3. Sizel a grandi

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À chaque fois que Seongveï entrait dans la cour du petit manoir, son cœur se serrait au souvenir de la mort d’Hazel. Une bouffée d’angoisse le submergeait systématiquement avant que sa famille ne s’aperçoive de sa présence. Il redoutait leur silence. Mais il fut rapidement rassuré.

Ses deux turbulentes jumelles de cinq ans, Soaz et Iael, déboulèrent par la porte de la demeure et coururent vers lui, moitié riant, moitié pleurant. Il descendit promptement de sa selle et s’agenouilla pour les serrer sur son cœur.

Les deux fillettes parlèrent en même temps, entre deux sanglots et deux baisers, en tentant de lui expliquer que l’une avait poussé l’autre dans l’escalier.

Il enfouit son visage entre leurs têtes bouclées, s’enivrant du doux parfum de leurs cheveux. Il se releva et, pour les distraire de leur querelle, plongea dans ses fontes pour en sortir deux petites poupées de chiffon, vêtues de jolies robes de velours, l’une verte, l’autre pourpre.

Les enfants poussèrent des cris de joie à leur vue et s’en emparèrent avant de courir vers leur mère, qui était sortie et regardait la scène depuis le pas de la porte. Elle sourit de leur joie et regarda tendrement son mari. Elle enjoignit aux petites filles d’aller jouer à l’intérieur et embrassa Seongveï.

  • Tu as fait bon voyage ?
  • Excellent ! J’ai dormi chez Gaïben. Son domaine est florissant ! Tu sais qu’il est désormais fournisseur officiel du Duc ? Il t’envoie ses salutations, et il m’a offert un tonnelet de sa meilleure cuvée ! Nous le goûterons ce soir au dîner. Où sont nos grands enfants ?
  • Yvonig est partie ce matin à la rencontre de nos métayers pour préparer la récolte de sarrasin.
  • Et Sizel ?
  • Comme tu t’en doutes, elle est avec la maîtresse d’armes dans l’arrière-cour en train de s’exercer à l’épée. J’aimerais d’ailleurs que tu lui dises un mot. Elle devrait déjà prendre ma place dans plusieurs aspects de la gestion du domaine et elle ne s’y intéresse absolument pas ! Son frère en fait plus qu’elle ! Ce n’est quand même pas lui qui va devoir reprendre l'intendance de Saintes-Vallées après moi ?!

Seongveï connaissait l’éternelle dispute entre sa cadette et sa femme. Par tradition, ce sont les femmes qui administrent le domaine familial alors que les hommes protègent l’harmonie du foyer. Mais Sizel n’a jamais eu le goût pour ces choses-là. Elle a toujours préféré le maniement des armes et l’équitation.

Hazel était très différente et aurait sans doute pris beaucoup de plaisir à prendre le relais d’Ayden en tant que Seigneure-Dame du domaine. Mais le destin en avait voulu autrement et aujourd’hui cette tâche revenait à Sizel. Leur sœur aînée, Emée, qui aurait dû hériter de la charge avant elle, était devenue Seigneures-Dame d’un autre domaine après son mariage controversé.

Il traversa la maison pour rejoindre la cour intérieure où il découvrit Sizel en combat singulier avec Klézée, leur impressionnante maîtresse d’armes, qui la dépassait d’une tête. Sa fille avait pourtant une carrure plus imposante que la majorité des femmes de sa connaissance. Les épées des deux jeunes femmes se croisaient avec fracas et les coups qu’elles se portaient faisaient un bruit mat sur leurs protections de cuir.

Sizel se battait avec une fougue un peu désordonnée quand Klézée portait des coups précis et mesurés.

Ils avaient pris la jeune maîtresse d’armes à leur service à peu près au moment de la naissance des jumelles, il y a cinq ans, quand son prédécesseur avait été emporté par une fièvre maligne. Elle s’était immédiatement bien entendue avec Sizel et était rapidement devenue un membre à part entière de la famille. Elle était aussi très respectée des hommes du domaine qu’elle entraînait au maniement des armes. Ils avaient reconnu sa légitimité dès le premier jour, alors qu’une forte-tête avait voulu se mesurer à elle. Elle l’avait battu avec simplicité, en prenant garde à ne pas l’humilier.

Si sa fille l’avait vu, elle n’en montra aucun signe et resta concentrée sur le duel en cours. Soudain, avec une facilité déconcertante, comme si elle avait pu le faire à la moindre occasion, Klézée désarma Sizel en deux coups bien placés. Dans la continuité de son geste, elle lui porta une estocade à l’abdomen qui aurait été fatale sans la protection de cuir et la retenue qu’elle y mit. La jeune fille tomba à genoux, le souffle coupé.

