3. Retrouvailles et présentations
Alors qu’ils arrivaient à un croisement, deux personnes débouchaient justement de la rue d’en face. La plus grande, en retrait de quelques pas, portait une cape de voyage qui dissimulait complètement son visage, mais Sizel fut saisie par la seconde personne qui marchait devant.
C’était un jeune garçon aux cheveux très blonds, presque blancs et bouclés, d’une douzaine d’années. Mais ce sont ses yeux bleus délavés qui surprenaient le plus. Ils vous fixaient sans vous voir et semblaient tournés vers un ailleurs, hors de portée du commun des mortels. Il passa devant eux sans un seul signe qui pût laisser penser qu’il les avait remarqués. Le second voyageur ralentit et se dirigea ostensiblement vers eux. Sizel sentit Glenn se raidir, mais la tension disparut immédiatement quand elle poussa un petit cri de joie et se jeta au cou de son père !
Leurs effusions furent brèves, puisqu’ils étaient observés par Glenn, qui ne savait plus où se mettre, et par le jeune garçon qui semblait revenu à lui. Alors, une certaine gêne submergea la jeune femme, consciente que son père n’avait pu que remarquer sa proximité avec le jeune homme. Elle le présenta à Seongveï, qui porta sur lui un regard perçant et lui serra la main un peu plus fort que nécessaire. Il fallait saluer la contenance de Glenn qui répondit chaleureusement.
Puis, sous le regard interrogateur de sa fille, il se rapprocha du garçon et le présenta de manière évasive. Il s’agissait d’un jeune homme qu’il avait rencontré au cours de son voyage, qui se nommait Nonamé et qui allait vivre avec eux quelque temps. Il ne donna pas plus de détails et s’enquit rapidement d’où se trouvait le reste de la famille.
Ils repartirent tous les quatre, Sizel et son père ouvrant la route et parlant à bâtons rompus des dernières nouvelles, Glenn et Nonamé en silence, le garçon étant de nouveau parti dans un monde où nul ne semblait pouvoir l’atteindre.
Après quelques minutes dans le dédale de ruelles, ils débouchèrent sur la place brillamment éclairée par les torches dans la nuit noire. La musique des ménestrels peinait à se faire entendre par-dessus le brouhaha de voix alcoolisées. La ripaille touchait à sa fin, et certains rôtisseurs, à bout de force, s’étaient endormis à côté des braises rougeoyantes des tournebroches.
Les danseurs occupaient désormais la majeure partie de la place pavée, et ceux qui ne dansaient pas buvaient en discutant et en riant fort. À peine le petit groupe avait-il pénétré dans la lumière des torches que deux petites hibouchouettes leur sautèrent dessus dans un bruissement de feuilles et des piaillements de joie.
Iael et Soaz enlacèrent leur père avec fougue alors qu’il s’était agenouillé pour se tenir à leur hauteur. Ils furent très vite rejoints par Emée et Yvonig.
Les deux fillettes accaparaient tout le champ de vision de leur père, qui ne vit pas la haute silhouette d’Ayden qui s’approchait, mais seulement son ombre dansante créée par la lumière des torches. Il se releva, le sourire aux lèvres et le regard plein de tendresse et de désir pour la femme qui s’avançait.
Elle était particulièrement en beauté ce soir, dans son élégante robe tissée d’argent qui moulait à la perfection sa poitrine et sa taille fine. Sa légère ivresse faisait friser ses yeux et colorait ses pommettes. Elle arborait un sourire exalté, simplement heureuse de revoir son mari avant la fin de la fête des moissons. Faisant fi de toutes convenances, ils s’étreignirent et s’embrassèrent avec tendresse.
Alors que la Seigneure-Dame s’écartait de son époux après leur étreinte, elle releva la présence du jeune garçon un peu en retrait. Elle leva vers Seongveï le même sourcil interrogateur que Sizel quelques temps plus tôt. Il commença à lui expliquer qui était Nonamé, mais une bagarre entre deux fêtards trop éméchés éclata juste derrière eux.
