c’est la procédure… expliqua-t-il en mâchant.
Alfred écarquilla les yeux, l’air de dire « je vois », mais il ne voyait pas.
Le petit homme leva l’index, signe que ça venait, puis il avala. On pouvait suivre le parcours du papier sous sa gorge. La boule s’arrêta un temps, d’ailleurs, à mi-chemin, mais pas découragé pour un sou, il s’enfonça le pouce dans le gosier et poussa. Ce qui fit un vacarme terrible.
— Ralala ! Le papier mâché, quelle saloperie ! râlait-il de sa voix enrouée. Alfred de prénom ? Quatre million six cent mille cinquante-cinq de nombre de famille ? C’est cela ?
— Euh… oui… confirma Alfred avec surprise.
— Eh bien c’est votre jour de chance l’ami, vous êtes convoqué par le Roy de la Raikipu-Oblique en personne ! annonça le petit homme pas peu fier.
— Le… ?! s’étonna Alfred.
— Lui-même !
— Mais… mais pourquoi faire ?
— Qu’est-ce que j’en sais moi ? Je suis messager, pas voyeur.
Cela étant dit, ils s’observèrent dans une incompréhension pesante que le moustachu ne laissa pas durer puisqu’il s’en alla avec sa démarche de caneton.
Alfred resta quelques secondes là, à le regarder. Le temps que ça monte au cerveau et qu’il comprenne qu’il lui fallait le suivre. Alors il lui courut après et l’air s’écarta pour le laisser passer.
Sa poitrine le faisait souffrir à chaque bouffée d’air. Voûté, les deux mains appuyées sur les genoux, il haletait.
L’autre, frais comme un gardon, bavardait avec un policier, faisant de grands gestes. Alfred s’approcha, toujours suant.
— Prénom ? demanda sèchement le policier.
— Alfred.
— Nombre de famille ?
— Quatre million six cent mille cinquante-cinq.
— Dites-donc, vous n’êtes pas unique, vous ! ricana l’agent. Vous auriez dû vous appeler Tartinette, vous auriez été le troisième seulement ! s’amusa le policier.
Alfred ne sut quoi répondre.
— Je le sais, parce que moi, je suis le deuxième, précisa l’agent en faisant un clin d’œil qui souleva le coin droit de sa moustache.
— Bravo à vous Tartinette, se sentit obligé de répondre Alfred.
— Pour vous c’est monsieur l’agent. On n’a pas peint les cochons ensemble.
Silence glacial.
D’un geste de la main il ordonna qu’Alfred lui montre son passe d’identité. Ce qu’il trouva sans mal puisque c’était le seul bien qu’il possédait encore. Il hésita à le montrer, de peur que l’agent s’aperçoive de sa situation mais il n’eut pas le temps d’en imaginer les conséquences puisque ce dernier lui arracha des mains. Il le scanna à l’aide d’un petit appareil tactile, puis fit défiler son doigt sur l’écran. Sa moustache commentait chaque information, se balançant de gauche à droite au rythme du flux. Brusquement, elle se souleva d’étonnement.
— Z’êtes à sec mon vieux ! Y’a même pas de quoi s’acheter un croûton, dites !
— Oui… c’est que… j’ai perdu mes boulots récemment et…
— Terrible, terrible. Voyez, vous vous seriez appelé Tartinette que vous auriez eu une meilleure vie. Bah !
Il lui rendit son passe avec un clin d’œil qui, cette fois, souleva le coin gauche de sa moustache. Se tournant, il appuya sur un bouton qui ouvrit l’accès vers les autres quartiers, et le chapeauté s’y engouffra. Alfred le suivait, troublé par l’échange avec le policier.
Un ascenseur, à peine arrivé, ouvrit ses portes vitrées dans un grincement métallique. Le petit homme lui fit signe d’entrer. Il venait tout juste de passer le seuil que les portes se refermèrent dans un claquement sec — comme une guillotine — et la cabine s’éleva en tanguant de gauche à droite.
Alfred se cramponnait à la rampe. C’était une première pour lui.
