2. L'Hermine
De l’autre côté de la mer, alors que les premières lueurs du jour perçaient à travers les nuages, un vieil homme ouvrit les yeux. La pluie battante de la veille avait laissé place à une pluie fine et persistante, et le silence contrastait avec le tumulte de la nuit. Ses premières impressions étaient à l’image de la journée qui s’annonçait : déprimante et trempée.
L’humidité suintait à travers la toile de son mauvais matelas, pénétrant sa chemise de chanvre pour venir refroidir sa peau. L’odeur écœurante de la vieille paille mouillée venait agresser son odorat, et le tintement incessant de gouttes d’eau tombant des interstices du plafond dans un broc en étain agaçait son ouïe. Cet inconfort généralisé avait au moins une vertu : le tirer du lit de bonne heure.
Il se redressa et s’assit péniblement sur le bord du lit. Il grimaça en entendant le craquement de ses articulations. Ses douleurs, qu’il devait au temps qui passe, étaient accentuées par l’humidité ambiante. Il maudit une nouvelle fois cette ville qui semblait avoir été abandonnée par Yuldra et sa chaleur bienfaisante. Elle était détrempée par les éléments, même en plein été.
L’idée de faire ses ablutions matinales ne l’enchantait guère avec ce froid glacial qui s’infiltrait par tous les interstices du mur, du plancher et du plafond. Quelle gargote mal accueillante ! Heureusement, il n’y passerait pas une nuit de plus. La tempête s’était calmée au milieu de la nuit, la plupart des bateaux devaient être rentrés au port désormais.
Il enfila ses chausses et sa robe de grosse laine bouillie, noua sa ceinture et laça ses bottes en cuir épais. Il passa les doigts dans ses cheveux gras. Rien à faire de ce côté. Idem pour sa barbe, plus emmêlée que jamais.
Il s’imagina dans un baquet d’eau fumante, puis dans un bain de vapeur. Mais il ne retrouverait ces plaisirs qu’une fois rentré au pays, sa mission accomplie. Avant de sortir de la chambre, il jeta sur ses épaules une cape bordée d’hermine, qui ne le quittait jamais. Difficile de savoir si son surnom d’Hermine lui venait de cet affreux vêtement sur lequel on avait choisi de laisser la petite tête du rongeur, crocs apparents et œil de verre étincelant, ou de son étonnante agilité, encore à son âge, et de sa sagacité intellectuelle. Sans doute un peu des deux.
Il sortit de la petite chambre qu’éclairait péniblement l’aube naissante et descendit l’escalier grinçant de l’auberge. Dans la grande salle, l’odeur aigre de la bière et du vin renversés pendant les libations de la veille l’accueillit. Dans la cheminée principale, un feu timide dégageait plus de fumée que de chaleur et peinait à éclairer la salle. Les poutres en bois noircies par des années de mauvaise aération menaçaient de s’effondrer sur la clientèle du gourbi.
Une fille d’auberge, au visage renfrogné et à la silhouette lourde, lui demanda s’il voulait se restaurer. Il connaissait la bouillie infâme que l’aubergiste tentait de faire passer pour du gruau, pour en avoir fait l’expérience la veille, et s’était promis qu’on ne l’y reprendrait plus. Il refusa d’un signe de tête et quitta l’établissement où il se jura de ne jamais remettre les pieds. La jeune femme le suivit des yeux alors qu’il s’en allait.
Tout en elle montrait qu’elle était soulagée de voir partir cet inquiétant personnage, beaucoup trop grand et maigre, avec ses cheveux filasses et sa barbe broussailleuse. Il ressemblait à un aliéné, et son père l’aurait jeté à la porte s’il n’avait pas payé rubis sur l’ongle la chambre et la pension pour son cheval. Mais ce qui la dérangeait le plus chez le vieil homme, c’était ses yeux. D’un vert intense, ils brillaient d’une intelligence affûtée et contrastaient avec le reste de sa personne. Bien sûr, elle n’avait pas manqué de remarquer les tatouages qui dépassaient de son col et de ses manches, faisant de lui, sans doute possible, un membre de l’Ordre des Vertueux. Et on ne plaisantait pas avec ces gens-là.
L’Hermine, une fois sorti, se dirigea comme les jours précédents vers la capitainerie du port pour s’informer d’un bateau en provenance du Scandinor. Il devait accoster il y a deux jours à Havrebourg, mais avait été retardé par la tempête comme beaucoup d’autres.