Seongveï s’interrompit, et dans un même élan, lui et Glenn allèrent séparer les deux ivrognes. Une fois le calme revenu, il retourna vers sa famille, mais la magie des retrouvailles avait laissé place à une tension nouvelle. Il fut rapidement décidé que la fête touchait à sa fin, que Seongveï et les enfants devaient être épuisés — les uns par le voyage, les autres par la fête — et qu’il était plus que temps de rentrer.
Sizel eut à peine le temps de faire ses adieux à Glenn sous l’œil réprobateur de sa mère, et ils se dirigèrent tous vers une rue derrière la place pour retrouver carriole et chevaux qui les ramèneraient chez eux.
Arrivés au domaine, et en l’absence des domestiques, dispensés de travail en ce jour de fête, Ayden demanda à Yvonig un lit provisoire pour le garçon dans sa chambre. Ceci fait, chacun alla se coucher sans un mot de plus, sentant la tension entre leurs parents.
Dans le silence qui suivit, Sizel, dont la chambre était juste au-dessus de l’étude de son père, entendit la dispute qui éclata entre ses parents. Ayden l’avait sans doute suivi dans son bureau et avait entamé un flot ininterrompu de récriminations allant de son absence trop longue à son absence de correspondance pendant cette absence, et son culot de se présenter à la fête avec un inconnu.
Leurs voix étaient étouffées, et Sizel ne saisissait pas chaque propos, plutôt le sens général, mais Ayden haussa encore le ton, et elle perçut distinctement une partie de leur échange :
Parlons-en de ce gamin que tu ramènes dans tes fontes ! Tu pars chercher un grimoire et tu reviens avec un enfant ! Et tu l’amènes à la fête des moissons, tu le présentes aux enfants, tu me mets devant le fait accompli ! Qui suis-je pour que tu me traites ainsi ? Sa voix vibrait de rage mal contenue.
Ayden, tu sais que je ne l’aurais pas fait si ce n’était une nécessité… tenta de répondre Seongveï.
Mais c’est qui ce gosse, avec ses yeux chassieux et son corps malingre ?! Qu’est-ce que je vais faire de lui ? l’interrompit-elle.
Ay… essaya-t-il de nouveau.
Tais-toi ! Tu n’en as pas assez de me ramener des enfants à élever ?! cracha-t-elle.
Sizel n’était pas sûre d’avoir bien compris la dernière phrase. Elle entendit ensuite les sanglots de sa mère, ce qui la surprit, car elle ne l’avait jamais entendue pleurer. Elle comprit des murmures qui prirent place aux éclats de voix que son père la consolait, et que la discussion était, sinon plus apaisée, au moins plus discrète.
La jeune femme sentait bien qu’elle aurait dû être plus perturbée par cette phrase prononcée par sa mère, mais ses pensées étaient inexorablement attirées par le souvenir des yeux bleus et rieurs de Glenn. Et c’était surtout la chaleur de ses mains à travers sa robe qui l’enflammait. Mains qu’elle aurait aimé sentir entre ses cuisses à la place des siennes. Elle s’endormit avec un soupir de contentement après avoir goûté le doux feu qui avait embrasé son bas-ventre.
Le lendemain de la fête, Seongveï avait convoqué une réunion de famille afin d’expliquer la présence du garçon, pendant que ce dernier se reposait.
Comme ils le savaient tous, leur père était parti sur l’île du Chat pour y trouver une relique des Ancêtres. Arrivé sur place, il n’avait pu que constater que les rumeurs étaient fausses et qu’il n’y avait rien sur cette île qui n’eût déjà été découvert. Il souhaitait rentrer au plus tôt, mais un drame était arrivé.
La vieille femme chez qui il louait sa chambre était décédée. Son mari avait péri en mer peu de temps auparavant. Elle laissait derrière elle Nonamé, qu’elle et son époux avaient recueilli neuf ans plus tôt. Le navire sur lequel il faisait la traversée depuis l’île de Grette jusqu’à Havrebourg avec ses parents avait sombré lors de la grande tempête qui avait balayé les côtes du Royaume. Il avait été le seul survivant, un miraculé !
À l’évocation de cette tempête, tous les membres de la famille frémirent, à l’exception des deux plus jeunes qui n’étaient pas encore nées. Tous se souvenaient de cette tempête ravageuse, et surtout de la tragédie qui les avait frappés le lendemain, avec le terrible accident qui avait coûté la vie d’Hazel.
