1. Naufrage
Dans un grand fracas, une masse d’eau s’écrasa sur le pont de la nef dont la coque émettait de sinistres craquements face aux assauts des vagues, toujours plus hautes. La pluie glacée cinglait les visages et les bras des marins qui tentaient désespérément de ramasser la grand-voile.
Le brusque changement du temps les avait surpris, chose rare pour des hommes si aguerris. Avec un sifflement terrifiant, l’écoute de la grand-voile se rompit, projetant le matelot qui tentait de la retenir dans l’écume bouillonnante. Il disparut sans un cri. Même s’il avait fait une vaine tentative pour se faire entendre avant d’être englouti par la mer déchaînée, son dernier appel aurait été couvert par le vacarme de la tempête.
Un garçonnet épiait la scène depuis sa cachette dans le château de proue, le regard étonnamment lointain. Il semblait presque détaché de ce qui se passait sous ses yeux. Il se détourna et se recroquevilla, les bras autour des genoux et le menton contre la poitrine. Ainsi, il ne verrait pas la suite.
Un second cordage se rompit. Les matelots tentèrent en vain de le rattraper, mais ils peinaient à rester debout, chahutés par le plancher qui se dérobait sous leurs pieds. La grand-voile, sans plus aucune retenue, s’offrit aux rafales et se mit à battre furieusement dans le vent, claquant comme des coups de fouet. Le mât, incapable de supporter la force brutale du vent dans la voile déchaînée, commença à ployer dangereusement.
De puissants craquements résonnèrent à travers la nef, et les marins sentirent le pont vibrer sous leurs pieds, annonçant la catastrophe imminente. Les cris de panique couvrirent pendant quelques secondes les hurlements du vent, alors que le mât vacillait avec un grincement déchirant.
Il se brisa net, s’écrasant dans un enchevêtrement de cordages et de toile sur toute la longueur de la nef. Il atterrit sur le château de poupe, qu’il enfonça en partie, projetant en tous sens des éclats de bois pointus et effilés comme des lames. Ils se fichèrent dans le bois et dans les chairs. Un matelot en reçut un en pleine gorge et il s’étouffa dans son sang avec des gargouillements lamentables, tandis que ses camarades tentaient de rester debout sur le pont mouvant.
Soudain, ce fut le gouvernail qui rendit les armes et fut arraché par un récif qui semblait s’être approché discrètement, uniquement pour donner le coup de grâce. Un trou béant s’ouvrit dans la coque, et l’eau s’y engouffra avec la jouissance du vainqueur qui enfonce les lignes ennemies.
Désormais, plus rien ne sauverait la Belle de Vie, nom ironique pour cette nef qui ne fut jamais belle et qui plongeait maintenant vers sa mort.
Le capitaine de la nef, qui se tenait sur le pont et tentait de coordonner les efforts de ses marins pour éviter la catastrophe, se détourna de la débâcle et se dirigea vers sa cabine dans le château de proue. Il posa son calot sur la table et attrapa une bouteille d’eau-de-vie qu’il avait habilement attachée en prévision d’une mer démontée comme celle d’aujourd’hui. Son teint violacé et son nez disproportionné attestaient de son affection prononcée pour les petits remontants. Il s’assit lourdement sur le banc et avala trois longues gorgées d’alcool. Il émit un claquement de satisfaction après avoir dégluti et s’essuya la bouche avec sa manche. Sans même regarder l’enfant, il s’adressa à lui :
- Gamin, je sais pas ce que t’es venu foutre sur mon bateau, ni même comment t’as réussi à y grimper, mais t’as pas eu le nez creux ! Bah, j’imagine que si t’as préféré embarquer sur cette vieille guimbarde que rester où t’étais, c’est que t’avais plus grand-chose à perdre…
- …
- Tu parles toujours pas, hein ? Je sais même pas si tu comprends c’que j’dis. Faut pas que tu restes là, gamin, la Belle est en train d’couler… Tu s’ras pas plus à l’abri sur le pont, mais c’est sûr qu’en restant ici, tu vas crever !
Il reprit une lampée d’alcool et se leva brusquement, comme si l’eau-de-vie venait de lui donner une détermination nouvelle. - Par Meréor ! Il sera pas dit que j’vais crever dans ma cabine avec un gamin qu’aurait l’âge de téter encore le sein d’sa mère ! Je vais t’sortir moi !
Joignant le geste à la parole, il empoigna le garçon par le bras, relevant sa chemise qui découvrit d’étranges tatouages sur son dos menu.
- J’espère que ceux qui t’ont infligé ça t’auront au moins aidé à t’attirer la faveur des dieux, parce que c’est pas humain d’faire ça à un gosse !
Sous la pluie battante, il attrapa une corde et un tonneau qui roulait sur le pont. La nef commençait à s’enfoncer dangereusement par la poupe; elle allait bientôt atteindre le point de rupture. Il fit enlacer le tonneau à l’enfant et les ficela ensemble à l’aide de la corde. Puis, sans plus de cérémonie, il les jeta tous les deux à la mer. L’enfant, comme le matelot avant lui, n’émit pas un son en fendant l’air puis les flots rageurs. Alors qu’il réapparaissait à la surface, porté par le tonneau qui flottait, son regard s’éclaira et il jeta autour de lui des œillades affolées, comme s’il venait de se réveiller d’un cauchemar. Sauf qu’il venait d’y être plongé.
Le capitaine retourna dans sa cabine, chancelant. Difficile de savoir si c’était l’œuvre de la tempête ou de l’eau-de-vie. Dans un geste futile, il referma la porte derrière lui alors que la Belle de Vie se brisait en deux dans un assourdissant craquement, comme un dernier râle.
Emporté par le flot tumultueux, le garçon avait été rapidement éloigné de la nef qu’il regardait sombrer avec une rapidité insoupçonnée.
Autour du bateau qui coulait, une dizaine de marins se débattaient dans les vagues pour ne pas être entraînés par le fond. L’un d’eux, qui avait sans doute sauté plus tôt que les autres, était parvenu à s’éloigner suffisamment. Il nageait avec l’énergie du désespoir pour échapper au siphon créé par le naufrage. Avisant le garçon et son tonneau, il s’approcha et s’agrippa à eux.
Mais à deux, ils étaient bien trop lourds et ils commençaient à s’enfoncer. Une vague plus grosse que les autres se fracassa sur eux. Le marin lâcha prise, disparaissant dans les eaux noires.
Le jeune garçon, solidement attaché au tonneau par la corde, remonta comme un bouchon. Le marin réapparu quelques brassées plus loin. Son corps flottait comme un tas de chiffons, le visage dans l’eau.
De nouveau, le regard du garçon se fit lointain, comme si ce qu’il voyait ne le concernait plus. Épuisé par l’émotion et le froid qui commençait à l’engourdir, il ferma les yeux, et le corps bercé par les flots, il trouva un semblant de paix derrière ses paupières closes pendant que la tempête faisait rage.
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