1. Tonnerre des sabots et fureur des flammes

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La lune était pleine et l’air piquant par cette froide nuit de fin d’automne, à une semaine du solstice d’hiver. Klézée, ne parvenant pas à dormir, s’était assise sur un banc de pierre, dos à l’armurerie, pour ruminer son passé. Elle jouissait de la solitude paisible du domaine endormi de Saintes-Vallées, troublée seulement par le hululement d’une chouette.

Soudain, l’animal se tut. La maîtresse d’armes releva la tête, l’œil vif et l’oreille aux aguets. Le silence était devenu lourd et oppressant. Sans le voir, Klézée sentait dans chacune de ses fibres que le danger approchait. L’adrénaline affluait dans ses membres, rendant ses mouvements vifs et précis. Un martèlement de sabots furieux se faisait entendre non loin. Le sang de Klézée se glaça. Le tonnerre qu’ils provoquaient ne laissait pas de place au doute : le groupe qui s’avançait était nombreux et lourdement armé.

Elle courut à l’armurerie, récupéra son épée et réveilla la poignée d’hommes chargés de protéger la famille et le domaine. Elle les avait elle-même choisis et entraînés, des hommes braves et loyaux sur qui elle savait pouvoir compter.

Le petit groupe armé, Klézée à leur tête, se rendit au pas de charge à la grande porte du mur d’enceinte. Le temps pour l’atteindre lui parut interminable. À leur arrivée, leur stupeur fut totale : la porte était grande ouverte, la barre en miettes.

Par l’ouverture béante ils virent arriver sur eux une douzaine de chevaliers à un train d’enfer. Leurs armures couvertes de suie ne reflétaient pas la lumière de la pleine lune.

Klézée hurla à ses hommes de se replier pour protéger la maison. Avant de les suivre, elle aperçut l’homme de tête tenant haut une bannière qui claquait au vent, représentant une pie moqueuse sur fond bleu : le blason du Comte de Rénanie.

Ce qui terrifiait Klézée, ce n’était pas les chevaliers en armure, mais le fait que quelqu’un à l’intérieur du domaine avait ouvert les portes pour eux. L’attaque se voulait discrète et minutieusement planifiée. Klézée ne connaissait pas leur but, mais elle devinait une chose : ils n’avaient pas l’intention de laisser de survivants.

Alors que les assaillants s’engouffraient dans la cour, son instinct la poussa à se diriger vers les écuries. Elle ne s’était pas trompée : là, un homme était en train d’allumer un feu dans le fourrage des bêtes. Elle reconnut un journalier qui était parmi eux depuis quelques jours.

L’homme réagit rapidement et sauta sur Klézée avant qu’elle n’ait pu se mettre en garde. Il était beaucoup plus grand et puissant que dans son souvenir, mais elle savait gérer ce type de force brute. Armé seulement d’un poignard — mais qu’il maniait avec beaucoup de dextérité — il porta un premier coup bien placé au flanc de la jeune femme. Elle parvint à l’esquiver de justesse.

En plus d’être puissant, il était très vif, elle ne s’y attendait pas. Aucun doute : c’était un assassin bien entraîné.

Klézée parvint à s’éloigner suffisamment pour brandir son épée et le tenir en respect. Mais l’écurie commençait à s’embraser et la situation ne pouvait durer. L’assassin, conscient lui aussi qu’il fallait gagner la sortie au plus vite, se jeta de nouveau sur la maîtresse d’armes, esquiva son estocade et enfonça sa lame dans son bras d’épée.

Elle poussa un cri de douleur et lâcha son arme. Il profita de son moment de faiblesse pour la faire tomber à terre et la maintint dos au sol, pesant de tout son poids à califourchon sur elle, en coinçant son bras valide le long de son flanc. Klézée sentait la chaleur du brasier lui cuire le visage et lui brûler les poumons. L’homme porta son poignard à la gorge de la jeune femme, qui n’opposait qu’une faible résistance avec son bras blessé.

Mais lui aussi l’avait sous-estimée. Une poutre s’effondra sous l’attaque des flammes de l’autre côté de l’écurie, dans une gerbe de braises, ce qui le déconcentra. Avec une énergie à laquelle il ne s’attendait pas, Klézée donna un coup de rein puissant qui lui fit perdre l’équilibre.