Seongveï enchaîna rapidement sur la suite de son récit afin de ne pas laisser la tristesse prendre ses quartiers. Il précisa que Nonamé n’avait que cinq ans lors du naufrage et qu’il était resté marqué à vie par ce traumatisme — non dans sa chair, mais dans son esprit.
Comme ils avaient pu sans doute le remarquer la veille au soir, il avait de nombreuses absences, et il n’était pas aisé de communiquer avec lui. Ce jeune garçon était sans le sou et n’était pas apte à gagner sa vie. C’est son histoire tragique d’orphelin miraculé et sa particularité d’esprit faible qui l’avaient poussé à le ramener avec lui, avec la volonté de lui offrir une vie meilleure, auprès d’eux, en Lueue, qui était sa destination avant le drame.
Toute la famille était restée silencieuse, happée par le récit poignant que contait Seongveï. Emée, compte tenu de sa nature douce et généreuse, fut la première à parler :
Vous avez eu raison, Père. Cet enfant a déjà subi tellement de malheurs !
Ce n’est pas toi qui va devoir supporter un enfant de plus à élever et éduquer, fit remarquer Ayden acerbe, et qui plus est qui n’a pas toutes les chandelles allumées.
Comment pouvez-vous dire des choses pareilles, Maman, ça ne vous ressemble pas ! s’offusqua l’aînée.
Sizel, quant à elle, n’était pas surprise, étant donné la dispute de la veille entre leurs parents. Mais malgré ses dures paroles, Ayden n’avait pas laissé place au doute quant au fait que Nonamé pourrait rester avec eux.
Soaz et Iael étaient toutes excitées d’avoir un nouveau frère, et dirent leur joie de lui montrer prochainement leurs meilleures cabanes dans les bois.
Yvonig salua la générosité de ses parents dont il n’attendait pas moins, et Sizel resta coite.
À vrai dire, elle avait du mal à rester concentrée sur la discussion. Une légère migraine, reste de l’alcool de la veille, tambourinait à ses tempes. Mais c’était surtout son esprit vagabond qui l’empêchait de se concentrer. Son esprit lui imposait sans cesse des images de son étreinte avec Glenn, faisant danser ses intestins.
Dans un éclair de lucidité, elle se dit qu’elle devait ressembler à Nonamé, perdue dans ses pensées, hermétique au monde qui l’entourait. Mais elle se trompait : jamais lors de ses absences, les lèvres du garçon ne dessinaient un sourire niais.
Trois semaines s’étaient écoulées depuis la fête des moissons, et Sizel n’avait pas réussi à revoir Glenn. Ils s’étaient quittés promptement et n’avaient pas pu convenir d’un prochain rendez-vous. Elle avait bien tenté de se rendre régulièrement en ville, mais elle ne l’avait pas croisé, et elle refusait de se renseigner pour savoir où il habitait.
Elle s’en voulait déjà suffisamment de son attitude mièvre sans devoir s’abaisser à faire savoir qu’elle cherchait à le voir. En vérité, elle était vexée qu’il n’ait pas cherché, lui, à la revoir, alors qu’il savait très bien où la trouver.
D’humeur morose dans ses bons jours, et irascible dans les mauvais, Sizel n’avait pas prêté beaucoup attention à Nonamé. Le jeune garçon faisait partie de la famille sans y être vraiment intégré. Il prenait tous ses repas avec eux, mais ne participait jamais vraiment aux conversations.
La plupart du temps, il était perdu dans ses pensées et ne répondait qu’à des questions très concrètes et très directes. Mais parfois, à la surprise générale, il semblait se réveiller et prenait part à une conversation, généralement lancée par Seongveï — sur les Ancêtres, sur l’évolution du monde ou même la politique — et il semblait parfaitement affûté.
Même,il tenait des propos surprenants pour quelqu’un de son âge et de sa condition. Puis il retombait dans sa léthargie. Ayden faisait des efforts visibles pour s’intéresser à lui et se montrer aimable, mais on sentait sa réticence et sa froideur face à ce garçon étrange. Nonamé semblait terrorisé par l’impressionnante maîtresse du domaine et évitait autant que possible d’avoir des contacts avec elle.
