Rencontre dans les abysses

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Alfred plissait les yeux, prévoyant.
Mais ça ne servait à rien parce que dehors, il faisait noir.

Il continua de plisser, tout de même, en profitant pour scruter et tenter de discerner les alentours.
On aurait dit une immense décharge. Un océan de déchets.

Partout, des détritus enchevêtrés les uns sur les autres, des collines de plastique.
L’horizon cabossé s’étalait en une marée d’objets usés.

Il leva la tête. L’air chaud et puant lui collait à la peau.
Aucun soleil, rien. Juste un plafond rugueux et froid.
Mais un petit trait de lumière palpitait faiblement, là-haut, de là où il était tombé, comme malade.

Il redescendit le regard, faisant face au paysage morose, parce que, bon, pas d’échappatoire par le haut visiblement.
Quelques habitations isolées sortaient du sol, au loin, comme des champignons informes.
Il tourna sur lui-même, plissant les yeux plus fort, encore.
Là-bas, il y avait comme un halo de lumière qui s’étalait dans les airs.

Il s’arrêta pour la fixer. Oui, c’était bien ça. Elle irradiait le lointain comme un mirage.
Une ville, peut-être ?

Peu importe, au cœur du néant, il faut toujours suivre la lumière, alors il la suivrait.

Il fit son premier pas dans ces tréfonds, descendant du palier de l’igloo qu’il quittait.
Son pied s’enfonça instantanément, comme dans un marécage, et de la ferraille lui racla le mollet.
Chaque pas qui suivait était une surprise, s’engouffrant plus ou moins dans les déchets.
Dépendait de ce qu’il écrasait.
Si c’était un morceau de bois, il restait en surface, mais si c’était de l’acier, alors ça se déformait et grinçait sous ses pas, le faisant couler jusqu’aux genoux.
Tout ça lui donnait une démarche de clown et il levait haut les jambes pour tâtonner la surface du bout des pieds avant de s’y risquer.

Quelques heures passèrent et la lumière était encore lointaine.
Il se décourageait un peu. Beaucoup.
Jusqu’à ce qu’un ponton fait de planches grossièrement assemblées le revigora.

Il fonça, s’usant les cuisses.
Il était englouti jusqu’aux hanches et forçait le passage avec son buste, déplaçant les déchets, jusqu’à enfin escalader le bout de bois.
Ainsi, il marchait sur la mer.

Ça tanguait, ça coulait, parfois, mais c’était mieux.

Alors, il marcha, encore longtemps.
Son ventre commençait à se faire entendre.
Ses jambes pulsaient, la gauche, vive, la droite, de douleur.
Mais qu’importe.

Il marcha. Encore, et encore.
Sans s’arrêter. Encore, et encore.

Et la lumière grandissait face à lui.

Puis, un signe de vie.

Un panneau, planté là, chevrotant. Mal fixé.
Une écriture tremblante qui disait : « Ville », suivie d’une flèche.
Dessous, une autre flèche : « Saloon ».

« Ah, ça, c’était bien, un saloune », pensa Alfred en léchant ses babines.
Elles étaient si sèches que sa langue y resta collée, comme un vieux bout de scotch.
Il avait si soif.

Il y eut bien une heure de marche, encore, avant que le paysage nécrosé devienne plus urbain.
Déjà, plus il avançait sur ce pont branlant, plus il y voyait.
Parce que la lumière s’intensifiait.

Soudain, le pont se divisait en deux, comme une fourche.
Puis en quatre, et encore, et encore.
C’étaient des rues.

Il avança, au hasard, et ne put s’empêcher de sourire bêtement en rencontrant les premiers passants qui, mains dans les poches, marchaient là.
Sur le même ponton que lui.

Et un autre.

Et une, cette fois.

Puis un, puis une, et un autre là, et encore un, là-bas, et plein. Partout.
C’était une ville.

