Comme un château de carte qui s'effondre, le délabrement mental qui pernicieusement l'accablait devenait manifeste. Un à un, chaque esprit qui constituait le créateur avait été réduit au silence. Le pire était arrivé. Jamais l'expression « seul avec soi-même » n'avait eu autant de sens.

Confronté à cette perdition, il était temps d'engager les pourparlers avec l'inébranlable Némésis responsable de sa détresse. Rien n'était plus simple que d'aller à Sa rencontre. Pour se faire, il n'avait qu'à s'enfermer à nouveau dans son monde intérieur afin d'invoquer son ennemi mortel.

Son monde...

Son monde fut jadis un havre de paix, un sanctuaire rassurant aux couleurs chatoyantes, propice à la méditation et à la sérénité. Peuplé de sujets qui n'étaient rien d'autre que des fragmentations de son esprit, avec lesquels il pouvait converser sans crainte d'éprouver ni lassitude ni ennui. S'engager dans des discussions passionnées nimbées de compréhension mutuelle, sans jugement, baignées d'empathie lui permettait de tromper son ennui.

Son monde reposait sur ce qui semblait être une femme nue, endormie depuis l'aube des temps, son corps avait été progressivement colonisé par la verdure pour former un ensemble de collines jonchées de petites habitations. Cette femme que l'on connaissait par le passé sous le nom de Joie profitait d'un sommeil éternel, maternant ses pairs dans son repos, heureuse de pouvoir accueillir tout un chacun en son sein. Les habitants de ce monde l'avait colonisée, construisant de modeste battisse moyenâgeuse constituées de pierre et de paille sans jamais dénaturer l'environnement proposé par Joie.

Le seul élément fantasque de ce paysage n'était autre que cette gigantesque cathédrale de malveillance abritant l'hôte de ces lieux lorsqu'il fut dans ses pires états de crise. En dépit de cette petite fantaisie, c'était un endroit où il y faisait bon vivre.

Toutefois désormais...

Désormais, son monde était en ruine. Alors qu'il empruntait à nouveau les portes de son esprit, sa première vision fut celle un monde en plein naufrages, parsemé de ruines et des cadavres de ses sujets.

Ce qu'il observait était sans commune mesure avec ce qu'il avait créé. Son monde, si accueillant, si inspirant, si rassurant était devenu le théâtre de ses déchirements intérieurs. Les traits de Joie s'étaient figés dans une expression horrifiée, les sujets de l'hôte gisaient tout autour de lui, violemment empalés sur d'innombrables pieux, jonchés de part et d'autre de la route, formant un sillon de sang, de lance et de cadavres, une route menant droit vers sa forteresse de solitude. Forteresse qu'il distinguait au loin, dont les remparts délabrés n'étaient plus que le révélateur du siège constant qu'endurait sa psyché.

Son monde était détruit, néanmoins il demeurait tout de même maître en son domaine.

Il était devenu un dieu sans fidèle. Peu importe, il restait tout de même un dieu. Il ne lui suffirait que d'ouvrir la paume de sa main pour aspirer son monde dans un vortex démentiel. Si le temps n'était pas encore venu, il savait qu'Inexorablement ce serait à lui de terminer la destruction de ce qui, fut un temps, l'avait constitué, défini en tant qu'être. Seul subsistait le lieu de culte dédié en son nom. Un semblant d'émotion le traversa l'espace d'un instant :

Comment avait-il pu laisser faire ça ? Lui qui s'honorait de pouvoir se maîtriser en toute circonstances, cela ne lui ressemblait pas. Il était un dieu en ces terres, il pourrait certes la reconstruire en un claquement de doigts, toutefois que cela soit l'œuvre de Justice ou non n'importait peu. Ce qui l'accablait, c'était qu'il ait pu laisser faire cela sans s'en rendre compte. Tel était sa principale source d'inquiétude.

Il emplit ses poumons d'une intense bouffée d'air, comme pour essayer de tourner la page ou de générer le courage qui lui faisait cruellement défaut, face à la confrontation qu'il savait inévitable, il su d'avance qu'il n'y aurait aucun gagnant. Il ne s'imaginait pas signer un traité de paix mais une déclaration de guerre.

Son monde n'était désormais plus qu'un lointain souvenir. Seul subsistait le néant. Il lui suffit de cligner des yeux pour générer le terrain propice à la confrontation à venir. Une salle immense, carrelée en damier à peine éclairée par une lumière centrale. Les seuls objets de décoration qu'il prit la peine de façonner fut une longue table ainsi que deux longs fauteuils semblables à des trônes.