Il avait des liens plus étroits avec d’autres membres de la famille. Yvonig avait trouvé une sorte de rituel avec Nonamé. Le jeune homme hyperactif trouvait la présence du garçon reposante, et presque tous les soirs, ils s’asseyaient tous les deux sur les marches du perron et regardaient le soleil couchant, le plus souvent sans échanger un mot.
Mais c’est avec Iael et Soaz qu’il passait le plus de temps. Les fillettes l’avaient accueilli avec beaucoup d’enthousiasme et s’évertuaient à le convier à tous leurs jeux. Il y participait rarement activement, mais il se pliait facilement à leur volonté. Et elles appréciaient particulièrement son habileté à la sculpture sur bois.
Il avait toujours avec lui un petit couteau de marin, avec lequel il sculptait tout ce qu’elles voulaient : animaux, poupées, dinette… Elles étaient aux anges. Lorsqu’il ne répondait pas à la commande d’une des jumelles, il taillait un étrange objet, toujours le même, d’une singulière forme étoilée.
Klézée était tombée amoureuse du motif, et Nonamé lui en avait offert un magnifique, taillé dans un bois exotique rapporté il y a longtemps par Seongveï d’un de ses voyages aux limites du monde connu, qu’elle portait en pendentif.
Finalement, c’est avec Sizel qu’il avait le moins de contact. Étant de nature fougueuse et directe, elle recherchait le plus souvent la compagnie de personnes qui lui ressemblaient, et n’était pas attirée par Nonamé, son tempérament rêveur et son regard fuyant.
Elle avait bien essayé de lui apprendre à monter à cheval, mais il effrayait les bêtes, qui se montraient particulièrement indociles avec lui. Après une matinée sans réussir ne serait-ce qu’à enfourcher Calme, la jument la plus placide du domaine, il avait baissé les bras et refusé de poursuivre le lendemain.
Sizel avait été particulièrement dégoûtée par son manque de volonté et n’avait plus cherché sa société.
Un matin, alors que la jeune femme sellait Patiente pour une sortie, son père vint lui parler :
Tu pars en balade ? Tu pourrais réessayer d’emmener Nonamé ?
C’est une cause perdue ! Et puis aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec des amis pour une partie de chasse à l’arc, esquiva Sizel.
Demain alors ? Sizel, c’est important qu’il passe plus de temps avec des jeunes plus âgés ! Il ne mûrira jamais s’il ne fait que jouer à la poupée avec deux fillettes de cinq ans. Tu pourrais lui apprendre un tas de choses. Et je gage qu’il pourrait lui aussi te surprendre si tu lui donnais sa chance, insista Seongveï.
Sizel soupira bruyamment mais acquiesça et promit de passer un moment avec Nonamé dès le lendemain. Au souper, elle lui demanda de la rejoindre le matin suivant aux écuries. Le jeune garçon la regarda avec frayeur, mais elle le rassura rapidement : il ne s’agirait pas de le faire de nouveau monter à cheval.
Au petit jour, Nonamé rejoignit Sizel à l’écurie comme prévu. Elle venait de terminer de seller Calme à la carriole et attendait le garçon assise à l’avant, en mâchonnant un brin d’herbe sèche. Il grimpa sur le banc à côté d’elle, visiblement soulagé de ne pas devoir monter directement sur le dos de la jument.
Sizel agita doucement les rênes et fit claquer sa langue pour inviter Calme à avancer. Elle les emmena non loin du domaine, dans le bois attenant. Sur le chemin, Sizel fit la conversation ; Nonamé se contentait de hocher la tête.
Elle était d’humeur nostalgique et lui confia qu’elle aimait ce bois depuis toute petite ; elle y passait jadis beaucoup de temps avec sa sœur Hazel.
À l’évocation de sa jumelle disparue, elle sentit le garçon tourner la tête vers elle et la regarder avec intensité. Elle n’osa pas croiser son regard, de peur de laisser l’émotion la submerger.
Il posa alors une question pour savoir ce qu’ils allaient faire aujourd’hui dans le bois.