Quand elle put de nouveau aspirer de l’air, elle attrapa la main que lui tendait son adversaire et se releva d’un bond. Elle jeta son arme et se précipita sur son père pour l’étreindre.

Comme avec ses jumelles, il plongea son nez dans les cheveux de sa fille et s’enivra du parfum musqué qu’ils exhalaient : un mélange prononcé de sueur, de terre et, beaucoup plus léger, de bruyère.

Elle s’écarta, sourit à son père et l’assaillit de questions sur son voyage. Il leva les mains pour endiguer son flot de paroles en riant, réclamant un repos et un repas bien mérités. Il en profita aussi pour inciter la jeune fille à aller retrouver sa mère et l’aider dans ses tâches d’intendance du domaine.

Sizel fit la moue et tergiversa :

  • Je dois aider Klézée à ranger.
  • Ce ne sera pas la peine, Mademoiselle, j’y arriverai seule.

La jeune fille lui jeta un regard outré qu’elle puisse la trahir ainsi !

  • Maman ne voudra pas que je l’approche dans cet état, il faut que je me lave.
  • Alors dépêche-toi, ne traîne pas et rejoins-la !

Seongveï savait qu’elle marquait un point, Ayden n’apprécierait pas autant que lui l’odeur de bouquetin de sa fille. Il la regarda s’éloigner vers la maison et un sourire amusé se dessina sur ses lèvres. Sizel avait beau avoir vingt-et-un ans maintenant, par certains aspects, elle restait une adolescente impétueuse et irréfléchie.

Mais il savait aussi que ce n’était qu’une facette de sa personnalité.

Depuis la mort tragique de sa sœur jumelle, elle avait acquis une profondeur nouvelle et il la surprenait régulièrement plongée dans la lecture de parchemins ou en pleine contemplation de la nature, allongée sous la cime des arbres, comme aurait pu le faire Hazel.

C’était d’ailleurs sans doute une partie de sa sœur en elle qui poussait Sizel à ces comportements.

Ils en étaient convaincus à présent, elle était une Sangsjalar et avait recueilli l’âme de sa sœur au moment de sa mort.

Ayden s’évertuait à pousser sa fille à développer son don et à apprendre à mieux le maîtriser, mais Sizel s’y était toujours refusée.

Le don de Sangsjalar, de « chanteur d’âmes », était précieux. A la mort d’un être cher, il permettait de recueillir ses souvenirs, ses connaissances et ses émotions. Ainsi la les savoirs vitaux se perpuétaient au sein de la famille, sans que les générations suivantes n’aient à passer par un long apprentissage.

Mais lorsqu’on n’apprenait pas à maîtriser ce don, c’est lui qui vous maîtrisait. Le porteur risquait de recevoir des âmes sans l’avoir choisi, comme ce fut le cas pour Sizel à la mort d’Hazel. Au lieu de pouvoir user des souvenirs à sa convenance, le porteur se retrouvait submergé par eux à des moments aléatoires, souvent lorsque sa propre volonté était affaiblie.

Certains y perdaient leur essence et ne devenaient que des chairs habitées par un mort. Pour d’autres, s’ils avaient accueilli plusieurs âmes, c’est la folie qui les emportait.

Hazel était une jeune fille douce et contemplative et Sizel était dotée d’une volonté d’airain. Elle n’avait jamais eu de problème à contenir l’âme de sa sœur sans effort.

Et Seongveï soupçonnait que son refus d’apprendre à maîtriser son don venait du fait qu’elle appréciait les moments où les émotions et les souvenirs d’Hazel déferlaient sur elle, lui donnant pendant un temps l’impression que sa sœur était toujours parmi les vivants.

Il avait été plusieurs fois témoin de ces moments, et du fait de la ressemblance physique qui existait entre les jumelles, il avait eu l’impression de côtoyer sa fille décédée.

Mais sur ce sujet, il se rangeait à l’avis d’Ayden, ce n’était pas sain pour Sizel d’accepter cette confusion. Il lui demandait régulièrement de prendre des leçons avec un Sangsjalar aguerri. Ils avaient la chance d’avoir en ville une vieille femme qui dispensait son savoir, et qui avait le grand atout de ne pas être attachée à l’Ordre des Vertueux, dont la famille se méfiait.

L’heure du souper arriva et toute la famille prit place à la longue table en chêne dans les cuisines du manoir. Une habitude étonnante pour une famille de nobles, mais Ayden avait toujours préféré prendre les repas dans l’atmosphère chaleureuse et affairée qui régnait dans la cuisine plutôt que dans la froideur policée de la salle de réception. D’après elle, c’était aussi un bon moyen de rappeler à ses enfants le travail qu’il fallait pour les sustenter et que rien n’arrivait sans effort.