Son guide leva le doigt vers le toit, pour dire silencieusement « on va tout en haut. »
Tout était vitré, absolument tout. Le plafond, les murs, le sol. Tout donnait le vertige.
L’estomac d’Alfred se nouait alors qu’il voyait le sol s’éloigner mais, à sa grande surprise, ça ne dura pas et l’appréhension laissa sa place à une autre sensation, nouvelle. Une douce euphorie emplissait ses veines.
Il fixait le sol. Cacumen se ratatinait sous ses pieds. Le quartier pauvre et son paysage nécrosé n’était déjà plus qu’une bouillie grise aux blocs bien rangés qui laissait sa place à la monotonie du quartier moyen. Une mélasse de rues.
Puis vint le quartier riche, ridicule vu d’ici. Les terrasses n’étaient plus que de petits points lumineux et les routes, de simples traits hésitants.
C’était comme s’il contemplait une maquette surchargée et ce quartier tant vanté devenait alors un simple échec. La verdure semblait avoir été jetée là, sans logique. Les tours de marbre blanc devenaient ridiculement petites. Et il y avait des bâtiments partout, trop, qui s’encastraient les uns sur les autres.
Un stade au sommet d’un immeuble… une cascade sur un rond-point… quel désastre architectural ! Tout s’enchevêtrait, s’emmêlait salement, c’était le débordement.
Mais ce qui interpellait le plus Alfred, c’étaient ces points noirs qui grouillaient de partout. Ces gens. « Ils ne valent rien vu d’ici », pensa-t-il malgré lui en plantant son doigt sur le sol pour perturber la fourmilière.
Le petit homme le regardait faire, tapoter le sol agenouillé comme un gros crapaud.
Ces points qui foisonnaient n’étaient plus ces êtres arrogants. Les voilà inoffensifs. Ils pourraient bien crier qu’on ne les entendrait pas, d’ici. En fait, ce n’étaient que des détails. Des inutiles, comme lui.
Voilà ce qu’il pensa Alfred. Avec un poil de cynisme, certainement, mais sincèrement.
Un soubresaut faillit le faire tomber. La cabine s’arrêtait net, ramenant Alfred au réel. Il sortit de l’engin, chamboulé.
Majestueux, le palais de Versouille lui faisait face. Et il prit une nouvelle claque.
Ils étaient au sommet de Cacumen, plus haut que haut. Au-dessus du quartier riche, sur la pointe tordue du mont. On y avait construit ce palais, si immense qu’il débordait de chaque côté du pic faisant se demander au monde s’il n’allait pas basculer dans le vide.
Alfred ne jeta pas un œil à droite. Ni à gauche. Il fixait devant lui la vaste façade qui masquait l’horizon. Elle paraissait si loin et si près à la fois…
Ils s’engagèrent et leurs pas bruissaient sur le tapis de velours.
De chaque côté s’étendaient des jardins fastes remplis d’arbustes taillés en toutes sortes de formes plus ridicules les unes que les autres : gouttes d’eau, couronnes, sceptres, chiens, chats, phacochères, poneys… un véritable musée naturel et splendide. Pour briser le vert, chaque végétal se voyait séparé des autres par d’immenses statues blanches et froides d’hommes nus en position de yoga. Chaque fois différente. Elles étaient si bien sculptées qu’on y discernait les plis des muscles et les froissements de la peau.
Mais c’est surtout l’édifice qui attirait l’œil.
Parce qu’il était gros, déjà.
Parce qu’il montait si haut dans le ciel qu’on risquait le torticolis en observant le sommet.
Parce qu’il était doré, surtout, taillé dans l’or brut et il brillait tant qu’on aurait dit du toc. Pourtant, c’était vrai.
Au centre, en bas, se dessinait la large porte d’entrée. De nombreuses fenêtres s’étalaient avec symétrie sur la surface du bâtiment, trahissant son nombre d’étages. Alfred en conta vingt-cinq, mais en vérité, il y en avait trente. Il était trop troublé pour savoir compter.
Lui qui s’était senti si grand et si fort il y a peu, était redevenu insignifiant face à ce colosse d’architecture. Alors c’est avec un respect non feint qu’il pénétra à l’intérieur.