Sizel lui expliqua que, la veille, elle avait remarqué un chouetton seul dans son nid, ce qui était étonnant en plein jour, alors que la mère aurait dû être rentrée de la chasse. Elle souhaitait voir si la mère était revenue. Le jeune garçon hocha la tête et son regard se perdit à l’horizon.
Arrivés dans une clairière à l’orée du bois, Sizel arrêta la carriole et invita Nonamé à descendre. Elle l’entraîna à travers les troncs élancés des hêtres, semblant savoir très précisément où se diriger. Il s’en montra surpris :
Comment sais-tu où retrouver ce nid aussi facilement ?
Ce n’est pas le nid que je sais retrouver, mais mon arbre fétiche, celui où nous grimpions avec ma sœur, répondit-elle tout en continuant sa progression. C’est ce chêne, il est magnifique, non ?
Sizel avait parlé machinalement et fut étonnée de voir Nonamé à l’écoute. Il s’était approché pour caresser le tronc massif de l’arbre, visiblement centenaire. Deux adultes auraient eu du mal à en faire le tour de leurs bras.
Il leva la tête et observa les branches. Il comprit immédiatement pourquoi cet arbre avait plu aux deux fillettes. Les branches basses étaient accessibles sans trop d’efforts pour grimper aisément jusqu’au sommet. L’endroit devait offrir une belle aire de jeu pour s’allonger, se cacher ou se suspendre.
Il se retourna et sourit à Sizel. Elle se fit la réflexion que c’était la première fois qu’elle le voyait sourire.
Elle commença à grimper sur l’arbre et invita le garçon à la suivre. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il y arrive aussi facilement, et c’est en quelques secondes qu’il la rejoignit au sommet du fût.
Elle commença à grimper sur l’arbre et invita le garçon à la suivre. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il y arrive aussi facilement et c’est en quelques secondes qu’il la rejoignit au sommet du fût. L’effort lui avait coloré les joues et ses yeux brillaient de curiosité. Elle s’avança alors sur une large branche et s’assit dessus à califourchon, proche de l’extrémité. Nonamé l’imita en s’asseyant juste derrière elle. Elle pointa alors du doigt un arbre juste en face de leur chêne, lui indiquant un trou dans son tronc. Quelque chose bougeait à l’intérieur :
C’est le chouetton, on dirait qu’il est toujours seul…,murmura Sizel
Et il pleure ! ajouta Nonamé d’une voix compatissante, pourquoi sa mère n’est-elle pas revenue ?
Elle a sans doute dû servir de dîner à un renard…, conclut Sizel avec une pointe de cynisme. Je voudrais aller chercher ce petit bonhomme…
Elle laissa passer quelques secondes pendant qu’elle réfléchissait au meilleur moyen d’y parvenir :
Je pensais qu’on pourrait accéder au nichoir depuis ce chêne, mais les branches sont trop éloignées…
Elle avait à peine fini sa phrase que Nonamé s’était relevé et étudiait les arbres alentours. Avant qu’elle n’ait pu rouvrir la bouche, il avait sauté avec une vivacité et une agilité surprenantes sur l’arbre voisin.
Il grimpa sur quelques branches supplémentaires et se stabilisa sur l’une d’elles, qui s’avançait presque à toucher l’arbre d’en face. Il se tourna vers Sizel et lui lança, espiègle :
Alors, qu’est-ce que tu attends, tu prends racine ?
Sizel resta bouche bée devant l’aisance du jeune garçon et sa raillerie. Elle finit par éclater de rire avant de suivre le chemin qu’il avait ouvert.
Il attendit qu’elle fût sur une branche proche, prit son élan et sauta sur l’arbre dont les branches jouxtaient la sienne. Sizel étouffa un petit cri, impressionnée par la longueur du saut. Elle s’approcha pour étudier les branches et constata que la distance était raisonnable, mais le sol était dangereusement loin. Elle prit son courage à deux mains et l’imita.
À peine avait-elle atterri qu’il redescendait de quelques mètres en sautant sur des branches plus basses. Sizel lui cria, mi-amusée, mi-agacée :
Mais où est-ce que tu vas comme ça, à sauter comme un écureuil ?!