Il eut soudain honte de sa dégaine et se mit à frotter ses vêtements tachés et déchirés.
Un chewing-gum collé sous sa manche tenta bien de se faire oublier, mais il l’arracha et le jeta au sol, l’air de rien.
Dans sa poche, c’est un os de poulet qui s’était fourré là et qu’il lança vivement dans l’obscurité.
Ça fit cinq ricochets. Un passant siffla, impressionné.

Et ça le fit marrer, Alfred, parce qu’il n’était plus seul.
Parce qu’il y avait tout un monde ici, au creux de cette noirceur.
Il en oublia même l’odeur âcre.

Presque joyeux, il s’enfonçait toujours plus profondément dans la ville, au travers des rues.
Et le tumulte humain grandissait.

On ne pouvait dire s’il faisait jour ou nuit, mais en voyant un gars qui rangeait un étal de clous rouillés, Alfred conclut qu’il n’était ni l’un ni l’autre, mais le soir.

Il arrivait dans une partie très animée de la ville.
Le ponton surchargé d’humains s’y embourbait chaque seconde qui passait.

On s’arrêtait, on discutait, bref, on taillait le bout de gras, tranquille.

— Et toi, alors, comment ça va en c’moment ? dit l’un.
— On fait aller, dit l’autre en haussant les épaules.
— À qui l’dis-tu ! répondit le premier en s’éloignant.
— Ben à toi, grommela le deuxième.

Ça vivait, quoi.

Une enseigne bancale surplombait l’entrée d’un bâtiment tordu.
« Saloon des pieds qui puent. »
Entre parenthèses, plus loin : « De père en fils. ».

« Ben le voilà ce saloune », pensa Alfred, s’y dirigeant.
Lorsqu’il en poussa les portes battantes, l’écriteau bringuebala dangereusement au-dessus de lui.
Il se précipita à l’intérieur et ses oreilles se firent agresser par la cacophonie ambiante.
Rires, cris, musiques, verres qui s’entrechoquent.
Tout se mélangeait en une bouillabaisse sonore.

Partout, des gens.
Ils s’encombraient dans la pièce, sirotant toutes sortes de liquides, surtout gras et épais.
On jouait aux cartes, s’enveloppant des fumées âcres des cigares que l’on gardait en bouche pour s’empêcher de trop en dire.
Ailleurs, on se draguait, en pouffant de rire.
Au centre, les musiciens jouaient, mais leur musique perçait difficilement le brouhaha.
Ce qui n’était pas plus mal puisque les harmonies n’étaient pas bonnes.
Ça n’empêchait personne de danser.
La foule se balançait vigoureusement, bougeant les corps dans des sens inimaginables.

Alfred finit par trouver le comptoir des yeux.
Là-bas, au fond du bâtiment.

Il ne le voyait pas, mais la foule de personnes qui levait la main et se poussait du coude trahissait l’endroit.

« J’aime pas trop la foule en fait, je crois », se dit Alfred, réalisant.

Alors, oui, c’est sûr, c’était vivant. Bien plus qu’il ne l’avait espéré quelques heures plus tôt.
Mais là, c’était un poil trop.

Tout de même, il prit son courage à deux mains et se dirigea vers le comptoir, non pas pour commander un verre, non.
Lui, cherchait des renseignements sur cette drôle de ville.
Qui de mieux qu’un barman pour le renseigner ?

« Je dois surmonter mon agoraphobie », pensa-t-il, ce qui le fit se demander si ça n’était pas plutôt de la misanthropie.
Mais il n’en savait rien.
Et, de toute façon, il n’avait pas le temps d’aller voir un psy pour comprendre.
Après tout, les psys, c’était pour les riches.
D’ailleurs, les psys finissaient par devenir riches, souvent, et donc pouvaient aller voir un psy à leur tour.

Il secoua la tête, ce n’était pas la question !

Allez, il se lança à travers la marée humaine.
On lui donna un tas de coups intempestifs dans toutes les parties possibles de son corps, mais impossible de voir d’où ils provenaient.
La sueur des autres lui aspergeait le visage et ce n’était pas franchement agréable.

