Ro-bo-ti-quoi ?

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Il y avait une espèce d’igloo fait en carton.
Prémâché, on aurait dit.

Dedans, aucun mobilier.
Enfin, si : une chaise en bois, bancale et posée dans un coin.
C’est tout.

Le sol était un tapis de papiers journaux collés à la sueur des jours passés.
Ça suintait l’humidité et la tristesse.

Au centre de l’unique pièce, une grosse marmite bouillonnait avec frénésie.
Du liquide verdâtre s’en échappait ; un nuage noir et visqueux s’écrasait contre le plafond.
Une espèce de brume poisseuse stagnait là, pesant sur les deux pauvres âmes qui habitaient là,
comme une couverture sale et humide.

Le brasier qui léchait la marmite dégageait une odeur nauséabonde de plastique brûlé.
Forcément, on voyait encore quelques brosses à dents noircies dépasser du feu.

Là, une grosse dame remuait sa spatule dans l’odieuse marmite,
et ses seins, qui tombaient lourdement dans le fond de son soutien-gorge jauni,
se mouvaient en rythme.

Le pauvre ne soutenait plus grand-chose.
Il avait perdu la bataille depuis bien longtemps et menaçait de déserter à tout moment.
Son slip jaunâtre n’était pas en reste et galérait à contenir sa bedaine qui débordait.

Sur la chaise bancale, dans le coin toujours, un vieux.
Tout autant bedonnant que la première.
Décidément, c’est qu’on bouffe, chez les pauvres !

Il semblait avoir pris racine, et s’il se levait, on aurait pu voir la marque de son fessier incrustée dans le bois.
Les joues tombantes, il lisait un vieux journal daté d’on ne sait trop quand.
La première page avait été arrachée il y a bien longtemps.
Il s’imprégnait de nouvelles plus très fraîches, donc, la bouche grande ouverte.
Et ça suffisait à le divertir.

Ici, le silence avait pris ses aises et connaissait les lieux.
Il se faufilait parmi les fissures du carton s’étalant sur les murs comme un papier peint.
Et eux, s’y étaient faits, l’accueillant mieux qu’ils ne l’avaient fait pour les mots.

Mais quand même, parfois, on le chassait.
Fallait bien l’ouvrir un peu.

— Écoute-moi ça, ma Bibine. D’après c’qu’est écrit là-d’ssus, dans l’futur y s’pourrait qu’nous les z’humains on soye…

Il plissa les yeux, s’approchant pour mieux lire, si près que son nez faillit transpercer le papier.

Ro-Bo-Ti-Zé !

— Roboti-quoi ?! s’écria la vieille, toujours remuant sa marmite.

— Robotizé ! C’est c’qu’ils disent…
— Ah. Comme lobotomizé ?

Il souffla. Décidément, elle ne comprenait rien à rien.

— Rien à voir, Bibine, rien à voir ! Là, c’est robotizé qu’ils disent !
— Mais ça veut dire quoi, ce truc-là ?! demanda-t-elle, par politesse, parce qu’elle s’en foutait en vérité.

— Mais qu’est-c’que j’en sais, moi ?! J’suis pas une encyclopédiatre, moi ! Mais c’est c’qu’est écrit là, en gras, alors c’est qu’c’est important !

Qu’est-ce qu’il en savait des choses, le vieux, dites donc.
Parce qu’elle, elle ne savait pas que quand c’était en gras, c’était que c’était important.

Eux deux, ils étaient gras aussi.
C’est qu’ils étaient importants, alors.

En fait, il lui avait fait un compliment.
Le premier depuis une dizaine d’années.

Elle ne put s’empêcher de sourire doucement.
Et le silence reprit place, rampant à nouveau parmi le petit igloo.

Mais alors qu’il n’avait pas encore tout à fait pris ses aises,
se frottant contre le mur pour trouver la bonne position,
on le dégagea d’un cri :

— J’ai envie de frometon ! hurla le vieux.

La vieille souffla, l’air de dire pas encore.

— Un bon gros frometon qui dégouline, comme une fondue ! Qu’infecte la pièce de son odeur…
— Tu m’prends la caboche avec ton frometon d’mes deux ! J’t’ai dit qu’j’peux pu en faire, alors fous-moi la paix ! Le lait, ça pousse pas comme on veut dans les nichons, merde !

Elle rougissait d’agacement.
C’est qu’il lui faisait le coup tous les jours, le vieux.

Mais lui s’en foutait bien, il voulait juste du frometon, pis c’était tout.

— J’te dis pas d’en faire, j’dis juste que j’en veux, la Bibine. Rien d’plus. T’imagines un peu, une grosse raclette qu’on s’foutrait sur de grosses patates bien dodues et qu’on s’goberait vite fait, bien fait. Qu’est-ce qu’on boufferait ! Puis on péterait du cul toute la soirée après. Et on culpabiliserait, sûrement, j’nous connais. Pis on s’pieutera pour le lendemain, s’réveillerez comme si qu’on n’avait pas mangé, crevant la dalle à nouveau.

— Mais tu m’emmerdes à la fin ! Moi j’veux d’l’oseille, et ben j’en ai pas ! Est-c’que j’te rabâche toute la journée que j’en veux ? J’te casse pas la caboche, moi, à c’que j’sache !

— C’est qu’tu sers plus à rien, ma pauvre Bibine. Y’a quelques temps d’ça, si j’t’avais dit : “j’veux du fromage”, hop ! Tu m’en aurais fait, comme ça ! Mais c’est fini, tout ça…

Ça la blessa, et ses yeux s’humidifièrent.
Le vieux se sentit mal.

