2. Place à la fête

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Emée et Sizel descendirent en courant l’escalier et s’élancèrent dans la grande salle pour sortir par la porte principale quand Yvonig les interpella depuis la porte située sur la façade nord. Il s’apprêtait à monter les chercher : leur mère venait de prendre place sur les marches de l’entrée principale et allait commencer son discours d’une minute à l’autre.
Le frère mena ses deux sœurs par la porte latérale; ils contournèrent l’édifice et vinrent s’installer discrètement au bas des marches aux côtés des jumelles. Elles étaient ravissantes dans leurs costumes de hibouchouettes.

Ayden Saintes-Vallées leva les bras pour appeler le silence dans l’assemblée bruyante et bariolée qui lui faisait face. Tous les visages étaient levés vers elle, les yeux pétillaient d’excitation et les lèvres affichaient des sourires réjouis. La Seigneure-Dame du comté leur rendit leur sourire, et à ce moment précis, les rayons du soleil couchant firent couler une cascade de lumière dorée sur elle.
Sa coiffure en couronne semblait faite de cheveux d’or, et les fils d’argent tissés dans sa robe et ses bijoux scintillaient au soleil. La scène donnait l’impression que c’était elle qui rayonnait.
D’une voix claire et ferme, elle entama son discours :
Aujourd'hui, je m'adresse à chacun d'entre vous, habitants du comté Saintes-Vallées, et tout particulièrement à nos nobles travailleurs de la terre. Vous qui, tout au long de l'année, nourrissez et entretenez notre mère Terréah pour qu'elle soit fertile. Vous qui l'ensemencez et la choyez pour que la vie ainsi créée y prenne racine. Vous qui, sans relâche, soignez et protégez ses enfants pour qu'ils grandissent, forts et vigoureux.
Aujourd'hui, marque la fin d'un cycle de vie et le début d'un autre. Nos greniers sont pleins, nos bêtes sont bien nourries. Grâce à vous, nous avons ce qu’il faut pour passer l'hiver, et nous mangerons à notre faim.
Aujourd'hui, c'est vous, travailleurs de la terre, que nous honorons et que nous couronnons !
Continuez à travailler avec la même dévotion et la même passion, car c'est grâce à vous que notre communauté prospère. Joyeuses fêtes des moissons à vous, joyeuses fêtes des moissons à tous !

Elle avait déclamé ce discours d’une voix vibrante et chaude. On pouvait sentir l’émotion palpiter parmi la foule amassée devant les marches du palais. En cet instant, tous communiaient, le cœur empli de reconnaissance pour ceux qui les nourrissaient.
À peine eut-elle prononcé le dernier mot de son discours que la foule lança des « viva », des exclamations de joie, et applaudit à tout rompre, alors que le dernier rayon de soleil disparaissait derrière le toit d’une maison.
On commença à allumer torches et chandelles et la place se baigna de la lumière ondoyante du feu. Ce fut le signal de départ pour les ménestrels de commencer à jouer du biniou et de la guimbarde sur des airs enjoués.
Au son de cette musique entraînante, les cultivateurs traversèrent la foule en procession, s’offrant aux accolades et aux mains tendues du reste de l’assemblée. Ils se dirigeaient du fond de la place vers les marches du palais où la famille Saintes-Vallées leur remettait à chacun une couronne de pain doré, symbolisant le cycle éternel de la terre et la reconnaissance de tout un peuple. Avant que chacun n’ait reçu sa couronne de pain, la nuit était tombée.
La tradition voulait que chacun s’assît où bon lui semble sur la longue tablée, quelle que soit sa condition sociale. Mais les affinités, les convenances, et surtout la distanciation inhérente aux rapports de maîtres et de serfs étaient tellement ancrées qu’immédiatement la hiérarchie des classes se reproduisait tout au long des tables.
Les nobles se retrouvaient au milieu, puis à leurs côtés les érudits et les marchands, les artisans et enfin les paysans. Cependant, à l’inverse du reste de l’année, il est vrai qu’au cours de cette soirée chacun pouvait manger à sa faim, déguster les mêmes mets que les autres ou boire les mêmes vins. Et il n’était pas impossible que l’alcool aidant, certaines convenances soient outrepassées, et qu’un paysan se retrouve à trinquer avec un riche marchand ou qu’un jeune tailleur fasse quelques pas de danse avec une noble héritière.
Plus la nuit avançait, plus les rapprochements pouvaient devenir intimes, mais ce sont des anecdotes qui n’appartenaient qu’à la fête des moissons — et qui y restaient.