C’était décoré avec excès. Surchargé de petits objets inutiles. On trouvait là du mobilier qui portait les noms des rois Franzais, puis sur les murs, des portraits de rois Franzais et sur des socles, des bustes de rois Franzais. Sans parler de ces fauteuils qui étaient partout, abîmés par les croupes de rois Franzais.
Le rez-de-chaussée était parfaitement symétrique et de chaque côté d’immenses colonnes dorées supportaient l’édifice en s’agrippant au plafond. Dessous, de nombreux salons cossus y avaient été installés pour remplir l’espace. Entre elles, au centre, tranchait une large allée centrale, comme un boulevard d’intérieur. C’est là qu’il se trouvait, Alfred, tournant la tête de gauche à droite, frénétiquement, pour ne rien rater.
Il voulait tout voir. Tout mémoriser. Gober ces lustres étincelants, dévorer ces natures mortes, picorer tous les petits objets décoratifs disséminés de toutes parts.
Il était si absorbé par cet étalage de bon goût qu’il ne remarqua même pas qu’il venait de gravir les trente étages.
Face à lui, avachi, le royal Roy était las.
Les jambes croisées, le buste affaissé, la croupe enfoncée dans les coussins rouges cramoisi de son trône, il était là.
D’un coup sec sur l’épaule d’Alfred, son guide le fit tomber à genoux.
— Je vous prie de pardonner ce brave homme, mon bon Roy, il n’a guère l’étoffe d’un courtisan aguerri, déclara-t-il poliment.
Alfred scrutait le Roy par en-dessous. Impressionné par cette incarnation de la fringance.
Sa couronne éclatante, recouverte de gemmes chatoyantes, défiait l’or des lambris. Bon, elle penchait sur la droite, témoin d’un crâne bercé trop près du mur. Mais ces mèches rebelles qui s’en échappaient, ondulant avec grâce jusqu’à venir se voiler sur ses épaules, rattrapaient le tout. Ses yeux d’un bleu hypnotisant, aussi, venaient contraster la pâleur fade de sa peau. Il y avait un lourd manteau de velours carmin qui enrobait ses épaules, lui dessinant une carrure large et lui offrant une certaine prestance. Quand bien même, à le voir se curer le nez allègrement du bout de son sceptre en forme d’index dressé, on comprenait qu’il ne manquait nullement de détente.
Ainsi, le Roy trônait là, las, hélas.
Et il soupirait si fort que ça résonnait, encrassant la pièce d’une odeur de punaise de lit. Tout en continuant de farfouiller à l’intérieur de son nez, il observait Alfred qui souffrait en silence, supplicié par son dos. Enfin, d’une voix nasillarde, il finit par dire :
— À quoi servez-vous ?
Question qui surprit Alfred. Ses méninges se tordaient déjà dans tous les sens pour chercher quoi répondre. En vain.
— Il m’entend ? Hé, ho ! Vous m’entendez ? insista le Roy, tortillant ses fesses sur le trône. Il plissait les yeux, comme on fait pour voir les abrutis.
— Eh bien je… en fait… sers… à… enfin… je… barbotait Alfred qui s’engluait dans un marécage verbeux. Pourtant, la réponse était simple : « À tout. » Voilà. Suffisait qu’on lui demande et il ferait, lui qui ne rechignait à rien. Malheureusement pour lui, impossible de le dire. Ses idées s’entrechoquaient dans sa gorge, s’amassant en créant un épais bouchon qui tentait de forcer l’accès. Et ça giclait d’un coup en une bouillie infâme et incompréhensible. Chaque tentative devenant plus pitoyable que la précédente.
— Mais il est pété le truc-là ! se plaint le Roy en regardant son messager.
— Pourtant, il fonctionnait parfaitement tout à l’heure, lui répondit l’autre, emmerdé.
Alfred, à genoux, essayait toujours mais ça ne venait pas, décidément. Des bulles s’éclataient au coin des lèvres et tombaient au sol en formant une flaque visqueuse.