Parfois, il baissait la tête pour passer sous des bras et il alla jusqu’à se mettre à quatre pattes, pour passer entre deux jambes qui se mouvaient férocement.

Lui aussi suait, à force.
C’est que cette sueur omniprésente, ça faisait suer.

C’était comme s’il était bloqué entre des centaines de murs mouvants.
Il se sentait pris pour cible et progressait pas à pas, évitant de séparer les couples qui se regardaient dans un jeu de « je te veux, mais en fait non, puis peut-être bien que si ».
Ce qui le gênait affreusement.

Voilà, il avait parcouru une bonne partie du chemin.
Ne restait plus que la couche la plus dense à percer.
Ici, c’était la guerre. La vraie.

Malin comme un lynx, il développa une technique fort efficace.
Elle consistait à se baisser et à attendre une faille dans laquelle se glisser.
Ainsi, il traversa les couches humaines et put enfin s’accouder au comptoir, pas peu fier de sa victoire.

— Comme d’habitude, l’ami ! cria-t-il au barman avec une assurance qui ne lui ressemblait guère.

Assurance qui ne dura pas puisqu’il se sentit aussitôt pathétique.
Heureusement, balayant la salle du regard, il constata que personne ne s’en souciait, même pas le barman.
Ce qui était embêtant, concernant le barman, alors il réessaya, plus humblement.

— Excusez-moi ?
Rien. L’autre, une masse sans âge, torchon noirci à la main, ne daigna même pas lever les yeux.

— Euh monsieur ?
Toujours pas. Malgré lui, Alfred lâcha un soupir.
Ça lui tapait un tantinet sur le système.
Surtout lorsqu’il vit que le barman répondit à un autre gars, arrivé après lui.

— Monsieur ?! Monsieur ! Sa voix devenait aiguë, il sautillait sur place. Ouhouu, monsieur ! Oh ! Monsieur !!
— Oui, ben ça va l’excité ! J’ai entendu. Pas la peine de gueuler… Y’a un concert qui commence, alors tu fais comme tout le monde et tu te la fermes.

En effet, il n’avait pas fait gaffe, mais cela faisait un moment que tout le monde se la fermait.
Tout le bar le regardait. Il baissa les yeux de honte.

— Complètement ravagé c’ui-là, fit une voix dans la foule.

Les enceintes craquèrent, attirant les regards, et ça soulagea Alfred qui redevint inexistant.
C’est assurément la position qu’il préférait.

Quelques notes s’envolèrent aussitôt, sautillant dans les airs joyeusement et se mêlant ensemble en un nuage doux.
Une voix ensorcelante vint se blottir contre lui, se frottant avec lascivité.

J’étais un gros fatras, un rebuts que l’on jette,
Endettée jusqu’au cou, voilà qu’on m’embête.
On m’a poussé au cul, au-dessus d’un gros trou,
J’y suis tombé bien bas, au milieu des écrous.
Là, j’attends qu’on m’recycle, un jour en sac à main,
Et pour passer le temps, en attendant demain…

Sans même s’en apercevoir, Alfred s’était approché du cercle humain qui enlaçait la chanteuse.
Il était complètement happé.
L’accordéon couinait quelques accords en désaccord mais les notes restaient douces, et la voix, aérienne, frappait l’air délicatement.

Il voulait la voir. Il devait la voir.
Cette bouche d’où s’échappait cette mélodie enchanteresse.
Fallait qu’il sache à quoi elle ressemble et si pour ça il devrait pousser deux-trois lascars sur son chemin, bah il le ferait.

Je vais chanter la vie, pour mieux la danser,
Je vais chanter la vie, pour la rendre sensée,
Je danserai, ça oui, jusqu’à c’que la vie crève,
Que l’on me dise enfin, voilà, elle est en grève.

