1. Bière tiède dans un rade
Le soleil était déjà haut au-dessus de Richeville. Cette ville portuaire était la plus grande de la côte du royaume de Lueue, après la gigantesque Trémonia, plus à l’est. En cette morne journée de septembre, l’air était chargé d’une humidité poisseuse qui s’infiltrait dans les vêtements. Les rayons du soleil, masqués par les épais nuages, ne parvenaient qu’à diffuser une chaleur suffocante.
Deux pêcheurs qui revenaient de vendre leur prise du matin à la criée discutaient du temps. Cette atmosphère lourde et moite annonçait sans conteste une tempête d’été, qui leur rappela celle qui avait balayé la côte neuf ans plus tôt. La plus violente qu’avait connue le royaume depuis des décennies. Elle avait laissé Richeville en quasi-ruine et de nombreuses familles de marins en deuil.
Tout en poursuivant leur conversation, les deux hommes entrèrent dans une petite auberge située dans une ruelle proche du port. Elle ne payait pas de mine avec sa façade de guingois, ses poutres apparentes tordues par les ans, et sa toiture voûtée. Elle ressemblait à une vieillarde rabougrie par l’âge. Mais une fois poussée la lourde porte en chêne, il y régnait une agréable fraîcheur.
L’endroit était propre et bien tenu. Un paillage frais jonchait le sol régulièrement nettoyé, les tables de bois flotté étaient souvent frottées, et surtout, la femme de l’aubergiste, fort gironde, vous abordait le sourire aux lèvres.
Il régnait une atmosphère détendue, faite d’un joyeux brouhaha de conversations animées, de chopes qui s’entrechoquent et de rires légèrement alcoolisés. Au milieu de l’immense table placée face à la plus grande des deux cheminées, un ménestrel accompagné de son luth chantait une ballade bien connue : l’épopée d’un preux guerrier qui finissait par découvrir un trésor légendaire capable de guérir toutes les maladies — à condition d’en faire usage avec sagesse pour ne pas attirer la colère des dieux.
Les deux compères ne souhaitaient pas se mêler au petit groupe réuni autour du musicien. Ils se dirigèrent vers une table près de la seconde cheminée, plus calme. Un homme, emmitouflé dans une cape de voyage, y était déjà assis. Il fumait sa pipe et fixait sa chope de bière, apparemment indifférent à ce qui se passait autour de lui.
Les pêcheurs trouvèrent son accoutrement curieux par cette chaleur, mais ne lui prêtèrent pas davantage attention. Ils le saluèrent, et lui demandèrent s’ils pouvaient s’installer. L’homme répondit par un hochement de tête. En s’asseyant, ils s’enquirent de la qualité de la cuisine. L’homme se fendit d’un simple « fameuse », avant de replonger dans ses pensées.Ils commandèrent un pichet de bière bien fraîche et deux assiettes du ragoût de poisson qui mijotait dans l’âtre, embaumant la pièce de son gourmand fumet.
En attendant qu’un garçon leur apporte leur chope, ils échangèrent sur la hausse du prix des crustacés en provenance de leur île du Chat — ils n’étaient pas de Richeville et venaient seulement y vendre leur produits — du fait des maigres pêches des dernières semaines. Une fois servis, ils mangèrent sans un mot mais à grand renfort de bruits de bouche et de claquements de langue satisfaits.
Finalement, leur ragoût englouti, ils commandèrent un autre pichet de bière et s’installèrent pour passer les prochaines heures à s’imbiber d’alcool. Ils commencèrent par trinquer à la mémoire d’un vieux pêcheur, un certain Gainwig, mort récemment en mer. Trop vieux pour prendre encore la mer, il y était contraint pour nourrir sa femme et son gamin. Et comme si tout devait toujours les y ramener, la conversation glissa de nouveau vers la tempête meurtrière qui avait eu lieu une décennie plus tôt. Celle après laquelle Gainwig avait ramené un enfant, rescapé d’un naufrage.
À ces mots, l’homme à la cape remua sur son banc et se pencha vers eux, l’air faussement détaché :
- Vous parliez d’un garçon survivant d’un naufrage ?
Les pêcheurs se tournèrent vers lui, et pour la première fois, le regardèrent vraiment : Il avait la petite quarantaine, les cheveux très noirs, la peau lisse et les yeux bridés. Un étranger à l’évidence, sans doute d’Oursasie. Mais il s’exprimait sans accent.
- Qu’est-ce que ça peut vous faire ? répliqua l’un d’eux, méfiant.
- Simple curiosité. J’ai entendu des histoires à ce sujet. On dit que c’était une nuit terrible.
Le plus âgé hocha la tête.
- Terrible, oui. Mais ce gamin, il a survécu. Le vieux Gainwig l’a trouvé attaché à un tonneau !
- Attaché, vous dites ? répéta l’homme en fronçant les sourcils. Qui ferait une chose pareille ?
Les pêcheurs, désormais agacés par cette intrusion, ne semblaient pas désireux de poursuivre. L’étranger perçut leur méfiance… et vit aussi que leurs chopes étaient vides. Il se présenta sous le nom de Seongveï et leur dit qu’il apprécierait un peu de compagnie pour l’après-midi, après plusieurs jours de voyage en solitaire.