La soupe de cresson fut vite engloutie et Iddle, la cuisinière, déposa un plat de viande froide et un fromage sur la table.

Soaz profita d’un blanc dans la conversation des adultes pour demander, la bouche pleine :

  • Avec Iael, on veut fabriquer des costumes de hibouchouette pour la fête des moissons !
  • Soaz, on ne parle pas la bouche pleine ! la tança Ayden.
  • Et vous allez les faire comment, vos costumes ? demanda Sizel.
  • On va se faire des capes avec des feuilles de toutes les couleurs en les cousant les unes aux autres, répondit l’une des jumelles.
  • C’est une bonne idée, renchérit Ayden.

La conversation continua bon train sur les festivités marquant le début de l’automne. Il était question des mets qu’on prévoyait de préparer pour le banquet, des ménestrels de renom dans la région qu’on espérait y voir et des jeux auxquels on jouerait jusqu’à une heure avancée, fait inhabituel et toujours apprécié par les plus jeunes.

Seongveï se prit à sourire en bourrant sa pipe et en regardant la charmante scène qu’offrait sa famille, entre éclats de voix et rires d’enfants, tous rassemblés dans cette cuisine simple, éclairée par la flambée dans le grand âtre.

Puis son regard tomba sur un visage fermé, les yeux plongés dans la contemplation de son écuelle à moitié remplie.

  • Ça ne va pas, Klézée ? Tes pensées semblent bien sombres ce soir, glissa-t-il à l’intéressée.
  • Pardonnez-moi de ne pas partager l’enthousiasme de votre famille ce soir, Seigneur, mais la fête des Moissons éveille toujours des souvenirs douloureux pour moi.

Ayden, sachant parfaitement de quels pénibles moments se rappelait la maîtresse d’armes, lança un regard lourd de reproches à son mari, pour ne pas s’en être souvenu lui aussi.

  • Pourquoi ça te rend triste, Klézée ? La fête des moissons est la plus belle fête de l’année ! Tout y est coloré et amusant ! intervint Iael avant que Sizel lui envoie son coude dans les côtes pour la faire taire.

La petite fille commença à geindre et Ayden lui demanda le silence et de laisser Klézée tranquille. Mais cette dernière reprit la parole :

  • Parce que ce qui se passe lors de la fête des moissons, depuis que l’Ordre des Vertueux a étendu son influence partout en Lueue, est abject !

Soaz, les yeux agrandis par la curiosité et une légère inquiétude, demanda :

  • Qu’est-ce qui se passe pendant la fête des moissons ?
  • Et bien, ce n’est pas seulement pour lancer la période de récolte du sarrasin, Soaz, c’est aussi la période où l’Ordre fait sa récolte d’enfants ! Ils profitent de cette fête pour arracher des enfants à leurs familles et les envoyer on ne sait où ! Des petits bouts de chou, qui n’ont pas plus de six ans !
  • C’est horrible, murmura Iael, au bord des larmes.

Ayden, qui trouvait que la conversation ne prenait pas un tournant adapté à des petites filles, y coupa court :

  • Klézée, nous connaissons ton passé tourmenté avec l’Ordre, mais je ne pense pas que ce soit des choses que des fillettes devraient entendre.
  • Mais moi, je veux savoir ! s’insurgea Soaz.
  • Au contraire, Seigneure-Dame, je pense justement que des petites filles devraient entendre ce que j’ai à dire pour prendre garde pendant la fête ! Après tout, les prêtres de l’Ordre sont des voleurs d’enfants !!, s’emporta la maîtresse d’armes.
  • Klézée, aussi douloureuse soit ton histoire, je ne pense pas qu’elle ressemble à celle de la majorité des gens. Dans tous les exemples que je connais, les familles confient leurs enfants à l’Ordre dans l’espoir de les voir s’élever spirituellement.
  • Je ne pense pas que ce soient des rapts. Les populations se seraient élevées depuis bien longtemps contre de telles pratiques, intervint Seongveï.

Voyant la jeune femme s’empourprer d’indignation, Ayden reprit :

  • Nous ne remettons pas du tout en question ce que tu as vécu, Klézée, nous disons seulement que ce n’est peut-être pas l’unique façon de voir les choses. Et je pense que nous devrions arrêter là cette conversation.