— Non mais ma Bibine… J’dis pas ça pour t’vexer. J’t’aime très fort, moi. Mais c’est un fait qu’t’es toute cassée.
Comme moi, écoute comme j’ai rouillé…

Il mit son petit doigt en exergue et le plia.
Un grincement s’échappa d’une des phalanges.

Ça l’amusa, la Bibine, et elle se remit à sourire en s’essuyant les yeux.
Qu’est-ce qu’il était con, ce vieux, mais qu’est-ce qu’elle l’aimait.

Ils se regardaient avec douceur.
Entre eux, l’amour rapiécé par le temps, mais toujours vaillant.
C’était une vie passée ensemble qui défilait dans leur regard.

Le silence revint, sur la pointe des pieds pour ne pas déranger.
Cette fois, c’était la bonne.
Il allait pouvoir s’installer.

C’est qu’il les connaissait, les loustics,
et après une si longue discussion, c’était à lui le beau rôle pour le reste de la journée.

Il fit quelques cercles sous la fenêtre, comme un chien testant son panier avant de s’y asseoir, mais…

PATATRUCLINXCLANXCLOUXCRAAAAAAAACK !

Un souffle d’air aigu souffla le couple de vieux, les faisant sursauter comme des pantins désarticulés,
suivi d’un bruit sourd, de bois et de métal qui casse.

La marmite bascula, catapultant des morceaux de légumes non identifiés qui s’écrasèrent contre les murs
et glissèrent comme de grosses limaces multicolores.

Le vieux dégarni reçut sur le crâne une espèce de jambon orangé qui lui fit un drôle de chapeau.
Étonnamment, ça lui allait bien.

Une silhouette roula à toute vitesse, s’écrasant contre l’un des murs qui se dégonda,
laissant bailler le toit et entrer l’air humide et chaud.
Le nuage noir en profita pour se faire la malle.

— Et voilà ! Encore un nue-lu-berlu qui tombe du ciel !
Tu m’avais promis pourtant qu’y en aurait pu jamais, bah tiens !

S’énerva Bibine après le vieux, en le montrant de son doigt gras.

— T’être qu’on n’aurait pas dû la faire ici, c’te baraque…
Suffirait qu’on s’décale de quelques centimètres…

Réfléchissait déjà le vieux en regardant le trou au plafond.
Un point de lumière semblait poindre, là-haut, très haut, très loin.

— Chaque fois tu dis ça ! Mais jamais qu’on t’voit la décaler, la baraque !
Et après… bah voilà, c’est Bibine qui répare.
C’est qu’elle est bien bonne, la Bibine…

— Bah t’être que l’jour où qu’tu m’f’ras du fromage, que j’te la décalerai, c’te baraque. Du p’tit doigt, même !
— Qu’il dit ! râlait-elle à genoux, essayant de récupérer le contenu de la marmite en ignorant l’homme qui venait de tomber.

Lui se relevait mollement, titubant comme un chat ivre.
Il se frotta la tête, et le corps.
Mouva ses jambes dans une drôle de danse.

Ouf, rien de cassé.
Plus de peur que de mal.

Bien tâché, en revanche.
Le ragoût douteux imbibait ses vêtements et il tenta de frotter, ce qui ne fit que l’étaler davantage.

Il ne savait pas où se foutre.
Les regardait, emmerdé, ne sachant quoi dire.

La vieille grattait le sol pour décoller un concombre — enfin, je crois.
Le vieux, lui, se grattait le menton, pensant au meilleur moyen de déplacer cette foutue baraque.

— Euh… pardon. Je ne voulais pas déranger, finit par dire l’homme.
Pardon, qu’il dit ! Il casse le plafond et y s’excuse… “Bah pas grave, ça arrive ! ”Il nous salope la bouffe et y s’excuse !

Commentait la vieille, s’excitant toujours plus fort sur le bout de concombre qui se décomposait sous ses coups de griffes.

— D’où qu’tu sors, toi ? lança-t-elle, férocement.
— D’en haut… je crois.
— Ben tiens, c’est qu’on s’en doutait pas !
— C’est qu’on m’a jeté d’un trou et je suis tombé, longtemps, je crois. Je croyais mourir… mais…
— Ouais, t’es une ordure, quoi, coupa le vieux. C’est quoi ton nom ?
— Alfred. Alfred, quatre millions six cent mille cinquante-cinq, gerba-t-il, par habitude.

— Alors écoute-moi bien, Alfred j’sais plus combien. Si t’es ici, c’est qu’t’es une ordure. Point.
Alors, ça sert à rien d’te poser un tas d’questions inutiles.
T’as qu’un seul truc à faire : t’fabriquer un chez-toi, comme tu peux, et attendre qu’on t’recycle.

— Qu’on me… recycle ?
— Qu’tu clamses, quoi, qu’tu deviennes terreau, enfin tu vois l’truc.
Ainsi va la vie… tu sais c’qu’on en dit.
— Non, je ne sais pas.
— Pas grand-chose. Allez, tire-toi.

Puis il rouvrit son journal et replongea son nez dedans.
Ce qui signifiait que la discussion était close.

Alfred, tout penaud, s’apprêtait à partir,
mais Bibine lui mit le grappin dessus, attrapant son manteau d’une poigne d’acier.

Elle le tira au-dessus de la marmite et l’essorra en le secouant comme une éponge
jusqu’à ce qu’en sorte la dernière goutte de ragoût.

Après, elle lui fit signe de se barrer, grommelant dans ses trois poils de barbe :
C’est qu’en plus, il allait s’barrer avec not’ bouffe, le salaud !

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