4. Une fille et son père

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Sizel s’éveilla aux premières lueurs du jour et se hâta hors du lit. Le ciel promettait une agréable journée de fin d’été avec un soleil encore chaud. Elle voulait commencer sa journée par une balade à cheval avant d’entamer ses exercices quotidiens au maniement des armes avec Klézée.

En pensant à elle, elle se remémora les échanges de la veille et espéra qu’elle trouverait la maîtresse d’armes de meilleure humeur.

Elle fit de rapides ablutions, descendit en courant les escaliers, et jaillit dans la grande salle où elle aperçut sa mère, assise dans un grand fauteuil en bois devant l’âtre.

Dans la demi-obscurité de la pièce que les premiers rayons du soleil n’éclairaient pas encore, Ayden n’était qu’une ombre qui se découpait face aux lumières mouvantes du feu. Sizel la contempla en silence.

Elle avait les pommettes hautes, le front légèrement bombé, le nez fin et droit et les lèvres pleines. Sa robe d’un bleu presque noir mettait élégamment en valeur sa silhouette parfaitement proportionnée : la taille relativement fine mais la poitrine généreuse sans être ostentatoire. Ses longs cheveux blonds étaient tressés en couronne sur le sommet de sa tête, dégageant son cou gracile.

Assise ainsi dans ce fauteuil au dossier haut et droit, délicatement ouvragé, elle avait le port d’une reine.

Sizel ne pouvait que constater que tout les opposait.

Elle était aussi brune qu’Ayden Saintes-Vallées était blonde. Ses cheveux étaient aussi fins et lisses que des fils de soie, et elle enviait les majestueuses boucles de sa mère quand elle lâchait ses cheveux, ce qui arrivait rarement. Sizel maintenait les siens attachés en chignon à l’arrière du crâne, légèrement rasés au-dessus des oreilles, comme c’était la tradition chez les guerrières.

Sans être trapue, elle avait les épaules carrées et un corps tout en muscles. Relativement grande, elle trouvait cependant ses jambes trop courtes par rapport à son buste. Elle avait deux petits seins ronds et pleins, qu’elle sanglait dans une tunique de cuir pour ne pas être gênée quand elle maniait l’arc ou l’épée.

Mais là où les différences étaient les plus criantes entre elle et la Seigneure-Dame du domaine, c’était au niveau du visage. Celui de Sizel était petit et en forme de cœur, avec un nez mal défini aux ailes légèrement épatées et des lèvres fines. Elle n’aimait pas beaucoup son visage, mais elle s’en moquait.

Cependant, elle tirait une grande fierté de ses yeux verts qui s’étiraient vers ses tempes. Ces yeux, elle les tenait de son père, qui n’était pas né en Lueue, mais loin à l’Est, en Oursasie. C’était d’ailleurs peut-être parce qu’ils étaient si différents de ceux de sa mère qu’elle les aimait tant. Les deux femmes ne différaient pas seulement par leurs caractéristiques physiques mais aussi par leur caractère.

Ayden Saintes-Vallées était quelqu’un de posé, réfléchi, et mesuré, qui faisait preuve d’une autorité naturelle et inspirait le respect. Quand elle parlait, on l’écoutait. Elle ordonnait, on exécutait. Elle était aussi juste et droite, très appréciée des gens sous sa responsabilité.

Sizel, quant à elle, était emportée et fougueuse. Elle s’enflammait dans les discussions et avait parfois le sentiment de devoir crier pour être entendue. Elle prenait ses décisions à l’instinct sans prendre le temps de mesurer toutes les conséquences et s’en mordait souvent les doigts. Elle ne tenait pas en place et préférait se dépenser que discuter.

Ayden était un grand fleuve calme et serein. Sizel était un petit torrent bouillonnant. Pas étonnant qu’elles s’entendent si mal.

Soudain, l’arrachant à ses pensées, sa mère prit la parole :

  • Tu es bien matinale et silencieuse, Sizel. »

Cette dernière sursauta.