Le ton catégorique d’Ayden ne permettait pas à Klézée de poursuivre sans offenser gravement sa maîtresse. Aussi, elle se leva, raide mais tentant de masquer sa vexation, et demanda la permission de se retirer dans sa chambre. D’un signe de tête, la Seigneure-Dame la salua, lui donnant congé. Puis elle envoya ses deux plus jeunes filles se coucher, ce qui n’alla pas sans gémissements et traînage de pieds.

Une fois le calme revenu dans la cuisine où la luminosité avait fortement baissé à mesure que le feu se mourait, Seongveï reprit la parole :

  • Klézée n’a pas complètement tort concernant l’Ordre des Vertueux. Certes, ils ne volent pas les enfants, mais j’ai entendu dire que dans certains cas, ils les achetaient. Et il est vrai que les familles ne les revoient jamais.

Ayden lui fit les gros yeux en inclinant la tête vers Sizel. Cette dernière vit son geste :

  • Je pense être suffisamment mature pour parler de cela avec vous. Klézée m’a déjà parlé de ce qui est arrivé à sa petite sœur. D’après elle, l’Ordre l’a enlevée.

La Seigneure-Dame de Saintes-Vallées poussa un long soupir et commença à raconter une autre version.

  • Klézée était très jeune à l’époque, ses parents ne lui avaient sans doute pas donné voix au chapitre quand ils ont décidé de confier la fillette à l’Ordre. Sa famille était extrêmement pauvre. Son père était tellement porté sur l’alcool qu’il battait femme et enfants et était incapable de travailler. Et sa mère était à moitié folle et épuisée par des grossesses et des fausses couches à répétition. Au moment où c’est arrivé, elle était à nouveau enceinte alors que son dernier n’avait pas six mois.

Ayden fit un pause avant de poursuivre son récit :

  • A mon avis, ils ont accepté de l’argent en échange de la petite sœur de Klézée. Elle n’avait que quatorze ans quand le vertueux a emmené la petite. Je suppose que ses parents n’ont pas osé lui expliquer. Klézée, folle de rage a tenté de poursuivre le prêtre et l’enfant, mais ils montaient un pur-sang quand elle était à pied. Elle a vite perdu leur trace. Pendant près de cinq mois, Klézée a tenté de retrouver sa sœur, en sillonnant le royaume. Elle y a mis le peu d’économies qu’elle avait, puis a subsisté grâce à de petits travaux journaliers, et d’autres choses dont elle avait bien trop honte pour me les raconter.
  • Pauvre gosse… elle n’a jamais songé à rentrer chez elle ? demanda Seongveï compatissant.
  • Non, c’est une telle tête de pioche parfois ! Le jour où elle a perdu tout espoir de revoir sa sœur, elle était partie depuis trop longtemps, elle avait trop changé et son cœur était rongé par trop de rage pour pouvoir retourner chez ses parents. Ma conviction, c’est qu’au fond d’elle-même, Klézée savait que ses parents avaient vendu la petite pour avoir une bouche de moins à nourrir. Elle devait haïr ses parents autant que l’Ordre…
  • Elle ne m’avait jamais raconté son histoire de cette façon, dit Sizel, quelque peu ébranlée par le récit de sa mère. Même si le contexte semblait très triste, elle me racontait sa quête pour retrouver sa sœur comme une épopée fantastique, comme un voyage initiatique… Ce que tu me dis semble bien plus sordide.
  • Je ne doute pas qu’elle ait appris beaucoup de choses pendant ses cinq mois à parcourir le royaume. Mais elle a sans aucun doute connu beaucoup de souffrances et d’humiliation aussi, reprit Seongveï.
  • Il se fait tard et je pense qu’une bonne nuit de sommeil à tous nous ferait du bien. Surtout toi, Seong, tu dois être épuisé après ton long voyage, ajouta Ayden.
  • Oui, tu as raison, ma mie, et je n’ai pas encore eu l’occasion de t’en parler, mais je vais devoir repartir dès demain , répondit-il.

Sizel sentit la colère investir chaque fibre du corps de sa mère en écoutant son mari lui apprendre qu’il comptait repartir dès le lendemain pour plusieurs jours de voyage et risquait de rater la fête des moissons.

La jeune fille s’éclipsa rapidement. Elle ne supportait pas d’être témoin de leurs disputes au sujet du passe-temps chronophage de son père.

En traversant la grande salle pour se diriger vers l’escalier de bois menant aux chambres, elle croisa son frère qui revenait de sa tournée des métayers. En entendant les éclats de voix de leurs parents, leurs regards se croisèrent et, avec un petit rire complice, ils montèrent quatre à quatre les marches et se souhaitèrent bonne nuit. Apparemment, son frère ne mangerait pas ce soir…

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