3. Trouver refuge

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Les trois survivants du massacre de Saintes-Vallées chevauchèrent à brides abattues toute la nuit, ne s’arrêtant que quelques instants pour faire souffler les bêtes. Conscientes que leurs ennemis allaient rapidement chercher à retrouver leur trace, elles souhaitaient mettre le plus de distance possible entre eux et leurs poursuivants avant que le soleil ne soit haut dans le ciel et que les chevaux ne soient épuisés.

Nonamé était retombé dans son état léthargique coutumier ; il s’était même assoupi un temps contre Klézée. Cela n’étonnait pas la maîtresse d’armes, étant donné l’horreur de ce qu’ils avaient vécu la veille. Mais Sizel avait du mal à le comprendre. La haine qui bouillonnait en elle chassait toute trace de fatigue : elle n’aspirait qu’à trouver une armure, des armes, et y retourner pour assouvir sa vengeance.

En fin de matinée, Klézée proposa de s’arrêter sous le couvert d’un petit bois épais, dans lequel elle entendait couler de l’eau — sans doute un petit ruisseau, où ils pourraient tous s’abreuver.

Sizel fit savoir qu’elle n’était pas pour cet arrêt et qu’elle préférait pousser jusqu’au prochain village pour y trouver des armes.

Mais lorsqu’elle arriva à hauteur du cheval de Klézée, elle comprit qu’ils ne pourraient aller plus loin pour le moment. Calme écumait de fatigue et de soif, et Nonamé ne tenait en place que parce que la maîtresse d’armes le maintenait fermement en selle. Elle-même avait le teint pâle et les orbites creuses.

Sizel consentit alors à ce qu’ils s’arrêtent pour une heure ou deux.

Ils trouvèrent une petite clairière bien cachée au cœur du bois, où coulait un mince filet d’eau.

Sizel descendit la première de cheval et laissa Piaff s’abreuver goulûment. Elle aida Klézée à descendre Nonamé, qui ne tenait plus debout. Il se roula en boule sur l’herbe et s’endormit immédiatement, frissonnant sous la bise froide qui s’infiltrait à travers les arbres.

Elle réalisa qu’elle aussi était gelée, vêtue uniquement de sa chemise de nuit. Les deux jeunes femmes décidèrent d’allumer un petit feu pour se réchauffer. Les nuages étaient bas, et leur fumée serait peu visible une fois passée la cime des arbres.

Klézée fit mine de se lever pour aller chercher du bois et de la nourriture, mais Sizel lui intima de se reposer. Elle était blessée et épuisée, et elle-même avait besoin de se tenir occupée pour ne pas penser à ses proches.

La maîtresse d’armes n’insista pas, comprenant le besoin de solitude de son amie — et elle dut se l’avouer, soulagée de pouvoir se reposer. Elle hocha la tête et lui demanda seulement de rester à portée de voix. Puis elle s’étendit sur l’herbe, collée au dos de Nonamé pour le réchauffer en attendant le feu.

Sizel prit Calme et Piaff par les rênes et les attacha à un arbre près du ruisseau. Ensuite, elle ramassa du petit bois et alluma un feu près de ses camarades assoupis. Elle regretta qu’ils n’aient ni couverture, ni manteau pour se réchauffer, car le petit feu n’allait pas suffire.

Elle partit ensuite un peu plus loin dans le bois, avec peu d’espoir de faire bonne chasse, sachant qu’à cette époque de l’année, la plupart des animaux avaient commencé à hiberner.

Après une dizaine de minutes à tenter de repérer des mouvements dans le sous-bois sans succès, elle abandonna l’idée de trouver de la viande et cueillit plutôt des chanterelles qu’elle avait repérées sur son chemin.

Elle avisa également un prunellier et préleva une bonne quantité de fruits. Très acides, ils étaient plus mous et doux après les premières gelées de décembre, ce qui les rendait plus facilement comestibles. Ils étaient évidemment meilleurs en confiture ou en liqueur, mais ce n’était pas le moment d’y penser.

Lorsqu’elle revint près de ses deux amis, Klézée s’était écartée de Nonamé. La chaleur du petit feu était maintenant suffisante pour le pendant son sommeil.

La maîtresse d’armes avait retiré son pourpoint et une manche de sa chemise, et avec une grimace de douleur, inspectait la plaie qu’elle avait à l’épaule. Elle avait saigné abondamment, et une grosse croûte noire de sang coagulé s’était formée. Elle savait qu’il fallait la nettoyer, mais cela allait déclencher de nouveau le saignement.

Elle leva les yeux vers Sizel, qui installait les chanterelles — préalablement lavées dans le ruisseau — sur de grands morceaux d’écorce de bouleau, disposés sur les braises rougeoyantes du feu.

  • Est-ce que, pendant que tu récoltais les champignons, tu as aperçu de la consoude, de l’achillée ou de la bourse à pasteur ?, demanda-t-elle à la jeune femme, qui la regarda avec des yeux ronds.
  • Je ne savais pas que tu t’y connaissais en plantes. Et malheureusement, je n’y connais rien moi-même, répondit Sizel.

