1. Préparatifs pour la fête
Un nouveau jour se levait sur le domaine Saintes-Vallées, le septième depuis le départ de Seongveï. Cette nouvelle journée serait belle, mais plus fraîche que les précédentes. L’été avait bel et bien tiré sa révérence.
Toute la famille se préparait pour les festivités qui marquaient la fin des moissons et le début de l’automne. C’était la saison la plus courte de l’année. Alors que l’été s’étendait, chaud et sans fin de mai à octobre, l’automne ne durait que deux petits mois. Deux mois pendant lesquels le ciel allait se plomber et une pluie fine et continue arroserait la terre. Mais avant même le solstice d’hiver, le froid brutal et mordant allait emprisonner le royaume dans ses griffes de givre. Les tempêtes de neige et le vent glacé prendraient leurs quartiers en Lueue pour trois mois, avant que le soleil printanier ne vienne réchauffer la terre.
Très matinales, Iael et Soaz avaient envahi la table de la cuisine pour mettre la main aux derniers détails de leurs costumes de hibouchouette pour la fête.
Quand elle arriva, Sizel fut étonnée par la qualité des déguisements réalisés par les deux fillettes. Elle ne les pensait pas capables d’autant de patience et de minutie pour coudre entre elles autant de feuilles. Le résultat était fantastique. Les feuilles savamment superposées ondulaient à chaque mouvement, et l’assortiment de couleurs chatoyantes donnait réellement l’impression d’admirer le plumage d’un oiseau.
Leurs masques étaient confectionnés dans des chutes de laine bouillie sur lesquelles elles avaient cousu des morceaux de feuilles pour figurer les yeux globuleux des animaux nocturnes et leurs fameux « sourcils ».
Les deux fillettes enfilèrent leurs robes feuillues, leurs ailes et leur masque et commencèrent un « vol » autour de la table en piaillant comme des oisillons tout juste sortis du nid. Elles déclenchèrent des exclamations approbatrices et des bravos bien mérités de la part du reste de la famille qui se restaurait.
Malgré cette bonne humeur apparente, une tension était palpable, et qui n’était pas due à l’excitation de la fête des moissons. Chaque fois que Sizel posait son regard sur sa mère lorsque celle-ci croyait ne pas être vue, l’inquiétude se lisait sur son visage. Un pli soucieux barrait son noble front et son regard était lointain.
La jeune fille en connaissait parfaitement l’origine : Seongveï avait prévenu qu’il raterait peut-être la fête des moissons si le voyage ne se passait pas comme prévu. Ce qui était fort possible puisqu’il devait prendre la mer et que les tempêtes étaient nombreuses à la fin de l’été.
Mais Sizel connaissait sa mère et elle se doutait qu’Ayden espérerait jusqu’au bout qu’il arriverait avant le début de la fête. Chaque heure qui contredisait ce souhait la rendait plus soucieuse et irritée.
Soudain, sa mère leva les yeux et croisa le regard de sa fille. Elle fronça les sourcils et sortit de ses pensées. Comme si elle avait attendu ce signal, elle commença à donner des ordres à chaque membre de la famille pour participer aux derniers préparatifs de la fête des moissons.
Iael et Soaz devaient remplir de grands paniers avec les petits pains en forme de couronne qu’Iddle sortait régulièrement du four, alors que Klézée et Yvonig étaient préposés au chargement des autres victuailles dans une charrette, afin d’être transportées plus tard en ville. Sizel, quant à elle, devait se rendre en avance sur la place principale pour coordonner la préparation du banquet avec sa sœur aînée Emée. L’aînée des Saintes-Vallées revenait pour la première fois chez eux, après avoir épousé Goulvenic Kab Pennarglenn un peu plus d’un an auparavant.
Comme Yvonig, Emée était née de la première union d’Ayden avec le fils cadet d’un noble du duché, qui avait péri deux ans après leur union, dans un accident de chasse.
La jeune femme était le portrait de sa mère. Grande, la taille fine et souple, les membres déliés, le front et les pommettes hautes, le teint clair, les yeux bleus et de longs cheveux blonds, joliment tressés et entrelacés sur sa nuque.
Emée était une beauté à n’en pas douter. Et si elle avait tout pris du physique de sa mère, son caractère ne pouvait en être plus éloigné.
Elle était douce, serviable, généreuse et attentionnée. Et même si parfois elle pouvait sembler un peu frivole, on lui pardonnait facilement.
Pas étonnant, avec cette silhouette et ce tempérament, que son mari ait succombé à la première rencontre.