Sizel et Emée avaient retrouvé le reste de leur famille, et ils s’installèrent de part et d’autre de l’une des grandes tables pour dîner, à côté de cousins éloignés qui vivaient à quelques kilomètres dans les terres.
La discussion allait bon train entre Iael, Soaz et le garçon de la famille, à peine plus âgé qu’elles, qui arborait une peau de loup. Les deux fillettes vantaient leur mérite d’avoir créé leur costume à l’aide de feuilles alors qu’il s’était contenté de dépecer un pauvre animal. L’enfant tentait de se défendre avec des arguments plutôt faibles sur le réalisme de son costume, mais objectivement, il n’avait aucune chance face aux langues acérées des deux chipies.
Les aînés, rejoints par Klézée entre-temps, étaient en grande discussion avec les marchands de vin à propos des vendanges qui s’étaient achevées quelques semaines plus tôt et qui promettaient des vins charpentés et chaleureux, tant l’été avait été ensoleillé.
Sizel observait sa mère qui circulait le long de la table, appelée par de nombreux notables qui souhaitaient accaparer quelques minutes de son attention.

Serrer des mains, promettre des audiences et embrasser des nouveau-nés rouges et morveux faisait partie de ses attributions de cheffe de la famille qui dominait la région. Elle ne l’enviait pas, et constata qu’Ayden, qui habituellement se prêtait à l’exercice du pouvoir de bonne grâce, semblait soucieuse. Elle le mit sur le compte de l’absence de son père, qui selon toute vraisemblance raterait la fête.
Quand sa mère surprit son regard, elle l’invita d’un signe de la tête à la rejoindre. Sizel, se souvenant de la promesse faite à son père, décida de ne pas ignorer cette invitation comme elle l’aurait fait habituellement, et se leva.

La Seigneure-Dame était en grande discussion avec un important marchand de porc-salés et son fils, qui revenaient à peine de la frontière oursasienne, où ils étaient allés vendre des bêtes. Rares étaient les marchands qui s’y risquaient encore, tant les raids de groupes armées harcelaient les duchés frontaliers, rendant le commerce dangereux.
Mais cette fois-ci le marchand rapportait des nouvelles tout à fait différentes. Il semblait que ces dernières semaines, les troupes qui stationnaient depuis des décennies à la frontière avec le royaume de Lueue avaient été rappelées vers la capitale.
D’après les informations qu’ils avaient obtenues, cela serait dû à des tensions croissantes avec les pirates de la Mer Froide qui harcelaient les côtes nord de l’Empire d’Oursasie. C’était une nouvelle capitale pour tous les duchés du royaume qui pouvaient espérer une accalmie avec l’Oursasie et un regain du commerce.