  • Tu m’as fait peur… Je veux profiter de la fraîcheur pour faire une sortie à cheval, avant que le soleil ne soit trop haut, répondit-elle.
  • Il y a une audience seigneuriale aujourd’hui pour écouter les doléances de nos gens. Je veux que tu y sièges avec moi , reprit Ayden.
  • Passer des heures à écouter deux fermiers se disputer trois mètres de terre, non merci ! C’est ton passe-temps, pas le mien !, répliqua Sizel d’un ton provocateur.
  • Comment peux-tu parler d’un passe-temps ? C’est mon devoir en tant que Seigneure-Dame, de les écouter et de rendre la justice ! Et ce sera le tien quand je ne serai plus là. Il serait temps que tu l’acceptes et que tu apprennes à tenir ton rang !, s’emporta sa mère en lui jetant un regard où se mêlaient colère et déception.

Sizel en eut le cœur serré. Jamais Ayden ne regardait Hazel comme ça. En vérité, jamais elle ne la regardait comme ça non plus avant la mort de sa jumelle.

  • Je n’en veux pas de ce rang et de ces responsabilités !, fulmina-t-elle.

Sa mère s’était levée de son fauteuil et lui faisait face.

  • Quel dommage que de tes jumelles ce soit celle qui t’est le moins utile qui soit restée en vie ! » cracha encore Sizel.

Elle s’en voulut immédiatement, mais n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour s’excuser que sa mère la gifla, le visage crispé par la douleur que la mention d’Hazel avait réveillée.

Sizel eut un mouvement de recul et porta la main à sa joue cuisante, la tête baissée, n’osant croiser le regard de sa mère. Puis elle s’éloigna à pas rapides pour dissimuler ses larmes.

Ayden se rassit dans son fauteuil, plus lasse que jamais, et s’abîma dans la contemplation du feu qui n’était plus que braises rougeoyantes.

Parvenue à l’écurie, Sizel s’assit lourdement dans le tas de paille qui servait à joncher le sol des boxes et laissa libre cours à ses sanglots.

Elle pleurait pour l’humiliation d’avoir été giflée à vingt-et-un ans, mais surtout parce qu’elle savait l’avoir mérité. La tempête tumultueuse de sentiments qui l’étreignait fut soudain engloutie par une vague apaisante. Une douce chaleur naquit près de son cœur et se déploya en elle. En quelques secondes, cette onde baigna tout son corps et elle eut un sentiment de flottement. Elle reconnut cette sensation et l’accueillit avec bonheur.

Une image s’imposa à elle. Elle était petite fille, six ou sept ans tout au plus, à ses pieds un vase en morceaux — le vase qui avait contenu les cendres de leur grand-mère.

Elle levait ses yeux brouillés de larmes pour rencontrer ceux de sa mère qui la regardaient avec un mélange de colère et de déception.

En tournant la tête, elle aperçut sa sœur. Mais ce n’était pas Hazel qu’elle voyait. C’était elle-même, enfant : cheveux mal coiffés, des brins de paille éternellement accrochés à sa robe.

Ce souvenir, manifestement, venait d’Hazel.

Ayden s’éloignait, tenant contre son cœur un petit pot dans lequel elle avait rassemblé les cendres. Elle enjoignit à Hazel de jeter les débris de sa bêtise.

La Sizel du souvenir s’approchait, la prenait dans ses bras et déposait un baiser sur sa joue. Puis elle se baissait sous son regard toujours embué et ramassait les morceaux de poterie qu’elle emportait avec elle.

Puis le souvenir glissa. Sizel et elle se tenaient devant la porte de la chambre de leur mère. Sizel insistait pour qu’elle remette à sa place le vase réparé à leur mère. Si c’était Hazel qui lui offrait, Ayden lui pardonnerait plus facilement. Mais elle secouait la tête et ouvrait la porte en poussant doucement Sizel à l’intérieur.

Leur mère était en chemise de nuit, assise sur le bord de sa couche, ses longs cheveux blonds dénoués, qui bouclaient majestueusement sur sa poitrine. Elle regardait Sizel entrer, dissimulant son œuvre derrière son dos, une question muette dans les yeux. Sizel s’approchait de quelques pas et lui tendait le vase qu’elle avait réparé.

Ayden prit l’objet et l’examina longuement, puis, les larmes aux yeux, le posa derrière elle et serra Sizel contre son cœur.