Les deux jeunes gens étaient tombés amoureux lors du grand banquet annuel que donnait le Duc D’Enezatil, ce qui n’était pas dans les plans des deux familles.
Emée, en tant qu’aînée, devait prendre la suite de sa mère à la tête du domaine Saintes-Vallées et donc épouser un homme qui n’avait pas de terre à administrer afin de le faire venir ici. Mais Goulvenic était le frère cadet du Duc et la famille ducale avait vu d’un très mauvais œil ce mariage, ne souhaitant pas qu’un héritier en ligne directe épouse une femme jugée inférieure à sa condition. Ils avaient donc décidé d’exclure le jeune homme de la vie de la Cour et de l’entourage de son frère et de l’exiler dans un petit domaine de campagne au Sud du duché.
Leur idée étant que les jeunes gens renonceraient à leur idée de mariage, puisque cela obligerait Emée à quitter sa famille et son domaine pour administrer celui de son mari, plus modeste et surtout loin des fastes de la Cour ducale — et Goulvenic, à se voir éloigné du pouvoir.
Mais c’était mal juger du caractère des deux jeunes gens. Malgré l’acharnement des deux familles à empêcher ce mariage, il eut lieu. Et loin de leur déplaire, leur exil semblait les ravir.
Emée avait donc suivi son mari loin de sa famille, et c’est l’étroite proximité entre le Duc et son frère qui leur avait évité la disgrâce.
Finalement, les liens fraternels étaient si solides qu’Emée et Goulvenic furent rapidement réinvités régulièrement à la Cour, comme s’il n’avait pas bravé la volonté familiale.
Bien malgré elle, Sizel nourrissait une forme de ressentiment envers sa sœur, qui n’en avait fait qu’à sa tête, s’était mariée par amour et ainsi l’obligeait, elle, à devoir marcher dans les traces de sa mère pour gérer le domaine Saintes-Vallées — une voie complètement contraire à sa nature.
Quand les deux jeunes femmes arrivèrent à proximité de la ville, un embouteillage de carrioles, de charrettes et de montures bloquait le pont qui enjambait la rivière. Emée descendit de la carriole que conduisait sa sœur et remonta la file pour comprendre ce qui se passait.
Sizel observa la scène de loin et, sans entendre ce qui se disait, elle ne pouvait que constater le pragmatisme et le charisme naturel de sa sœur. En quelques minutes, elle résolut le problème et fit reprendre sa route à la file de carrioles immobilisées.
Quand elle revint auprès d’elle, Sizel haussa un sourcil interrogateur et Emée lui répondit en haussant les épaules qu’un troupeau de porcs avait commencé à s’égayer à peine arrivé de l’autre côté du pont. Le porcher, plutôt que de tenter de les rassembler, avait préféré chercher querelle aux personnes coincées sur le pont qui s’agaçaient de la situation.
Elle ajouta qu’elle avait simplement réussi à faire entendre raison au porcher qui avait rapidement évacué les bêtes.
Avec une pointe d’aigreur, Sizel s’imagina très bien sa sœur usant de ses charmes et de son rire communicatif pour ensorceler le porcher, qui ne devait pas comprendre pourquoi cette déesse s’adressait à lui. Il avait dû se prosterner et se précipiter pour retrouver ses porcs, trop heureux de lui faire plaisir.
Elle se fit la réflexion qu’Emée aurait fait une formidable Duchesse si Goulvenic avait été l’aîné.
Et Sizel en voulut encore plus à sa sœur parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer malgré tout !
Ce fut enfin le tour de leur charrette de s’engager sur le petit pont de pierres désormais dégagé, et une fois dépassé le bosquet qui bordait la rivière, la ville leur apparut.
Sizel apprécia en silence la vue poétique qui s’offrait à elle.
Le soleil était enfin parvenu à percer la couche nuageuse et baignait d’une lumière chaude les nombreuses maisons à colombages qui se serraient les unes contre les autres.
De la fumée s’échappait de chacune des cheminées, témoins silencieuses de l’activité qui régnait dans chaque foyer. On devait y préparer des pains, pâtés et friands pour le banquet du soir où seraient réunis tout ce que la région comptait de petite noblesse, riches marchands et propriétaires terriens. Ces gens aisés fourniraient les viandes à rôtir, le vin et la bière.
Les deux jeunes femmes, guidant leur attelage, se frayaient un chemin dans les tortueuses rues pavées jusqu’à la place centrale où devaient être dressées les tables du banquet.
Arrivées à destination, elles s’activèrent immédiatement pour mettre de l’ordre dans l’agitation confuse qui régnait ici.