Elle ne lui laissa pas le temps de se rattraper et roula sur le côté pour se libérer de son emprise. Alors qu’il s’écrasait à plat ventre, d’un mouvement rapide, elle récupéra son épée, qu’elle enfonça à deux mains, d’un coup sec, dans la nuque du spadassin. Il mourut avec un gargouillis pitoyable.

Elle retira sa lame, l’essuya sur les vêtements de son ennemi, récupéra son poignard et se releva en regardant autour d’elle. Le brasier dévorait le fond de l’écurie, où les hennissements affolés de Patiente et des deux mules qui occupaient le box à côté du sien lui serrèrent le cœur. Mais elle ne pouvait rien pour elles : l’accès était barré par la poutre qui s’était effondrée.

Elle ne perdit pas de temps en lamentations inutiles et alla sauver ceux qui pouvaient l’être. Elle ouvrit les portes des boxes de Piaff et Calme et les fit sortir.

À l’abri derrière une haie, Klézée observait ce qui se déroulait dans la cour principale : une vision d’horreur.

Ses hommes avaient été massacrés, et les « chevaliers » — si tant est qu’on puisse les appeler ainsi —, étaient en train de passer au fil de l’épée les domestiques sortis, alertés par le bruit. Non loin d’elle, un homme, que Klézée reconnut comme étant Alderic Kab Gregor, le neveu du Comte de Rénanie, venait d’égorger Idlle, la cuisinière, un sourire dément aux lèvres.

Deux hommes, les visages dissimulés sous des capuchons noirs et restés un peu en retrait, ne semblaient pas goûter son plaisir cette sauvagerie. Ils s’approchèrent d’Alderic pour lui parler :

  • Il n’a jamais été question d’un tel bain de sang !, cracha l’un des deux hommes en noir.
  • Que voulez-vous que je fasse ? Ils nous ont vus arriver, c’était foutu pour la discrétion ! Et vous savez qu’on ne peut pas laisser de témoins !, répondit Alderic, tout en rejetant le cadavre de la pauvre cuisinière et en essuyant le plat de son épée sur sa cuisse.
  • Nous voulons le garçon. Avec le raffut que vous faites, il va nous échapper !, s’énerva le second homme encapuchonné.
  • Aucun risque, personne ne s’en tirera, jeta-t-il avec un regard carnassier. J’ai des hommes qui gardent la seule autre sortie. Ils sont faits comme des rats !

Il fit un signe à trois de ses hommes qui le rejoignirent, et il prit la direction de l’entrée de la maison principale. Les deux hommes en cape lui emboîtèrent le pas.

Klézée était restée prostrée devant cette scène, mais reprit ses esprits et se força à agir avec sang-froid, mettant de côté ses émotions. Elle ne pourrait pas sauver tout le monde, elle devait se montrer pragmatique. Inutile d’essayer de suivre Kab Gregor par l’entrée principale : les hommes étaient trop nombreux dans la cour. Elle allait faire le tour et aurait peut-être plus de chance avec ceux qui gardaient l’autre accès.

Avant de faire le tour de la bâtisse, elle avisa les chevaux des assaillants, attachés non loin de là où elle se trouvait, hors de vue des hommes et gardés seulement par l’un d’eux.Elle s’approcha discrètement de lui par derrière, le tira par les cheveux et l’égorgea à l’aide de son épée. Ensuite, bien que l’idée la répugnât, nécessité faisait loi. En serrant les dents, elle exécuta une à une les bêtes à l’aide du poignard pris à l’assassin. Les hennissements des animaux terrifiés étaient étouffés par le bruit des flammes et des hommes qui laissaient libre cours à leur folie meurtrière.

Écœurée par ce qu’elle venait de faire, elle se débarrassa du poignard dégoulinant de sang, dans un buisson sur son chemin. Semblant comprendre l’urgence de la situation, Calme et Piaff n’avaient pas émis un bruit depuis leur sortie de l’écurie. Les deux chevaux se laissèrent mener docilement et discrètement par la maîtresse d’armes.

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