Il leur proposa alors de leur offrir la prochaine tournée.
Les deux hommes le détaillèrent : un sourire affable qui découvrait de petites dents blanches et bien alignées — presque suspectes à cette époque — un port élégant malgré sa cape usée. Il présentait bien, et sa bourse semblait bien garnie.
S’il y a bien une chose qu’un marin ne peut refuser, c’est de se faire offrir à boire pour raconter des histoires de navires et de tempêtes. Les deux hommes échangèrent un regard entendu et acceptèrent — convaincus qu’ils pourraient se rincer à l’œil tout l’après-midi s’ils prenaient leur temps pour raconter leur histoire.
Seongveï héla le garçon d’auberge pour commander de la bière fraîche. Le plus âgé des deux pêcheurs commença alors son récit sur le naufrage de la Belle de Vie et sur son flamboyant capitaine, Alderik. Il se montra généreux en détails et quand il ne savait pas, il inventait avec assurance.
L’étranger, visiblement captivé, multipliait les questions. Sa curiosité flattait le vieux marin qui s’en donna à cœur joie. Seongveï s’intéressait tout particulièrement à l’enfant : son âge, son apparence…
Sur ce sujet, les deux pêcheurs pouvaient le renseigner copieusement. Il connaissait bien le gamin qui avait donc été repêché sur son tonneau par le fameux Gainwig, qui l’avait ramené sur l’île du Chat. Sa femme, Rozvenn, et lui l’avaient adopté.
Ça avait beaucoup fait parler sur la petite île : tout le monde savait que le couple n’avait jamais réussi à avoir d’enfant, et celui-là semblait leur avoir été offert par les dieux avec son dos couvert de tatouages.
A cette mention, Seongveï redoubla d’intérêt et commanda un nouveau pichet pour délier encore les langues.
Les deux pêcheurs, le sang déjà échauffé par l’alcool, avaient les oreilles et les pommettes rouges, et commençaient à avoir le regard vitreux et la voix pâteuse. Seongveï, lui, veillait à boire moins pour rester lucide.
Il était maintenant convaincu que l’enfant dont ils parlaient était bien celui auquel il pensait.
Il relança la conversation :
- Et aujourd’hui, que devient ce garçon ?
Les deux hommes, loquaces grâce à l’alcool,ne se firent pas prier. Le jeune garçon vivait toujours avec la veuve de Gainwig sur l’île du Chat.
A ce stade de la conversation, Seongveï sentit que la bière brune, bien que consommée avec modération, avait ramolli ses résistances. Quand la conversation s’orienta sur lui et ce qu’il faisait le jour de la tempête, le chagrin et la nostalgie l’envahirent. Son regard se perdit dans le lointain. Ce fut presque malgré lui qu’il entama son récit.
Il était en route pour rentrer chez lui, dans le duché d’Enezatil, après avoir accosté la veille à Richeville. Il était à peine à la moitié du chemin quand le puissant orage avait éclaté. Une pluie si dense s'abattit sur lui qu’il n’y voyait plus à deux mètres. Un vent violent souffla, prêt à déplacer des montagnes.
Il avait trouvé refuge chez un fermier qui, pris de pitié, l’avait laissé dormir dans son étable.
Mais il n’échappa pas à la fureur des éléments. Au coeur de la nuit, le vent avait arraché le toit de l’étable provoquant la panique des bêtes. Il avait bien failli finir écrasé par leur piétinement furieux. C’était pur miracle qu’il s’en soit sorti avec seulement une main cassée.
Mais parfois, il se disait qu’il aurait préféré y rester.
Car le pire l’attendait chez lui.
Il marqua une pause. Les pêcheurs, suspendus à ses lèvres, ne disaient plus un mot. Seongveï reprit, la voix sourde :
- D’habitude, quand je rentrais de voyage, mes enfants se précipitaient dehors pour m’accueillir et découvrir les présents que je leur rapportais. Mais ce matin-là…, rien. Aucun bruit de pas dévalant les escaliers, aucun cri de jubilation ou de chamaillerie. Rien que le silence. Même la nature semblait s’être tue.
Il but une gorgée de sa bière, désormais tiède, pour tenter de faire passer la boule qui enflait dans sa gorge.
- Ma femme est sortie, seule, toute vêtue de noir. Mon sang s’est figé dans mes veines et mon cœur s’est presque arrêté. Je suis resté immobile, tenant la bride de mon cheval, incapable de faire un seul pas vers elle. Comme si, en évitant de bouger, je pouvais empêcher la terrible nouvelle d’exister.
Sa voix s’étrangla et il essuya les larmes qui commençaient à lui brouiller la vue.
- Elle m’a annoncé que… que l’une de nos filles était morte. Ma petite Hazel…écrasée par une meule, la veille… Sous les yeux de sa jumelle…
Seongveï cacha son visage dans ses mains, submergé par une douleur insoutenable, revivant la scène.
Il ne souhaitait sans doute pas se livrer autant à ces inconnus, mais l’alcool aidant, il s’était laissé emporter.
Le plus jeune pêcheur, assis à côté de lui, dans un geste compatissant, lui pressa l’épaule. L’autre appela un garçon d’auberge pour commander une bouteille d’eau-de-vie. Le reste de la soirée serait passé à oublier.
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