En le voyant arriver, le préposé à l’inscription des bateaux afficha une mine défaite. Le vieil homme s’attendait à une mauvaise nouvelle et ne se trompait pas. Avant même que le vieil homme puisse ouvrir la bouche, le préposé l’interpella :
- J’aime pas être celui qui annonce de tristes nouvelles, mais le bateau que vous attendez, la Belle de Vie, a sombré pendant la traversée. Ils se sont pris la tempête de plein fouet. C’est un navire parti un jour plus tard et qui vient d’accoster qui nous a dit avoir croisé les débris de la Belle.
- Y avait-il des survivants ? questionna l’Hermine, avec un léger accent du Scandinor.
- Pas quand ils sont arrivés, mais d’après l’état des cadavres, ça faisait déjà un moment qu’ils étaient à la flotte.
- Comment sont-ils certains que c’est la Belle de Vie ?
- Vous me croirez ou pas, mais y paraît qu’ils ont trouvé le cadavre du capitaine cramponné à sa bouteille d’eau-de-vie vide et à la planche qui portait le nom de sa nef !
Le vieil homme, secoué, vacilla et tomba plus qu’il ne s’assit sur des caisses entreposées sur le quai.
- Ça va aller, mon vieux ? Un coup de gnôle pour faire passer la nouvelle ?
L’Hermine se frotta les yeux de ses doigts noueux, en proie à une grande lassitude. Il murmura quelque chose dans sa langue, que l’autre ne comprit pas.
- Est-ce que je peux trouver quelqu’un pour m’emmener sur le lieu du naufrage ? reprit-il.
- Si vous vous dépêchez, peut-être qu’un pêcheur voudra bien vous conduire. La tempête s’est calmée, ils vont enfin pouvoir reprendre la mer .
Il se leva en saluant de la main le préposé et s’éloigna, le dos voûté, semblant porter sur ses épaules le poids du monde. Il s’approcha d’embarcations de pêcheurs qui étaient en train de lever l’ancre, et leur demanda s’ils pouvaient l’emmener sur le lieu du naufrage. Plusieurs refusèrent, ne souhaitant pas perdre de temps alors qu’ils n’avaient pas pu pêcher depuis deux jours.
Finalement, un jeune capitaine avec un fort accent de Grette sembla sensible à l’accablement du vieil homme, qui lui expliquait vouloir retrouver son petit-fils qui était à bord de la Belle de Vie. Il voulait en avoir le cœur net.
Le capitaine s’était retrouvé coincé à Havrebourg par la tempête alors qu’il devait retourner à l’île de Grette. Sa route le ferait sans doute passer près du lieu du naufrage, donc il pouvait y conduire le vieil homme, mais il l’avertit qu’il ne ferait pas demi-tour pour le ramener au port. l’Hermie acquiesça et remercia chaleureusement le marin, ravi de quitter cette ville sans devoir y revenir.
Il embarqua sur le petit bateau. Alors qu’ils s’éloignaient du port, le soleil perça enfin à travers la brume matinale. La mer était d’huile. Méréor avait calmé ses fureurs, et la journée promettait finalement d’être radieuse.
Après trois heures de navigation, un matelot l’informa qu’ils approchaient du lieu du naufrage. Le vieil homme se leva et s’approcha du bastingage. D’innombrables débris et caisses flottaient à la surface. Il se fit la réflexion que la nef s’était abîmée vraiment tout près de la côte. Il promena son regard sur le désastre. Inutile d’espérer un quelconque survivant. Les corps qui étaient encore visibles étaient pris dans des débris et des cordages, déjà gonflés par la putréfaction. Les autres étaient sans doute en train d’être rejetés sur les côtés ou dévorés par les poissons. Le jeune capitaine s’approcha de l’Hermine, lui posa une main sur l’épaule et lui fit part de ses condoléances pour la mort de son petit-fils.
Le vieil homme fut gêné par la compassion et la familiarité du marin. D’autant que cet homme était loin de comprendre ce que signifiait la mort du garçon.
L’Hermine répliqua alors, plus pour lui-même que pour le jeune capitaine :
- Ce n’est pas qu’un garçon qui a disparu, mais un morceau d’humanité.
Le marin ne comprit pas bien ce que voulait dire le vieil homme, et mit ses paroles sur le compte du chagrin. Après une dernière tape dans le dos de l’Hermine, il ordonna à son équipage de reprendre la navigation vers l’île de Grette. Cette tragique histoire provoquait en lui l’urgence de rentrer et de serrer son fils contre son cœur.
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