— Vous voyez bien qu’il déraille complètement votre machin ! s’énerva le Roy en se levant dans un élan.
Il s’approcha d’Alfred pour l’examiner, frottant son menton. De sa poche, il dégaina un monocle qu’il se fourra sur l’œil droit avant de se mettre au niveau du visage d’Alfred en s’accroupissant. Il lui attrapa le menton, ouvrit la mâchoire et fourra sa main pour attraper la langue qu’il tourna de gauche à droite, puis de droite à gauche. « Rien », songeait-il en la relâchant.
Il grommelait une petite comptine, signe qu’il réfléchissait. Quand il cessa, sa bouche se déformait en un sourire espiègle. Une idée venait de germer dans son royal cervelet.
Il leva son sceptre, l’observant. Y ajouta sa seconde main pour affirmer la prise. Fit quelques moulinets brefs dans les airs, pour en soupeser le poids. Fin prêt, il se mit en position et le geste fut vif, cette fois.
Il propulsa son sceptre dans les airs, l’amenant loin derrière lui avant de le faire revenir avec force sur Alfred qu’il fixait de ses yeux intenses. Le pauvre homme n’eut même pas le temps de lever la tête : elle bascula sur le côté, avec fracas.
On aurait dit qu’un marteau avait écrasé un œuf.
Alfred dégringola comme une poupée de chiffon, son crâne heurtant le sol dans un craquement sec. Cerise sur le gâteau, la fière crotte de nez royale, pêchée plus tôt, était accrochée fièrement à sa joue rougie.
Le Roy regagna son trône, pas peu fier, coudes sur les genoux, tête dans les mains.
— Bien, reprenons, annonça-t-il guilleret. À quoi servez-vous ?
On aurait dit un poisson hors de l’eau. Le pauvre avait la bouche qui béait en grand. De son crâne suintait un filet de sang qui se mêlait à la bave et aux larmes qui coulaient de travers en laissant de longues traînées cristallines.
— Et voilà qu’il fuit maintenant ! Non mais on aura tout vu ! s’emporta à nouveau le Roy, tapant rageusement sur ses accoudoirs.
— Si je puis me permettre, mon Roy, je crains que ce sujet-là ne soit pas très bavard… tenta d’expliquer le chapeauté en s’inclinant bien bas. Trop bas. Si bas, d’ailleurs, qu’il en perdit son chapeau qui chuta au sol révélant la chauverie de son crâne.
— Pas très bavard, vous dites ? demanda vivement le Roy.
— Oui… murmura le petit homme.
— C’est une blague ?!
— Je crains que non, ou alors j’aurais un humour bien frelaté… se justifia le messager, continuant de se courber. Sa tête atteignit ses talons et vu de côté, il faisait un cercle.
— Rappelez-moi, Ravert… Quel était le but de votre mission, au juste ?
— Vous trouver un nouveau perroquet, mon Roy.
— Très exactement, et donc, quelle est la particularité de ces zoziaux-là ?
— Il parle… ? répondit Ravert timidement.
— Exactement ! cria le Roy. Alors qu’est-ce que vous voulez que je foute d’un « perroquet » qui « n’est pas très bavard » ?!
— Ben… c’est qu’en fait… je me suis dit qu’avec un peu d’entraînement…
— Je veux un moineau répétiteur ! Pas un benêt à qui il faut enseigner le pépiement !
— C’est qu’il n’y en a plus… Vous les avez tous dévorés mon Roy… Plus rien ne vole dans ce pays.
— Mais je m’en tamponne de vos excuses, Ravert ! Je m’en tamponne comme de ma dernière crotte ! Je veux un zoziau qui répète ! Un gros zoziau qui parle ! Un qu’apprend des mots et qui nous les rotes à la gueule ! C’est quand même pas compliqué !
Fou de colère, il frappait furieusement le sol de ses pieds et les accoudoirs de ses poings. Ses tempes laissaient voir des veines encore jamais vues.
Enfin, à bout de souffle, il s’affala dans son trône. La tempête était passée. Il fixa le chauve, l’air triste et le silence imprégnait la salle. On entendait le grincement du trône sous la royale croupe.