Elle releva alors la tête et son regard croisa celui d’Hazel. D’un geste doux, elle ouvrit un bras pour inviter sa seconde fille à les rejoindre. Hazel accourut et se jeta contre elles. Quand le bras maternel se referma sur ses épaules, elle étreignit sa sœur en fermant les yeux.

Sizel émergea du souvenir emprunté avec un léger sourire aux lèvres. Toute trace de sanglot avait disparu. Pourquoi voudrait-elle apprendre à faire consciemment appel aux souvenirs de sa sœur quand celle-ci savait si parfaitement lui envoyer ceux qu’il fallait au bon moment ? Tout en se faisant cette réflexion, elle se dirigea vers le box de Patiente.

Elle adorait cette jument noire comme la suie, qui semblait placide mais qui était capable de piquer un galop effréné sur une longue distance. Dans le box voisin, Piaff, qui lui aussi portait bien son nom, martelait le sol de ses sabots et essayait de lui donner des coups de tête. Elle rit et lui caressa le museau.

  • Mon vieux Piaff, si tu étais seulement impatient et fougueux, tu serais un bon cheval, mais tu as surtout une cervelle d’oiseau ! Mais promis, demain c’est toi que j’emmène en balade.

Elle souleva sa manche de chemise et consulta l’heure sur son poignheure. C’était un petit bijou en or et en argent de forme ronde, qui avait l’apparence d’un médaillon, en plus bombé sur le dessus. Lorsqu’on soulevait le couvercle délicatement ouvragé, apparaissait un cadran avec trois petites aiguilles en argent qui indiquaient l’heure.

Mais la véritable merveille était ce qu’on ne voyait pas : l’assemblage complexe de rouages qui faisaient fonctionner le système derrière le cadran. Le précieux objet était attaché au poignet par une lanière de cuir munie d’une boucle d’attache en or.

Sizel était particulièrement émue lorsqu’elle ouvrait le bijou. C’était son père qui le lui avait offert pour ses quinze ans. Il venait d’Oursasie où Seongveï était né. Il tenait le poignheure de sa propre mère. Avant de l’offrir à sa fille, il avait fait sceller dans le couvercle une mèche de cheveux d’Hazel, et fait graver sur le dessus une chouette. C’était l’emblème de la famille et l’animal préféré des jumelles.

Il lui restait moins de deux heures avant que Klézée n’ait terminé sa revue des hommes d’armes de la maison et leur entraînement quotidien. Elle sella la jument et l’enfourcha avec souplesse puis quitta les écuries pour se diriger vers le petit bois.

Même si le Duché D'Enezatil était à l’opposé de la frontière Est, la menace oursasienne qui s’y faisait de plus en plus présente poussait chaque Seigneur à se renforcer militairement. Tous se préparaient à ce qu’une guerre ouverte avec le géant empire voisin finisse par éclater. Sizel regrettait souvent de ne pas habiter plus près de la frontière, sa mère serait sans doute moins opposée à ses aspirations guerrières.

La rumeur disait que les Onze Grands Seigneurs de Lueue étaient en pourparlers pour former une coalition militaire qui irait défendre la frontière pour faire face aux incursions répétées et de plus en plus profondes de leur belliqueux voisin.

Si c’était le cas, Sizel avait bien l’intention d’en être ! Mais là encore, ce ne serait sans doute pas si simple.

Des Onze, le Duc ’Enezatil semblait le plus opposé à un conflit ouvert avec l’Oursasie. Il prêche pour la diplomatie et les liens commerciaux. Le duché bénéficiait de nombreux atouts en matière de produits agricoles. Outre l’exploitation des algues à vache très prisées dans l’alimentation des animaux et uniques sur le littoral, les « porcs salés » de la région étaient aussi une spécificité réputée et très appréciée des riches oursasiens. Le Duc voyait donc d’un mauvais œil l’idée d’un conflit qui lui fermerait les portes de l’Empire voisin.

Sizel était dégoûtée par ces calculs mercantiles quand des hommes et des femmes mouraient sous les coups portés par les raids oursasiens à la frontière.

Cependant, une petite partie d’elle-même était plus tempérée et reconnaissait que la voie de la diplomatie était sans doute sage, car un conflit ouvert décimerait de manière bien plus dramatique la population du royaume.