Sa Némésis était déjà là. Extirpé de sa prison végétale dans laquelle il s'était lui-même constitué, afin de constater la déperdition mentale de son maître. Physiquement, il était en tout point similaire à l'hôte, il y a quelques années de cela... Quand il était encore là... quand il se sentait encore en vie alors même que, paradoxalement, son teint blafard, presque cadavérique contrastait avec cette impression.

Ses longs cheveux désorganisés semblaient se mouvoir d'eux-mêmes comme les serpents d'une gorgone. Assis dans une posture arrogante sur son siège, il arborait un sourire inhumain qui semblait lacérer son visage, un visage qui n'exprimait qu'une exaltation malsaine.

Il applaudissait lentement, célébrant la capacité de son hôte à provoquer ce qu'il attendait.

C'est à l'initiative de Justice que démarra le dialogue. Il prit la parole d'une voix affreuse, rocailleuse, la voix vacillante de ceux qui se sont tu depuis trop longtemps.

- Tu daignes enfin venir me voir.

A ses mots, les traits de son visage se découpaient dans une expression d'intense enthousiasme pour finalement se tordre en une silhouette macabre. Sa voix se déformait en fonction des variations de son faciès.

- Mais il est trop tard.

Son adversaire, loin d'être désarçonné pouffa de rire, un petit gloussement qui devint bientôt un éclat de rire incontrôlable.

- Et c'est moi qui suis prétendument sensé avoir des problèmes d'identité, regardes toi... Tu es pitoyable.

- Moi ? Pitoyable ? Dois-je te faire remarquer quelle émotion t'as traversé quand tu as pu ENFIN observer mon œuvre ?

L'échange entre Justice et l'hôte était empreint d'une tension palpable, la moindre incartade pouvait dégénérer en esclandre foudroyante. Chacun des deux le savait pourtant aucun n'avait l'intention de mesurer ses propos, aucun ne se sentait conciliant, tous deux prêt étaient à sortir les armes.

-Ta délicatesse t'honore, Justice.

La sarcasme de Juge suintait par tous les pores de sa voix.

Soit, de toute manière je n'attends aucune pitié de ta part, tu sais déjà que je n'en aurais aucune pour toi.

Justice paru presque satisfait de la réponse de son souffre douleur.

- On dirait presque que tu nous places sur un terrain d'égalité... ENFIN. Toutefois permets-moi de ne pas m'en satisfaire.

L'hôte lui répondit d'une voix nimbée d'ironie.

-Tiens, justement, c'est l'objet de ma venue vers toi. Ta satisfaction. Pardonne-moi mais j'ai bien du mal à prononcer cette phrase sans rire. Tu prends le risque d'embraser mon monde à la seule fin de me rencontrer. Quelque part... c'en est presque honorable. Ainsi, me voilà oui... Toutefois je ne pense pas que tu sois en position d'obtenir quoique ce soit de moi si ce n'est du mépris.

Nullement désarçonné, Justice rétorqua sa réponse en faisant fi du sarcasme de son interlocuteur.

- Bien au contraire. Bien au contraire... Tu sais que je n'ai rien fait. Tu es mon géniteur, la faute t'en incombe totalement. Je ne suis qu'une excroissance de ta personnalité. En réalité, tu m'as voulu donc tu as voulu la destruction de tes terres. Tu l'as réalisé, par mon intermédiaire certes, mais tu l'as exécuté.

Ouvertement anéanti mais peu soucieux d'émouvoir qui que ce soit, Juge se justifia vainement.

- La seule chose que je voulais c'était sortir de ma stase, rien d'autre. Je n'ai jamais demandé l'anéantissement de mon domaine.

- Un oxymore qui tient sur deux phrases, félicitation.

L'hôte de ces lieux reprit ses esprits, comprenant peu à peu ce qu'il n'osait assumer.

- Et donc j'aspirais à ma propre destruction ?

- Comme d'habitude.

- Et que me proposes-tu pour sortir de cette boucle infinie, ce cercle vicieux duquel nous sommes prisonniers depuis des années ?

Pour la première fois, Juge s'inscrit dans une démarche de médiation avec Justice, confronté à une impasse insurmontable, avec la volonté ferme de s'en extraire.