Il percevait, entre deux crânes aux cheveux gras, un front.
Un joli front, d’ailleurs.
Des boucles rousses s’y balançaient mollement.

Mais l’abruti devant, qui se mouvait de gauche à droite en lui masquant la vue, commençait à lui courir sur le système.
C’est qu’il lui fallait voir ! Question de vie ou de mort.

Il tenta bien de se mettre sur la pointe des pieds, mais on le ramena à terre d’un coup de main sur l’épaule, alors il n’osait plus recommencer.

Il fallait qu’il s’avance, c’est tout.
Afin de gratter un œil ou un cil, peut-être.
Qu’importe, il devait voir. Il fallait voir.

Écoutez-moi, déchets, nous attendrons ensemble,
Sur ces airs de guinguettes, aux notes qui rassemblent,
On ne tombera plus, sauf par la fatigue,
On nous jettera plus, pour faire de la brigue,
Alors venez, amis, ouvrez vos écoutilles,
Et laissez-moi vous dire, ces paroles qui frétillent !

Le texte était bancal, et alors ? Il s’en foutait bien du texte.
Il ne pensait à rien, n’écoutait plus vraiment parce qu’il avait atteint le premier rang.
Alors, il regardait.

Ce visage ovale qui éblouissait la salle rien qu’avec son sourire.
On aurait pu couper le son, qu’importe, mais c’était encore mieux avec.

Son corps serpentait au rythme de ses mots et ses cheveux dansaient autour de son joli visage.
Surtout, il y avait ces deux perles mentholées, là, symétriques, comme deux billes d’enfants.
Et lui, les fixait avec envie, souhaitant y plonger ardemment.

Nous danserons la vie, pour la rendre sensée,
Nous danserons, ça oui, jusqu’à c’que la vie crève,
Que l’on dise enfin, voilà, elle est en grève !

L’accordéon s’emballait, écrasé entre les grosses paluches de son musicien.
De toute façon, on entendait plus que le cœur d’Alfred qui battait si fort qu’il venait de se joindre au concert malgré lui, comme un tambour mal accordé.

Il n’avait jamais ressenti ça auparavant.
« Suis-je malade ? » pensa-t-il, fiévreux.
Sous sa peau, tout bougeait, comme s’il avait été envahi d’asticots.

Il se pressa la main sur le front. Brûlant. Oui, ça devait être ça, il était malade.

Leurs yeux se croisèrent et alors, il crut que son cœur allait s’enfuir d’un bond.
Elle souriait. Oui. À lui. Sûrement.
À moins qu’elle ne se moque ? Non. Juste, elle souriait.

S’apprêtant à conclure, elle leva le pied droit du sol, et le tapa avec force en ouvrant grand les bras.
La musique s’arrêta net, laissant place à un tonnerre d’applaudissements.

Quel boucan ! Ça sifflait, ça hurlait, ça frappait partout où ça pouvait.

Mais pas Alfred, qui ne faisait rien et la regardait, simplement.

Elle se tournait à chaque coin du cercle, saluant bien bas, et ses cheveux tombaient jusqu’au sol.
Ses yeux se mouillaient d’émotion.
Un dernier salut, une dernière courbure et tout cessa.
La normalité reprit vite ses droits, tous passant à autre chose.

Sauf Alfred, qui, un temps de retard sur la foule, commençait tout juste à applaudir avec frénésie.
Il ressemblait à un pingouin.

On le pointait du doigt en pouffant de rire, d’autres lui lançaient des regards dédaigneux.
On l’ignorait, aussi, pour certains, parce qu’après tout, pourquoi pas ?

Mais elle, ne l’ignorait pas.
Au contraire, elle s’avançait doucement vers lui, la mine amusée.
Arrivée à sa hauteur, elle prit ses mains dans les siennes, les enrobant, faisant cesser les applaudissements.