Mais on ne pouvait pas laisser l’Empire piétiner la souveraineté des Seigneurs de Lueue sur leurs propres terres ! À cette dernière pensée, Sizel s’enflamma et talonna sa jument pour la lancer au galop. Emportée par le bruit tonnant des sabots qui martèlent le sol, elle laissa filer ses pensées guerrières et s’imagina en héroïne des champs de bataille, fauchant les ennemis par dizaines, juchée sur son destrier.

Il était presque neuf heures quand Sizel rentra à l’écurie. Patiente était couverte de sueur et son pas se faisait lourd. La jeune fille se fit la réflexion qu’elle avait peut-être un peu trop poussé sa monture. Elle prit le temps qu’il fallait pour donner à Patiente une ration d’avoine, pour la frotter avec de la paille et lui curer les sabots. Une fois certaine que la jument avait tout pour se reposer confortablement, elle sortit, sans oublier une petite caresse sur le museau de Piaff.

Elle se dirigea vers la cour d'exercice et y trouva Klézée en train de préparer des cibles pour l’entraînement au tir à l’arc. Elle la salua avec enthousiasme, mais n’eut en retour qu’une réponse maussade. Elle s’approcha, mettant l’humeur de la maîtresse d’armes sur le compte de la discussion de la veille. Mais lorsqu’elle tendit la main pour attraper un arc, celle-ci interrompit son geste en lui posant la main sur l’avant-bras. Sizel tourna vers elle un regard interrogateur.

Sans croiser ses yeux et à voix basse, Klézée lui dit que la Seigneure-Dame lui avait interdit de l’entraîner ce matin parce que le devoir l’appelait ailleurs. Sizel sentit une vague de colère monter en elle. Elle hocha la tête, souhaita une bonne journée à la jeune femme et partit d’un pas vif.

Mais loin de se rendre à la grande salle où sa mère l’attendait, elle prit l’escalier extérieur qui menait directement au premier étage et se dirigea vers l’étude où son père passait la plus grande partie de son temps lorsqu’il n’était pas en voyage.

Depuis toute petite, elle adorait cette pièce, pas seulement pour toutes les curiosités ramenées des quatre coins du monde connu qui s’étalaient dans les étagères et sur les meubles, mais surtout pour l’atmosphère qui y régnait.

La pièce, traversante, avait une fenêtre à l’est qui laissait entrer le soleil matinal, et une au sud qui la baignait de lumière chaude l’après-midi. Son odeur caractéristique, subtil mélange d’encre, de parchemin, de cuir et de tabac froid, réveillait en elle de puissants souvenirs d’enfance.

Mais ce matin, elle n’était pas sensible au pouvoir évocateur de cette pièce. Elle était emplie de rage contenue, et comptait bien trouver chez son père une oreille attentive. Elle fut plus que déçue. Il était affairé à préparer son voyage, il partait dans quelques heures.

Dans son sac à dos en cuir, il avait déjà fourré quelques vêtements chauds. Il était désormais en train de rouler une carte de l’île du Chat et un parchemin sur lequel elle reconnut l’écriture de son père, mais elle n’eut pas le temps d’en lire le contenu avant qu’il ne referme l’étui.

Il était tellement concentré à ne rien oublier qu’il n’avait même pas levé les yeux lorsqu’elle était entrée en faisant voler la porte. Elle s’approcha de l’immense bureau en bois qui occupait le centre de la pièce, décidée à attirer son attention. Mais il s’était retourné vers la fenêtre et rangeait une petite dague dans un étui en cuir délicatement ouvragé.

Voyant qu’il ne faisait pas mine de s’intéresser à elle, elle l’interpella, la voix tremblante de colère contenue :

  • Père, j’aimerais vous dire un mot.

Il poussa un profond soupir de lassitude qui fit instantanément retomber la fureur de Sizel. Son père faisait toujours preuve d’une grande patience à son égard, mais il semblait ne plus en avoir en réserve aujourd’hui. Il se frotta les yeux et se retourna enfin pour lui faire face. Il avait les traits tirés et des cernes sous les yeux. Il paraissait épuisé.