— Vous m’agacez Ravert, qu’est-ce que vous m’agacez… jouer avec mes nerfs ainsi… murmura-t-il. Moi, je suis la Raiekipue-Oblique personnifiée. Tripoter ma personne de la sorte avec ces élans de sentiments, vous devriez avoir honte ! Lança-t-il avec la froideur d’un iceberg.
— Loin de moi l’idée de… tenta Ravert.
— Silence. Zippez-moi ce bec. Prenez votre… perruche et foutez-le à la benne.
— C’est un poil radical, non ? On pourrait…
— Vous contestez ma suprême autorité ? s’avança le Roy, prêt à se lever d’un bond.
— Non, non ! Je n’oserais pas !
— Allez. Et que je ne vous reprenne pas à me décevoir ainsi ou alors ce sera vous qu’on jettera à la benne. conclut le Roy, s’enfonçant à nouveau dans son fauteuil.
— Mon Roy, vous êtes si bon et si grand. Et si gentil. Et si beau. Plus beau que les plus beaux. Meilleur que les meilleurs.
La révérence qui s’ensuivit fut si basse qu’il aurait pu faire un nœud avec lui-même.
***
Donc ils étaient là. Face au gouffre. Un vide immense.
Enfin, surtout Alfred. Parce que le petit homme chauve, lui, était dans son dos. Prêt à le pousser.
Les orteils d’Alfred léchaient déjà le vide de la pointe des pieds.
On n’en voyait pas le fond, même en plissant les yeux. Alfred essayait, pour estimer l’ampleur du désastre, mais seule la noirceur se laissait voir.
Il s’étonna de ne ressentir aucune émotion malgré sa mort imminente. Pas une once de peur pour le faire frémir. Sa peau, aussi sèche que la paille. Son cœur, aussi calme que l’automne.
Après tout, pouvait-il tomber plus bas ?
N’avait-il pas déjà touché le fond ?
Il avait suffi de deux jours pour qu’il perde tout. Ses travails, sa raison d’être, son argent et sa dignité.
L’argent étant le moins important de la liste, puisqu’en Franz, ça ne servait pas beaucoup. Un pauvre restait pauvre, on s’en assurait toujours.
« Un pauvre, même riche, aura toujours des poux », disait-on.
Bon, on n’avait pas eu l’occasion de vérifier ce proverbe puisqu’aucun pauvre n’était jamais devenu riche. En revanche, même s’il n’avait pas de poux, Alfred était assuré d’être pauvre.
Il observait le néant sous ses pieds, se disant qu’au fond, ce n’était pas si grave.
Il était déjà tombé bien bas. Que l’atterrissage soit physique ou allégorique, qu’importe, tant qu’on a l’impact. Qu’il soit doux ou brutal, ça reste une chute.
Ainsi, il décida de ne pas se débattre.
— J’suis désolé l’ami, j’aurais voulu que ça finisse autrement… lâcha le bourreau, dans son dos.
Alfred n’y répondit rien. Que voulez-vous qu’il dise ? Il s’en foutait. Il n’avait pas vraiment écouté d’ailleurs, se contentant de fixer la chute qui l’attendait.
L’homme se sentit vexé de ce silence. Il n’attendait pas une réponse du genre : « Ah, pas grave », il n’était pas bête, mais il espérait au moins un : « Oui, ben c’est comme ça… », un truc du genre qui soulagerait sa conscience. Mais rien.
Juste le bruit du vent.
Il était sincère pourtant. On ne peut pas aller jusqu’à dire qu’il appréciait Alfred, mais il avait de la sympathie pour lui. Son calme lui avait plu. Après tout, hormis la fin, ils avaient passé une plutôt bonne journée ensemble. Alfred avait suivi sans discuter. Il n’avait pas chouiné. Ne s’était pas débattu. Ça lui faisait des vacances au Ravert. Mais vous savez ce que c’est…
Les ordres sont les ordres. Et lui, son boulot, c’était d’y obéir, aux ordres. Alors il obéissait.