Elle regarda la plaie de Klézée et fit la grimace.

  • Tu en as besoin pour soigner ta blessure ?
  • Oui, il faut que je réduise le saignement et que je fasse un cataplasme pour aider à la cicatrisation…
  • Je ne m’y connais pas en plantes, mais j’ai de bons yeux, et je ne suis pas blessée. Décris-moi ce dont tu as besoin et je vais t’en trouver.

Klézée lui décrivit l’aspect des plantes nécessaires et les parties qu’il lui fallait. Sizel partit aussitôt en quête dans le bois.

  • Elle revint quelques minutes plus tard. La maîtresse d’armes était en train de retourner les chanterelles sur les morceaux d’écorce.
  • Je n’ai pas trouvé d’achillée, et pour la consoude, il n’y avait presque aucune feuille, mais j’ai pris les racines, lança Sizel en tenant devant elle un plant, les mains pleines de terre. Par contre, j’ai trouvé plein de bourse à pasteur, il y en avait partout.
  • Tant mieux, on pourra en faire des réserves. C’est une plante qui aide à réguler la circulation sanguine, idéale pour freiner les hémorragies ou pour les règles abondantes, reprit Klézée.

Sizel hocha la tête, une moue impressionnée sur le visage. Klézée se dirigea vers le ruisseau, où elle rinça les plantes. Elle détacha quelques feuilles de bourse à pasteur, qu’elle se mit à mâcher avant de les recracher. Puis elle rinça sa plaie à l’eau froide afin de détacher la croûte de sang. Sa douleur était visible. Sizel s’approcha de la maîtresse d’armes, qui transpirait à grosses gouttes.

  • Est-ce que je peux t’aider pour quelque chose ?, demanda-t-elle.
  • Oui. Peux-tu prendre les racines de consoude, les peler et les broyer sur un morceau de tissu ?, répondit-elle en déchirant un bout de sa chemise qu’elle tendit à Sizel.

La jeune femme s’aperçu qu’elle n’avait pas de couteau. Prise d’une inspiration subite, elle fouilla délicatement la poche du pantalon de Nonamé. Décidément, il était plein de surprise, il avait sur lui son couteau de marin ! Elle s’éloigna vers une zone de la clairière où se trouvaient plusieurs pierres. Elle trouva un rocher et une pierre convenable, et s’en servit pour broyer la racine.

Quand elle revint vers Klézée, cette dernière était assise, immobile, le buste droit et les yeux fermés. Elle ne semblait pas dormir, mais méditer. Sizel n’osa pas la sortir de sa transe. Elle eut l’étrange impression de percevoir une sorte de vibration — mais dès qu’elle essayait de se concentrer sur cette sensation, elle la perdait aussitôt.

Au bout de quelques instants, Klézée ouvrit doucement les yeux et sourit en voyant Sizel, le cataplasme à la main. Le saignement de son épaule s’était arrêté.

  • La bourse à pasteur est plus efficace en infusion, mais ça fonctionne aussi en mâchant les feuilles… avec un petit coup de pouce, expliqua-t-elle, un sourire dans la voix. Tu veux bien appliquer le cataplasme sur ma plaie et serrer le pansement ?

Sizel s’exécuta en fronçant les sourcils.

  • Tu connais les plantes et leurs propriétés, tu sais soigner une plaie profonde, et tu médites… Klézée, est-ce que tu es une Helarsjalar ?, questionna la jeune femme.
  • Oui. Je n’en fais pas étalage, parce que je ne veux pas que tous les estropiés de la région viennent me demander de les soigner. Et puis, je n’ai jamais reçu de formation pour perfectionner mon don. J’ai appris sur le tas…, répondit-elle avec beaucoup d’humilité.
  • C’est le plus beau des dons. Tu peux agir sur le vivant…, relança Sizel avec une pointe d’admiration.
  •  C’est aussi le plus coûteux. Chaque fois que j’utilise les vibrations pour accélérer un processus naturel, ce sont des minutes qui me rapprochent un peu plus de la vieillesse et de la mort, rétorqua-t-elle, un peu agacée.

Sizel réfléchit quelques instants, avant de reprendre la parole :

  • Ma mère m’a souvent conté l’histoire d’un jeune voisin qui avait le don de Helarsjalar et qui n’avait pas appris à le maîtriser. Il passait son temps à l’utiliser pour soigner tous les animaux blessés qu’il croisait.

Elle fit une pause pour attiser les braises du feu.

  • Elle m’a dit qu’à dix ans, il avait l’aspect d’un vieillard de soixante, qu’il était mort à douze ans, et que ses chers animaux avaient dévoré son cadavre… Mais je n’y ai jamais vraiment cru. Personne, à part elle, ne m’a jamais parlé de ce « voisin ». Je suis sûre que c’était une fable pour m’inciter à me former pour maîtriser mon don de Sangsjalar.