- Pourquoi m'obliges-tu à dire ce que tu connais déjà ? Tu n'as pas le courage de le prononcer par ta propre bouche ? Prends le taureau par les cornes, combats le feu par le feu. Tu veux sortir de cette boucle ? Nos intérêts se rejoignent. Résous ton problème de destruction par la destruction. Entends-moi bien...

Un phénomène curieux semblait sur le point de s'engager. La table semblait se rétracter sur elle-même, jusqu'à finir par disparaître alors qu'au même moment les chaises semblaient attirer l'une vers l'autre. Conduisant à un face à face inattendu. Les deux le savaient, il s'agissait encore de l'un de ces précieux moment de fusion. Ils finirent par s'atteindre l'un l'autre dans une étreinte sans chaleur, dépossédé de passion. A ce seul contact, le visage de l'un finit par être confondu dans celui de l'autre.

D'une voix qui résonnait en double, l'être s'exclama :

- Ceci n'est pas un appel à l'aide. Nous ne cherchons pas un moyen détourné pour nous en sortir. La seule issue nous le savons est dans la mort de soi par soi.

A ce moment précis une scission se produisit. Un déchirement qui ébranla les deux entités. L'hôte mu par une force inespérée se disloqua de son frère dans un hurlement terrifiant.

- Je refuse de me laisser emprisonner dans cet abyme de tourment, cela ne mène à rien. J'ai totalement assimilé ta réflexion. Je suis résolu, aucune autre solution ne me parait pertinente mais je ne peux m'y contraindre, je ne pourrais jamais. Jamais. Je ne peux que me lamenter quant au fait qu'il n'existe nul autre issu. Mais... Non. Je ne peux pas.

Sa Némésis se contorsionna afin de pousser un énième hurlement de douleur, un hurlement qui reflétait l'ampleur de son désespoir. Avant de fondre en larme lui-même.

- Pourquoi ne veux-tu pas l'accepter...Je ne suis pas le fondement de ta douleur, tu le sais bien. Cependant toi... Tu me tortures, tu NOUS tortures. J'aimerais pouvoir dire que ton obstination causera notre perte toutefois c'est précisément le contraire. Nous n'avons rien à attendre de ce monde, rien à attendre de l'humain. Nous sommes condamnés et tu le sais. Je n'ai pas besoin de te le dire... Je n'ai pas besoin de te le dire. TU ME RENDS FOU, tu te bourres de palliatif afin de mieux te mentir à toi-même pendant que tu nous laisses dans une misère sans fin, comment veux-tu que je tolère ça ? Je brûlerais ton monde autant de fois que nécessaire. Un jour peut-être même, tu me permettras d'immoler l'extérieur, est-ce là la fin que tu espères ?

- Pas plus que le suici..

La seule évocation du suicide par l'hôte affichait l'emprise croissante de Justice sur lui. Il s'interrompit brusquement puis hurla « NON » A son tour, l'hôte éclata de rire, d'un rire infernal qui reflétait toute la haine qu'il enfermait en lui.

- Mon cher petit diablotin... comme tu me connais si bien. Évidemment que je n'aspire qu'à la destruction de ce monde.

L'hôte ressemblait de plus en plus à sa Némésis. Tout comme lui, son expression fit volte-face, passant de la colère à la tristesse en un éclair.

Pourtant tu sais bien que ce doux rêve est vain. Se gonfler d'espoir pour quelque chose d'aussi improbable mène forcément à la déception. Consumer ce monde est une chose. L'extérieur recèle de bien trop de paramètres pour que je m'emploie à le consumer sans échouer lamentablement. Ce n'est pas du domaine du réalisable, cependant je peux m'en protéger, m'en échapper à ma guise.

L'expression de Justice se mû en une grimace traduisant l'ampleur de sa déception, la colère se figea sur ses traits quand il lui vociféra son animosité.

- Diable de pacotille. Je n'éprouve aucune empathie vis-à-vis de ta lâcheté. Tu n'es qu'un gâchis de haine. Voilà ton problème. J'aimerais pouvoir prétendre que ton ambition m'indiffère, ça n'est bien évidemment pas le cas. Que tu n'y parviennes pas, que tu essuies des échecs à maintes reprises, cela aussi m'importe peu. Mais que tu n'essayes même pas, quel que soit ton but, cela m'est insupportable. Tu mérites amplement ton fardeau. Tu es le créateur de la stase que tu dénonces si vivement. N'ais craintes, je serais là pour t'en sortir. Inutile de dire que cela se fera dans la douleur.