Je vais sauver un oisillon ! Et toi aussi, enfin si tu y arrives un jour, j’ai l’impression que tu fatigues ? lui lança-t-il par-dessus son épaule alors qu’il sautait sur le hêtre où se trouvait l’oiseau.
C’est facile pour toi, t’es pas plus lourd qu’un mulot ! le railla-t-elle, la voix entrecoupée pour reprendre son souffle.
Nonamé venait de s’arrêter, accroupi sur la branche la plus proche du trou où nichait le bébé chouette. Sizel vint s’asseoir à ses côtés et lui envoya un petit coup de coude dans les côtes pour le punir de l’avoir fait se sentir vieille alors qu’il ne semblait même pas essoufflé ! Un sourire malicieux éclaira le visage du garçon, et une boucle blonde et humide de transpiration tombait devant ses yeux railleurs.
Sizel ressentit une vive joie à partager ce moment avec lui et de le découvrir si épanoui. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il pût être si « vivant ».
Nonamé s’écarta pour la laisser s’approcher. Le petit oiseau était bien là et semblait épuisé. Elle passa la main par l’ouverture dans le bois et saisit tendrement la petite boule de plumes, qui ne tenta même pas de résister.
Elle entrouvrit sa chemise et le plaça délicatement contre son ventre, retenu par le tissu coincé dans son pantalon.
Les jeunes gens se sourirent à nouveau et Sizel demanda :
Et maintenant, Monsieur Panache, on passe par où pour que je n’écrase pas notre petit miraculé ?
Suivez le guide ! répondit-il dans un rire.
Le chemin du retour fut plus rapide et moins périlleux. De retour à la carriole, Sizel proposa à Nonamé de prendre les rênes, mais il refusa poliment. Elle n’insista pas, et ils discutèrent gaiement de leur aventure dans les premières minutes du trajet. Mais à mesure qu’ils s’approchaient du domaine, Nonamé devenait de moins en moins loquace. Elle eut le sentiment qu’il s’éloignait. Finalement, la fatigue s’abattit sur eux et le silence s’installa complètement.
Sizel reprit la parole pour suggérer qu’ils trouvent un nom au petit animal, mais lorsqu’elle se tourna vers Nonamé, son regard était reparti dans les limbes, et il ne sembla même pas l’avoir entendue.
Dans les semaines qui suivirent, Sizel passa de plus en plus de temps chaque jour avec Nonamé. Elle avait d’abord tenu sa promesse à son père par devoir, puis par plaisir.
Ils passaient une partie de leur temps à prendre soin de Chiffon, le chouetton. C’est Iael qui avait trouvé ce nom, en référence à l’apparence piteuse de l’oisillon à son arrivée. Grâce à leurs attentions, il avait rapidement retrouvé la santé.
Quand ils ne nourrissaient pas le petit animal, ils se rendaient à l’étude de Seongveï pour consulter des ouvrages sur les chouettes et en apprendre plus sur la meilleure manière de faire grandir leur petit protégé. Sizel en profitait pour aider le jeune garçon à améliorer ses rudiments de lecture et d’écriture.
Nonamé accompagnait aussi régulièrement Sizel lors de ses séances d’entraînement au maniement des armes, et, en quelques rares occasions, elle avait réussi à lui faire essayer le tir à l’arc.Il n’était pas mauvais, mais il n’arrivait pas à maintenir sa concentration plus de deux tirs d’affilés pour véritablement progresser.
Souvent, ils se rendaient au chêne de Sizel, chacun allongé sur sa branche, baignant dans le silence bavard de la forêt. Parfois, Sizel se confiait à Nonamé. Elle lui racontait son enfance avec Hazel, ses souvenirs avec le reste de la fratrie, ses sujets d’agacement — souvent nombreux —, ses rêves…Le jeune garçon était attentif, et même s’il posait peu de questions et ne se livrait pas du tout elle n’avait jamais l’impression de parler dans le vide.
Elle n’avait jamais retrouvé l’adolescent espiègle qui l’avait aidée à sauver Chiffon. Mais elle chérissait ce moment, convaincue qu’il était encore là, tout proche et qu’avec du temps, elle pourrait l’aider à revenir…
Elle ne le savait pas encore, mais du temps, elle n’en avait plus…
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