Alfred se trouvait à « ça » de ses yeux. À « ça » de sa bouche.
Le temps s’arrêta de couler. Il reculait presque, devenant flou.
Et ils se regardèrent, yeux dans les yeux, et l’éclat menthe à l’eau de ses pupilles se reflétait sur le nez d’Alfred.
Chaque portion de l’univers semblait se la fermer.

— On dirait que ça t’a plu, glissa-t-elle du bout des lèvres. À moi aussi, ça m’a plu.

Elle ne parlait pas de la chanson.

Alfred hocha la tête et elle rit de cet empoté qui n’avait pas un mot à dire malgré le nuage verbeux qui se mouvait derrière ses rétines et qu’elle pouvait voir flotter à travers lui.

— J’aime bien vos yeux, laissa-t-elle échapper.
Elle aurait voulu le penser.

— Moi aussi, bégaya-t-il, et elle gloussa encore.
— C’est quoi ton nom ? demanda-t-elle avec douceur.
— Alfred ! Alfred quatre million six cent mille cinquante-cinq, répondit-il machinalement.
— C’est précis, Alfred. Très précis.
— Et… vous ?
— Carmen. Elle roulait le « r » avec vigueur.
— Ça… RRRR…men, s’y essaya Alfred.
— Non, Ca« r »men, tu vois ?
— CaRRRhmèneuh.

Un fou rire la prit.

— Avec un peu d’entraînement, ça ira. Je compte sur toi, parce que je refuse de côtoyer quelqu’un qui ne sait pas prononcer mon prénom, minauda-t-elle.
Pourtant, elle détestait ça, les minaudeuses. Mais elle minauda.

— Je m’entraînerai, promis ! Et si je n’y arrive pas… Je pourrais utiliser votre nombre de famille ?
Bien joué, Alfred, très bien joué.
— Nombre de ? Je n’en ai pas, répondit-elle, ne comprenant pas.
Mais raté.
— Ben, tout le monde en a un, s’étonnait-il.
— Pas moi.
— Je vous appellerai « Un », alors.
— Astucieux, Alfred. Dites donc, précis et astucieux, c’est que vous gagnez du terrain, mon cher, s’amusa-t-elle.
— Et vous, vous êtes… Il sentait un flot naître du tréfonds de son âme, prêt à jaillir. Il le retenait, fermant la bouche, et elle gonflait, laissant passer un fin filet d’air entre ses lèvres. Elles finirent par craquer, d’un coup. Vous êtes magnifique ! Superbe ! Incroyable ! Pétillante, vivifiante, médicamenteuse, charmante, sensibilisante, avenante, superbement ravissante…

Il s’arrêta, à bout de souffle, respirant comme un bœuf.

— Médicamenteuse ?! s’esclaffa-t-elle.
— C’est trop ? s’inquiétait Alfred.

Elle lui prit les mains, sentant sa moiteur s’étaler sur les siennes, et elle trouvait ça mignon.

— Non. Tu te débrouilles très bien, susurra-t-elle en venant blottir sa tête sur son torse.

Lui, fourra ses doigts maladroitement dans sa crinière.
Il percevait son parfum fleuri et la chaleur de son haleine qui descendait au rythme de sa respiration sur la longueur de son buste, lui coulant sur les jambes.

Le temps, toujours à l’arrêt, attendait.
Qu’il aille se faire foutre, pensèrent-ils en chœur.

***

Ils étaient bien, là. À la belle étoile sans étoiles.
Ils étaient bien.

Allongés sur tout un fatras de détritus, le cul dans la merde.
Leurs dos se faisaient taillader par les objets pointus, mais tant pis, parce qu’ils étaient ensemble, et ça, ça comptait vachement.

— Combien de temps, t’as dit ?! s’exclamait Carmen, guillerette.
— Trois heures, au moins… hésita Alfred.
— Raconte !
— Ben, c’est comme si j’étais sur un nuage. Je me sentais tomber, mais doucement. Les secondes se transformaient en moutons et j’ai dormi, je crois.
— S’endormir en pleine chute, sacré Alfred ! J’ai un nouvel adjectif pour vous : « Adaptable », s’amusa Carmen.
— Et j’ai fini là, quoi. Tu vois ce trou, là-bas ? demanda-t-il en levant l’index vers le plafond.