En peu de temps, elles avaient mis tout le monde au pas sous l’impulsion gaie et chaleureuse d’Emée et les consignes autoritaires de Sizel.
Deux jeunes garçons eurent le malheur de s’asseoir sur la margelle de la fontaine juste devant cette dernière, qui leur ordonna de ne pas rester plantés là et d’aider à décharger une charrette de volaille.
Emée regarda sa sœur d’un œil amusé et le sourire aux lèvres, se faisant la réflexion qu’elle avait le même ton autoritaire et souverain que leur mère.
Lorsque Sizel la surpris en train de la regarder elle lui demanda d’un ton plutôt vif :
Que trouves-tu de si amusant ?
Rien d’amusant ! J’appréciais seulement ton habileté à mettre ces deux fainéants à l’œuvre.
Emée avait répondu avec sérieux et Sizel préféra ne pas chercher à savoir ce qu’en pensait vraiment sa sœur. Celle-ci en fut d’ailleurs soulagée, jamais elle n’oserait dire à sa cadette que, par certains aspects, elle ressemblait beaucoup à leur mère.
Le reste de la matinée passa en un éclair, les deux jeunes femmes étaient affairées et n’avaient pas le temps de souffler.
Une vieille maraichère qui avait apporté des montagnes de fruits — raisins, pommes, poires, prunes, noix, kiwis et grenades pour clore le repas — les avait forcées à se restaurer un peu avant d’attaquer l’après-midi.
Alors que les rayons du soleil commençaient à se faire moins ardents, Emée et Sizel se perchèrent sur les marches du palais de ville pour admirer leur travail. Elles contemplaient la place, légèrement ovale, où s’alignaient les longues tables couvertes de nappes tissées en lin ou en chanvre, décorées de feuilles aux couleurs chatoyantes, et de chandelles dans des pots en terre. Chacune d’elle croulait sous les victuailles : pâtés, friands, pains, ragoûts, légumes rôtis, viande froide, fromage et fruits.
A l’une des extrémités, on avait installé des rôtissoires où de jeunes gens arrosaient régulièrement volailles et porcelets en faisant tourner les broches. Un délicieux fumet venait chatouiller les narines et mettre l’eau à la bouche.
A l’autre extrémité de la place, une longue table supportait quantité de tonnelets contenant vin, cidre et bière qui couleraient à flot ce soir.
La fontaine fournirait l’eau pour ceux qui avaient les tripes bien accrochées.Si l’alcool vous chauffait les sangs et risquait de vous donner la courante le lendemain, avec l’eau, vous vous estimiez heureux si vous aviez le temps de vous isoler pour vous vider !
Les deux jeunes femmes se lancèrent un regard complice, fières du travail accompli.
Emée asticota gentiment sa sœur :
pour quelqu’un qui s’estimait au-dessus de tous ces préparatifs frivoles, tu as œuvré de mains de maître !
Sizel s’était laissée gagnée par la bonne humeur et l’excitation ambiante, et choisit de prendre la petite pique de sa sœur comme un compliment. Elle rit, lui donna un petit coup d’épaule et la devança pour entrer dans le palais de la ville, où elles avaient demandé une chambre et un bain bien chaud pour se laver et se changer avant les festivités.
Le palais était l’un des rares vestiges quasiment intacts du temps des Ancêtres. Il avait été conservé et entretenu à travers les siècles, et était resté presque inchangé.
Les deux sœurs connaissaient bien les lieux pour y loger régulièrement lorsque la famille avait à faire en ville sur plusieurs jours. Elles se dirigèrent vers la chambre qui leur était habituellement destinée.
Sizel poussa la porte et entra dans une pièce carrée, taillée dans la même pierre grise que l’extérieur du palais, ce qui aurait pu la rendre austère, mais elle était réchauffée par des tapis et tentures aux couleurs vives, éclairés par de nombreuses bougies à la cire d’abeille.
Un grand baquet rempli à moitié d’une eau d’où s’échappaient des volutes de fumée légère laissait présager de la chaleur du bain. Un drap de lin recouvrait l’intérieur en bois pour éviter égratignures et échardes. Des brins de bruyère roses et mauves flottaient à la surface de l’eau, et un bloc de savon au miel était posé sur un petit guéridon à côté de gants en crin pour se frotter.
Emée se dirigea la première derrière le paravent en bois situé à côté du baquet pour se dévêtir tandis que Sizel piochait dans le coffret de fruits confits qu’une âme prévenante avait également placé là à leur intention.
Emée s’immergea dans le bain chaud avec un soupir de satisfaction, en regardant avec un sourire tendre sa cadette se lécher les doigts après avoir englouti plusieurs pêches confites, ses préférées.