Elle remarqua alors le désordre de la pièce et les parchemins et manuscrits qui jonchaient le sol et recouvraient le bureau. La pièce n’avait jamais été particulièrement bien rangée, mais là, on aurait dit qu’une tempête avait saccagé l’étude. Elle comprit que son père avait dû passer une nuit blanche à travailler. Elle allait de nouveau ouvrir la bouche, mais il leva la main pour lui intimer de se taire et répondit :

  • Sizel, inutile de te fatiguer à me raconter les soi-disant misères que te fait subir ta mère. Nous avons discuté ce matin avant que commence l’audience des doléances. Je ne puis te forcer à faire ce que tu ne veux pas, mais sache que je suis d’accord avec ta mère. Tu te dois d’assumer tes devoirs envers ta famille, tu n’es plus une enfant. Et en tant qu’adulte, j’aimerais que tu règles tes différends directement avec ta mère, sans passer par moi.

La jeune fille fut meurtrie par ses paroles. Elle avait toujours pensé que son père était de son côté, lui-même à contre-courant de la plupart des traditions. Il avait toujours encouragé ses enfants à suivre leurs voies et elle vivait son discours comme une pure trahison.

  • Comment peux-tu me dire ça alors que tu es en train de préparer un nouveau voyage, à peine rentré, alors que tu devrais seconder maman dans son rôle à la veille des moissons ?, lui décocha-t-elle, cinglante.

Il poussa un nouveau soupir et s’assit lourdement dans son fauteuil de l’autre côté du bureau.

  • Nous en avons discuté longuement hier avec ta mère et ce voyage sera le dernier que je ferai. Je lui ai promis de rester ici et de remplir mon rôle auprès d’elle. Mais je dois absolument faire ce dernier voyage, il est d’une importance capitale.

Sizel fut totalement estomaquée par cette nouvelle. D’aussi loin qu’elle se souvenait, son père allait et venait, sillonnant le monde à la recherche de reliques du temps des Ancêtres. Elle n’imaginait pas qu’il pût vivre autrement.

Elle sentait bien dans la façon dont il le disait qu’il avait pris cette décision à contrecœur et elle en fut profondément peinée pour lui.

Elle le vit alors différemment : rabougri dans son fauteuil à haut dossier, ses cheveux plus gris que noirs, son visage et ses mains où les rides s’accumulaient, ses vêtements légèrement trop grands sur son corps maigre. Seongveï Saintes-Vallées, son père aventurier, était vieux. Et pire, il avait capitulé face à la volonté impérieuse de sa souveraine épouse.

Comprenant qu’elle ne pourrait rien pour le faire adhérer à sa cause, elle décida de changer de sujet.

  • Et en quoi consiste ce dernier voyage capital ? Qu’y a-t-il de si important sur l’insignifiante île du Chat ?

Son père esquissa un sourire, amusé par la sagacité de sa fille, qui, malgré sa colère, n’avait pas perdu son sens de l’observation, et répondit :

  • Je pense y avoir retrouvé la trace de quelque chose que je cherche depuis de longues années. Quelque chose qui pourrait me donner des réponses à des questions que je me pose depuis toujours. Des réponses sur notre histoire, notre genèse, sur les Ancêtres.

Comme ragaillardi par cette perspective, il se leva promptement de son fauteuil et Sizel retrouva l’homme vif et plein d’entrain qu’elle aimait.

  • Je dois m’occuper des derniers préparatifs.

Il fit une pause en regardant sa fille et reprit, grave :

  • Sizel, il se pourrait que ce voyage soit dangereux. Je ne crois pas être le seul à m’intéresser à ce qui se trouve sur l’île du Chat. Je serais rassuré si je pouvais être sûr qu’en mon absence tu épauleras ta mère et ton frère comme je sais que tu peux le faire… Peux-tu me le promettre ?

Comment aurait-elle pu répondre à cela autrement que comme elle le fit :

  • Tu peux compter sur moi.

Et il n’eut pas besoin d’en demander plus, il vit dans les yeux verts de sa fille la détermination féroce qu’il lui connaissait quand elle avait pris une décision.

Sizel savait ce qui lui restait à faire maintenant que sa mère avait gagné.