Carmen plissa les yeux, cherchant.
En effet, il y avait ce petit trait de lumière lointain qui tremblait au travers de la pierre noire du plafond.

— C’est de là que je viens, constata-t-il, sourire aux lèvres.

Sa demi-fesse gauche s’enfonçait dans l’océan de crasse alors qu’il se relevait pour s’asseoir.
Carmen, elle, restait allongée sur le dos, contemplant la lumière faible et lointaine.
Elle avait les yeux comme recouverts d’une membrane triste et molle.

— Je me suis toujours demandé comment c’était, là-haut… murmura-t-elle.
— Tu ne viens pas de là-bas ? s’étonna Alfred.
— Hé non, déchet jusqu’aux bouts des ongles.
Elle leva le poing mollement en l’air, ironique.
Je suis née ici.
— Pourtant, dans la chanson vous disiez…
— C’est une chanson, gros bêta.

Elle lui mit une pichenette sur le nez et Alfred ria, s’étalant à ses côtés.
Dorénavant, ils se regardaient en biais.

Une canette appuyait un de ses bouts tordus sur la joue d’Alfred, et il sentait le sang couler sur sa peau et tomber, serpentant entre les déchets.
C’était chaud, mais ça ne suffit pas à lui détourner le regard.
Il se perdait de nouveau dans ses yeux.

— Je me demande ce qu’on y bouffe là-haut, ce qu’on y chante, comment on y danse… disait-elle tout doucement.

Alfred voyait son imaginaire se mouvoir dans la profondeur de ses yeux verts.
De grands bâtiments chatoyants poussaient dans sa rétine droite alors que des gens bien habillés encerclaient sa rétine gauche.
Le blanc des yeux devenait bleu, comme le ciel.

— Paraît qu’il y fait clair douze heures par jour, dit-elle, enjouée, et qu’on y mange sans faim.
On en vomit, même, de c’qu’on m’a dit, tant on mange.
On dit qu’il y a de grosses boîtes en béton et qu’on vit dedans.
Et y’a des trucs bizarres, aussi, comme ces tables qu’on n’utiliserait que la nuit.
Paraît qu’on dort sur des plumes d’oie, j’ai entendu ça, une fois, mais je ne sais pas ce que c’est qu’une oie.
Ça a l’air foutrement bien… rêvassait-elle.

— Ça dépend pour qui… lâcha Alfred, sèchement.
— Comment ça ?
— C’est que tout ce que tu dis, là, ben c’est réservé à ceux d’en haut.
— Mais toi, tu viens bien d’en haut ? Elle ne comprenait pas.
— Du bas du haut, oui. Je mangeais ce que je trouvais.
Je travaillais chaque jour de l’année.
Je n’ai jamais dansé de ma vie, faute de temps, et encore moins chanté.
Je travaillais, voilà. Dans l’ombre, invisible.
Et le monde continuait de tourner.

Le sang s’écoulait toujours sur sa joue et il se mit à sourire.
C’est qu’il l’avait appréciée, cette vie, malgré tout, et ça lui manquait.
C’était sa vie, après tout.

— Ça a l’air horrible… s’horrifia Carmen et Alfred se releva, agacé.
— Non, c’est comme ça, c’est tout ! C’est essentiel que ce soit comme ça.
Je travaillais, mais c’était dans le but de débarrasser les autres, ceux qui valent mieux. Qu’ils puissent profiter.
C’est ça, une société.