Assise dans un fauteuil à haut dossier en bois, Sizel semblait perdue dans ses pensées, l’air soucieux avec ses sourcils froncés. Sa sœur l’interpella :
Qu’est-ce qui t’occupe l’esprit, soeurette ?
Je repense à des paroles que Papa m’a dites avant de partir et que j’avais oubliées parce qu’on était en train de se disputer au sujet de Maman, répondit-elle, toujours pensive.
Et que t’a-t-il dit qui te donne l’air aussi inquiète que notre Mère ce matin ?
Toi aussi, tu as remarqué ? C’est vrai qu’elle avait l’air vraiment soucieuse. Elle l’est toujours quand il part, mais elle ne le montre pas autant habituellement. Peut-être que Papa lui a dit la même chose qu’à moi…
Sizel fronça de nouveau les sourcils et mangea une tranche de kiwi confit avant de replonger dans ses pensées. N’y tenant plus, Emée claqua l’eau de la fontaine du plat de la main et éclata, exaspérée :
À la fin, tu vas me dire ce que t’a dit notre père avant de partir ou non ?!
Sa sœur sursauta et regarda son aînée avec de grands yeux ronds avant de répondre, offusquée :
« Mais ça ne va pas de crier comme ça ?! »
Elle enfourna une énorme tranche de melon confit, faisant lever les yeux au ciel d’Emée qui se dit que sa sœur mangeait son anxiété. Sizel poursuivit la bouche pleine :
Il semblait dire que son voyage pourrait être dangereux, que d’autres personnes cherchaient la même chose que lui. Et maintenant que j’y repense, il sous-entendait presque qu’il n’était pas exclu qu’il n’en revienne pas… Il m’a fait promettre d’aider notre mère en son absence.
Ce fut au tour d’Emée de froncer les sourcils :
En effet, ça ne ressemble pas à Papa de dire ce genre de choses avant un voyage… Est-ce que ce n’était pas simplement un moyen de t’inciter à te tenir à carreau avec Mère ?, questionna-t-elle.
Ce serait ridicule et cruel ! Ça ne lui ressemble pas non plus, s’emporta Sizel. Et c’est tout aussi ridicule de se faire du souci maintenant. Il avait prévenu notre mère qu’il risquait de ne pas être rentré pour la fête des moissons. N’y pensons plus !
Sur cette dernière phrase, elle se leva du fauteuil et attrapa un drap sec pendu au paravent et le tendit à sa sœur :
Et toi, sors du bain, tu vas être toute fripée et moi je n’aurai que de l’eau froide !
Emée n’appréciait pas que sa cadette mette fin à la conversation de cette manière, mais elle ne voyait rien d’autre à ajouter sur le sujet et sortit du bain. Pendant qu’elle se séchait, Sizel se déshabilla et entra dans le baquet à son tour en grommelant que l’eau était glacée. Emée ne put manquer d’apercevoir la longue cicatrice sur l’épaule de sœur, héritée de l’accident tragique qui avait coûté la vie d’Hazel. Elle détourna les yeux avant que Sizel ne capte son regard. Elle détestait qu’on regarde sa cicatrice.
Emée noua le drap au-dessus de sa poitrine et se porta auprès de l’âtre où des braises rougeoyantes chauffaient une grande bouilloire qui conservait de l’eau au chaud. Elle fit tourner la crémaillère et attrapa l’anse du récipient à l’aide d’épais chiffons avant de verser l’eau dans le bain.
Sizel la remercia d’un hochement de tête, s’allongea en posant sa tête sur le rebord et ferma les yeux. Tout son corps se détendit et un léger sourire apparut sur ses lèvres.
Emée se rhabilla et s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur une ruelle allant vers la place où devaient se tenir les festivités. Quantité de personnes, couronnées de feuilles d’automne et de plumes, se pressaient pour rejoindre le banquet, leurs ombres allongées indiquaient que l’après-midi était presque terminé.
Elle intima à sa sœur de se dépêcher ou elles allaient rater le discours de leur mère. Sizel râla mais se savonna et se rinça rapidement avant de sortir du bain. Elle enfila, avec l’aide d’Emée, une robe de velours vert sapin, aux discrètes broderies au fil d’argent.
La coupe était simple comparé à celle de sa sœur, car Sizel supportait mal de porter des robes et encore moins des robes de soirée. Mais Emée la complimenta sur la manière dont la sobriété de sa robe mettait en valeur sa silhouette, et notamment sa poitrine, habituellement contenue dans sa tunique de cuir. Sa cadette ne releva pas, mais s’empourpra.
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