Mais Sizel ne le voyait pas de cet œil et s’indigna :
Comment pouvez-vous envisager de faire ami-ami avec un peuple qui a tué tant des nôtres ces dernières années ?
Le fils du marchand leva un sourcil étonné et afficha une moue amusée avant de répondre :
Sans parler de devenir amis avec les Oursasiens, la paix n’est-elle pas souhaitable pour épargner des vies et reconstruire les villages ? Ou bien préféreriez-vous entraîner les duchés vers une guerre mortifère en poursuivant nos anciens assaillants pour les empêcher d’aller défendre leurs côtes ?
Sizel ne s’attendait pas à ce que ce fils de marchand s’exprime aussi bien et parle d’épargner des populations plutôt que de favoriser le commerce. Mais elle ne se démonta pas et répliqua sur un ton provoquant :
Ce serait justement le moment idéal pour leur passer définitivement l’envie de s’attaquer à nous si nous les prenions en tenaille. Ça ne doit pas être simple de tenir deux fronts en même temps.
Non, en effet. Mais avez-vous déjà eu l’occasion de voyager en Oursasie, madame ? À l’évidence, on ne dirait pas. C’est un pays immense et inhospitalier. Je ne pense pas qu’une armée comme la nôtre y tiendrait bien longtemps. Sans doute ne se donneraient-ils même pas la peine de venir nous affronter, ils se contenteraient d’attendre que l’hiver se charge de nous glacer les membres et de nous affamer. Et ils n’auraient plus qu’à dépouiller nos cadavres.

Le rouge était monté aux joues de Sizel, indignée qu’il suppose son ignorance de façon aussi cavalière. Elle était bien décidée à ne pas le laisser remporter cette joute, mais sa mère, sentant qu’elle risquait de devenir insultante, prit les devants. Avant que sa fille n’ait pu ouvrir la bouche, Ayden enfonça le dernier clou au cercueil de la dignité de Sizel :
Veuillez excuser la fougue de ma fille. Sans avoir jamais été témoin de l’horreur d’une seule guerre, elle s’imagine en héroïne du champ de bataille !

Le fils du marchand étouffa un petit rire, et son père eut une phrase condescendante sur sa jeunesse. Il en profita pour mettre en avant la maturité de son fils, qui étudiait la loi et, quand il le pouvait, l’accompagnait dans ses voyages à l’étranger. Le jeune homme se destinait à une carrière de diplomate.
Sizel enrageait contre le camouflet que venait de lui infliger sa mère, mais décida de garder la tête haute. Le marchand se désintéressa complètement d’elle et attira sa mère un peu à l’écart pour lui présenter un autre dignitaire.
Sizel espérait pouvoir s’éloigner, mais le fils s’approcha d’elle et dit d’un ton d’excuse :
Je vous prie de me pardonner pour cet échange, je ne voulais pas vous mettre dans l’embarras.
Sizel n’en crut pas un mot, persuadée qu’il savait très bien ce qu’il faisait, au contraire. Elle s’apprêtait à lui faire une réponse cinglante, mais il ne lui en laissa pas le temps :
Et je m’aperçois que je suis d’autant plus impoli que je ne me suis pas présenté : je m’appelle Glenn.
La jeune femme se trouva désarmée par le sourire chaleureux du jeune homme et sa main tendue. Elle la lui serra et se présenta à son tour à contre-coeur :
Sizel de Sainte-Vallées.

Bien qu’il n’ait pas donné son propre nom, et qu’il devait avoir deviné le sien, elle trouva approprié de préciser son ascendance pour lui rappeler quelles étaient leurs places respectives. Elle ne jouait jamais de son privilège de noblesse sciemment, mais ce marchand l’énervait, et elle voulait se sentir supérieure d’une façon ou d’une autre.
Glenn eut de nouveau un sourire amusé, mais ne dit rien et s’inclina poliment.

Derrière eux, les gens commençaient à se lever de table et à danser au son de musiques entraînantes à base de flûte, de luth et de tambourin. Alors le jeune homme saisit sa main et l’entraîna parmi les danseurs.
Elle tenta d’abord de résister, mais il était doté d’une force surprenante. Il riait en constatant la mimique désespérée de Sizel à l’idée de danser. Mais il la prit tout de même par la taille et se joignit à la farandole naissante. La jeune femme fut outrée, mais elle ne put se dégager : déjà une autre personne lui avait saisi la taille, et la chaîne humaine s’allongeait. Elle fut emportée par le mouvement. L’humeur joyeuse finit par gagner Sizel, qui commença à sourire et se détendre. Lorsque la ronde se sépara pour former une haie d’honneur que les couples de danseurs devaient traverser, son compagnon la reprit par la taille et l’entraîna à la suite des autres. Le rythme se fit plus lent et les couples poursuivirent la danse par deux.