D'un geste sec, il poussa Alfred qui bascula dans le vide. Le corps rapetissait dans le lointain, tournoyant dans les airs comme une poupée de chiffon jusqu’à finir par disparaître dans la noirceur.
Une larme glissa sur l'œil droit du bourreau, dévalant ses cernes alors qu’il l’observait. Le gauche resta impassible. L’affaire dans le sac, il se frotta les mains comme s’il venait de se débarrasser d’un vulgaire bout de papier.
C’était décevant, pensait-il, même pas un cri pour déchirer les cieux.
***
« Bon sang, mais qu’est-ce qu’on s’emmerde ! »
Voilà ce qu’il pensait ce poulet en déambulant et ses petites pattes faisaient « tac, tac, tac, tac, et tac, tac » en frappant le sol froid.
Il tournait en carré, suivant les murs de l’appartement cubique.
Les yeux si fatigués et inquiets qu’ils semblaient s’ouvrir et se fermer machinalement, jamais assez humides tant l’angoisse le séchait.
Voilà près de deux semaines que son maître n’était pas rentré. Bon, à la limite, son absence, il s’y faisait. Mais le problème c’est que lui, ben, il se faisait chier. Plus personne à emmerder le matin. Et ça, ça l’emmerdait gravement.
Encore, il aurait été une poule, qu’il pondrait. Mais il était un coq.
Son utilité se voyait soudainement limitée sans personne à réveiller aux aurores.
Il se rappelait les paroles d’un de ses camarades d’élevage qui lui avait dit, une fois, entre deux tronçonnages de poulette : « tu sais, les coqs qui servent plus, bah on les bouffe. Y finissent dans des espèces de support en porcelaine à se faire mastiquer la rondelle. Alors faut faire gaffe. Moi j’en connais deux-trois qui y sont passés comme ça… »
Il s’y voyait déjà, écrasé, molesté par de grosses molaires. Ça l’angoissait terriblement.
Il imaginait ses os se faire réduire en morceaux et sa chair s’effilocher à chaque coup de dent. En resterait peut-être quelques bouts coincés au bord d’une canine qu’on viendrait déloger avec un cure-dent.
Non ! Non ! Ça n’était pas une fin digne. Il ne se laisserait pas faire. Lui, méritait mieux et il partirait comme il l’aurait décidé. Et tant qu’à faire, autant en profiter pour faire chier une dernière fois ces salopards d’humain.
Voilà, c’était ça qui lui ferait foutrement plaisir, partir dans une dernière crotte de nez envers l’espèce supérieure.
Alors, c’était décidé. Et ce serait maintenant. Tout de suite.
Il se prépara, grattant le sol de ses vilaines pattes jaunes, pour s’échauffer.
Ce sera un sacré chant du cygne. Enfin, il n’appréciait pas les cygnes, c’étaient des cons. Ce sera un chant du coq, plutôt.
Se positionnant face à la fenêtre, il fit claquer son bec pour aspirer un petit bol d’air. C’est tout ce que ses minuscules poumons pouvaient lui permettre d’aspirer. Puis il fonça.
La vitre s’éclata dans un fracas.
Le reste alla très vite.
Les étages se succédaient sous ses yeux, c’était comme si chaque fenêtre lui souriait avec une ironie cruelle. Si la vie défilait devant les yeux des mourants, lui n’eut qu’un mur de béton et des vitres crasseuses.
« Sploutche. »
Voilà, c’était fait. Il était là, étalé sur le trottoir en une purée épaisse.
Les derniers neurones s’éteignaient, la mort étant multiple et il pensa : « J’ai sacrément salopé le trottoir, voilà qui va bien les faire chier, tiens ».
Il se sentait partir. Un peu déçu de ne pas pouvoir voir la tronche que fera le premier babouin épilé qui tombera sur son cadavre.
Comme il sera énervé ! Comme il sera dégoûté ! Qu’est-ce que ça sera drôle !
Son bec s’ouvrit en un sourire pervers, et il mourut.
Quelques minutes plus tard, on passa près de lui, mais on ne s’arrêta même pas. Enjambant la tâche rouge.

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