Il ne s’en rendait pas compte mais il venait de réciter mot pour mot le discours qu’on leur biberonnait, là-haut.
Celui qui recouvrait les murs de son appartement, qu’il entendait cracher au travers les haut-parleurs de son quartier.
Celui-là même qui avait rythmé chaque jour de sa vie depuis sa naissance.
Et sans le savoir, il s’était ancré en lui, s’imprimant sur son cœur.
Et voilà qu’il le vomissait, ardemment.

— Autant crever… ironisa Carmen.
— Certains vivent, d’autres servent, c’est comme ça, ajouta Alfred, haussant les épaules.
— Ton âme doit être bien abîmée pour voir le monde ainsi…

Cette phrase était comme remplie de dédain et Alfred eut l’impression qu’en quelques mots seulement, elle venait de l’expulser du bain oculaire.
Espérant presque qu’il n’y soit pas resté assez longtemps pour y laisser une quelconque trace.

Pour qui se prenait-elle, pensait-il.
Comment pouvait-on être autant déconnecté de la réalité.
Que voulait-elle qu’il fasse ?
Danser la cucaracha toute la journée dans les quartiers défavorisés, puis lécher des cailloux le soir venu dans l’espoir d’y gratter quelques nutriments ?

Il se releva, le sang roulait sur sa joue, se mêlant à la sueur.
Il cherchait à frapper fort, l’âme carnassière.

— Tu ne peux pas comprendre, c’est sûr. Être née ici, ce n’est pas aidant pour piger les principes fondamentaux d’une société. Comment tu comptes vivre, sans travail, hein ?
— Je n’ai pas travaillé une seule seconde de ma vie, pourtant composée de milliards de secondes, et devine quoi ? Je m’en porte très bien ! répliqua-t-elle, surprise de sa véhémence soudaine.
— Ah ben ça, c’est sûr… Tu préfères chanter… lança-t-il, ironique.
— Grand bien me fasse, cracha-t-elle.

Et la bave perlait sur le bord de ses lèvres alors qu’elle le transperçait de ses yeux verts.
« Tiens, il s’est coupé la joue, l’abruti, j’espère qu’il souffre bien », songeait-elle en l’observant.

Le silence était noueux, palpable.
Chacun cherchait la phrase la plus vicieuse à balancer, qui déchirerait l’autre en dix.

— Décadente ! dégaina Alfred.
— Je préfère être décadente qu’ennuyeux à crever !
— Moi, ennuyeux ?! Laisse-moi rire ! Au moins, moi, je m’élève en travaillant. Puis comment tu fais pour pas t’ennuyer en foutant rien de tes journées ? Comment pourrais-tu te croire utile une seule seconde à la société, sans travail ?!

Hurlait-il, le sang jaillissant en petits jets sous les contractions de sa mâchoire.

— Je ne souhaite pas m’élever, Alfred. J’aime mon trou, j’y suis bien. J’aime les grosses ordures qui y habitent. D’ailleurs, j’aime particulièrement les grosses ordures. C’est qu’elles m’attirent, tu vois, je n’y peux rien. Il m’a suffi d’un simple regard pour que tu me plaises, mais très vite, il a fallu que tu vides ton sac et ça sent le ranci, ça pue le rat crevé là-dedans ! Tu sais ce qu’on fait, Alfred, quand on s’aperçoit qu’au fond du sac, ça renifle le moisi ? On s’tire. On le laisse pourrir au bord du trottoir, et on s’tire. Loin du nez, loin du cœur.

Disant cela, elle fouillait nerveusement les poches de sa veste en cheveux de zèbre et en sortit une cigarette roulée main, au tabac moisi et rugueux.
Elle frotta nerveusement une allumette humide, à plusieurs reprises, sur l’une de ses grosses godasses.
Et dans le silence, elle suçait le tube avec haine, le consommant à moitié en seulement une bouffée.

Un nuage gris s’en alla, dansant légèrement au-dessus de sa tête.

Alfred l’observait, ne sachant quoi répondre.
Dans le doute, il se la fermait.

Carmen ne savait pas s’il avait l’intention de répondre.
Dans le doute, elle s'en alla.

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