Mais elle voulut retarder le moment de la rejoindre dans la grande salle. Elle se leva du tabouret où elle s’était assise pendant leur échange et déambula dans la pièce en s’attardant sur les différents objets ramenés par son père au fil des années. Sur un petit support en bois était posé un objet plat, rectangulaire aux bords arrondis, parfaitement lisse, noir et brillant, aussi froid que du verre. C’en était peut-être.

Sur une autre étagère trône un pichet. On aurait dit du verre sale mais très léger. Il présentait des fêlures mais sans qu’il semblât prêt à se briser.

Sur un buste en bois qu’avait fabriqué son père était accroché une sorte de cape très courte qui couvrait uniquement la tête et le haut des épaules. Des fils étaient visibles au bord du vêtement. Il avait visiblement été plus long, mais le temps avait eu raison de son tissage. Le noir d’origine s’était affadi et était plus proche du gris, avec des zones presque blanches. Elle n’arrivait pas à voir comment le vêtement se fermait, il n’était pas assez ample pour que les pans se croisent et puissent être maintenus par une broche.

Elle le savait, si elle s’approchait suffisamment, elle verrait sur les zones blanches des taches orangées, comme de la rouille. L’étrange vêtement était confectionné dans un tissu fin et rugueux, cassant par endroit. Mais ce devait être l’œuvre du temps qui en avait abîmé les fibres.

Alors qu’elle s’approchait pour le toucher, elle se prit les pieds dans un ensemble de parchemins reliés entre eux par des liens de cuir. La liasse était ouverte sur une page couverte de dessins qui l’intriguèrent. Elle se pencha pour la ramasser.

Elle commença à parcourir les dessins des yeux, et s’arrêta sur un petit paragraphe de texte dans un angle. L’écriture était celle de son père. Elle comprit qu’il s’agissait de motifs de tatouages utilisés par l’Ordre des Vertueux. Elle fit tourner les pages pour commencer sa lecture au début du manuscrit.

Les premières notes, toujours de la main de son père, indiquaient que cet ouvrage était la traduction d’une œuvre en langue scandinienne. Dans les pages qui suivaient était décrit un rituel de l’Ordre des Vertueux, où il était question de « Behjsalar » en scandinien dans le texte, que son père avait traduit par « réceptacle ». Ce rituel avait pour objet de transférer les âmes de très vieux sages, certaines remontant presque au temps des Ancêtres, dans un « Behjsalar » qui aurait été formé à cette épreuve. Ce « réceptacle » restait ensuite au sein de la communauté pour préserver le savoir de ces âmes, pour le jour où l’Humanité serait prête à le recevoir. Il existait plusieurs Behjsalar qui « transportaient » les âmes d’une génération à l’autre. Ceux qui étaient les réceptacles des plus anciennes âmes, les plus sacrées, étaient vénérés par les fidèles de l’Ordre comme des demi-dieux.

Sizel était captivée par sa lecture et abordait un chapitre qui présentait en détail le rituel au moment d’un transfert entre deux Behjsalars. Mais des coups brefs sur la porte l’interrompirent. Elle reconnut la légèreté de Youna, la jeune servante entrée il y a peu au service de la famille. C’était une toute jeune fille menue, à l’esprit vif et au rire communicatif. Elle ouvrit la porte et s’excusa d’importuner sa jeune maîtresse. Elle venait lui faire savoir que l’audience des doléances en était à la moitié.

Sizel fut surprise que sa mère ait pris la peine de l’envoyer chercher. Mais elle conclut rapidement que c’était une initiative de Youna. Attentive, elle faisait toujours en sorte de rendre la vie plus simple à tout le monde. Sizel sourit pour elle-même et décida de faire honneur à la bienveillance de la servante et à la promesse qu’elle avait faite à son père.

Avant de sortir de l’étude, elle essaya d’arranger sa tenue et sa coiffure devant un grand miroir à côté de la porte, puis descendit silencieusement l’escalier pour rejoindre sa mère.

Ayden trônait sur une petite estrade face à la porte principale. Elle ne lui jeta pas un regard lorsqu’elle prit place sur le petit siège à sa droite, mais elle sentit plus qu’elle ne vit sa mère se détendre, comme si un fardeau qu’elle portait depuis longtemps venait de lui être retiré.

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