La jeune femme en profita pour étudier de plus près son compagnon. Il était grand et bien bâti, la mâchoire carrée, les muscles saillants, les cheveux bruns et bouclés, dont quelques mèches retombaient devant ses yeux. Yeux qu’il avait bleus, et le regard espiègle. Il était incontestablement attirant. Glenn, lui aussi, la détaillait. Toujours souriant, il complimenta la jeune femme sur son agilité à la danse et sur sa tenue. De nouveau, elle se raidit, n’appréciant pas son changement de ton, et le lui dit :
Si vous avez l’intention de me séduire, ne vous embarrassez pas de remarques mièvres. J’aime les relations franches.
Je vous prie de me pardonner. On m’a toujours dit que les jeunes femmes aimaient être complimentées. Alors en toute franchise, vous dansez avec la grâce d’un ours…, rétorqua-t-il, un rire dans la voix. Mais il n’en reste pas moins que vous êtes sublime dans cette robe, et votre regard courroucé ne fait qu’ajouter à votre beauté.

Chose rare, Sizel resta interdite, ne sachant comment réagir face à ce mélange d’humour et de goujaterie. Alors qu’elle retrouvait ses moyens et s’apprêtait à répondre, il partit d’un grand éclat de rire, et proposa de sortir du cercle de danseurs pour se désaltérer. Il se trouve que son père avait fourni plusieurs tonneaux de vin, et qu’il savait quels étaient les meilleurs.
La jeune femme accepta de bonne grâce : la danse lui avait donné soif. Il la prit par la main et l’entraîna vers la table des boissons. Dans leur précipitation, ils heurtèrent un vieil homme dont des tatouages dépassaient du col et des poignets de sa robe grise. Un envoyé de la Vertu. Ils s’excusèrent en riant, et il inclina gracieusement la tête. L’interaction fut brève, mais suffisamment marquante pour que Sizel repense à la conversation avec Klézée. Elle la chercha des yeux et, comme elle s’y attendait, son amie suivait des yeux le vertueux.
Mais Glenn lui parlait, et elle reporta son attention sur lui, oubliant complètement le vieillard et la maîtresse d’armes.
Tout en s’éloignant du cœur de la fête, il lui posait des questions sur sa famille et sur elle, sur ses envies, ses aspirations. Ils s’assirent sur les marches d’une maison cossue, dans une ruelle éclairée seulement par la lune. Le jeune homme avait un don pour la conversation, il rebondissait de manière amusante sur ce qu’elle disait et s’intéressait à ses réponses. Il s’exprimait bien et avait un rire communicatif. Il inspirait confiance, et elle lui parla d’Hazel.
Il se montra compatissant, mais la conversation ne prit pas un tour pesant et elle se poursuivit agréablement.À mesure qu’ils parlaient et que la carafe de vin épicé qu’ils avaient emportée se vidait, elle sentait une douce chaleur se répandre dans tout son corps depuis son ventre. Alors, elle se laissa porter par son désir et embrassa Glenn, qui y répondit avec la même faim.
Leurs gestes maladroits n’en étaient pas moins tendres, mais rapidement leur position devint inconfortable sur la pierre dure. Après que la tête de Sizel eut cogné plusieurs fois la porte en chêne contre laquelle ils étaient adossés, et le coude de Glenn le mur de pierres, ils éclatèrent de rire et prirent la sage décision d’en rester là.Leur absence allait se remarquer, et ils prirent le chemin de la place. Ils continuaient à discuter avec naturel en se tenant la main, et en se tenant aussi proches que possible. Sizel sentait l’exaltation dans chaque fibre de son corps.

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