Klézée écouta le récit de Sizel et fronça les sourcils avant de répondre :

  • Je ne sais pas pour la véracité de l’histoire de ce garçon. Mais ta mère avait raison. Quand on a un don du Sjalar, il faut apprendre à le maîtriser, ou il risque de faire plus de mal que de bien.
  • Tu viens de dire toi-même que tu n’avais pas suivi de formation et que tu avais appris sur le tas, répliqua Sizel.
  • Non, j’ai dit que je n’avais pas suivi de formation pour le perfectionner…Mais ma mère, qui avait aussi le don, m’a appris à utiliser les bases. Avant qu’elle ne devienne folle…

Sizel connaissait l’enfance difficile de son amie et décida de ne pas poursuivre la conversation dans cette voie. De toute façon, elle savait que Klézée n’en dirait pas plus, elle feignait d’être très occupée en tisonnant le feu.

Sizel brisa le silence qui s’était installé :

  • Les chanterelles vont devenir dures si on ne les mange pas maintenant. Je vais réveiller Nonamé, il faut qu’il mange pour reprendre des forces pour la suite !
  • Oui, il faut qu’on discute de ce qu’on va faire maintenant.

Joignant le geste à la parole, Klézée sortit les chanterelles du feu et Sizel alla secouer doucement le garçon, qui émergea difficilement du profond sommeil où il était plongé. Il s’assit péniblement, frissonna et se recroquevilla, plaçant ses bras autour de ses genoux. Il scrutait la maîtresse d’armes d’un regard intense et concentré, et finit par demander :

  • Tu ne portes pas le pendentif que je t’ai fait.

Klézée porta la main à son cou, cherchant l’objet. Sur ses traits se dessina l’incompréhension puis la révélation du souvenir retrouvé. Elle tâta une poche de son pourpoint mais cette fois-ci ce fut de la déception qui se lisait sur son visage.

  • Il a été arraché quand je me suis battu avec le spadassin dans l'écurie. Je l’avais mis dans ma poche mais j’ai dû le perdre ensuite…

Nonamé haussa les épaules et lui sourit :

  • Je t’en referai un !

Sizel, qui semblait perdue dans ses pensées pendant leur échange, tendit un morceau d’écorce avec des champignons au garçon. Contre toute attente, il se jeta dessus et les dévora en silence.

Sizel relança la discussion :

  • Nous devons nous rendre au prochain village, trouver des armes et retourner égorger chacun des salauds qui étaient présents.

Klézée leva le nez de ses chanterelles, surprise par l’intervention de la jeune femme. Elle rabroua :

  • Parce que tu crois qu’ils t’attendent, assis sur un tas de cendres ? Et les armes, tu comptes les payer comment ? Tu caches une bourse dans ton con ?
  • Je les volerai. Et tu as raison, ils ne doivent plus être à Saintes-Vallées. Alors nous irons chez ce bâtard de Kab Gregor que tu as reconnu ! Ou chez le Comte de Rénanie, puisqu’ils portaient son étendard !, cracha Sizel, la voix enrouée par la rage.
  • Bien sûr ! Et tu vas attaquer le château du Comte à toi toute seule ? Ses murs d’enceinte sont trois fois plus hauts que ceux qui entouraient le domaine, et ce ne sont pas une poignée d’hommes d’armes qui protège la famille, mais une petite armée ! Ne sois pas ridicule, Sizel…

Elle changea de ton, se radoucit :

  • Nous ne sommes que trois, épuisés, blessés, désarmés, et presque nus. Ce qu’il nous faut, c’est un lieu sûr, où on pourra essayer de comprendre ce qui s’est passé…

Mais Sizel n’en démordait pas, sa rage parlant pour elle.

  • Ce qui s’est passé ? C’est plutôt évident, non ? Ce porc de Kab Gregor, sur les ordres de son oncle, est venu massacrer ma famille. C’est de notoriété publique que le Comte et ma mère se disputaient des terres ! Il a décidé de régler le problème une bonne fois pour toutes, pour avoir le champ libre !
  • Ca n’a aucun sens…. Et le Comte à la réputation d’être un Seigneur droit et réfléchi. Je ne crois pas que ta famille était directement visée.

Elle baissa un peu la voix et fit un signe de tête vers Nonamé, concentré sur la mastication de ses chanterelles.

  • Je crois qu’ils étaient venu le chercher, lui. Et pour le reste, c’est Kab Gregor qui a laissé parler sa sauvagerie... Parce que si son oncle est un homme décent — là, je te rejoins — son neveu a toujours été un porc…

Sizel ne répondit pas tout de suite. La rage sanguinaire qui s’était emparée d’elle commençait à refluer, et ses joues perdaient leur teinte cramoisie. Les paroles de Klézée faisaient leur chemin en elle, et en regardant leur piteux état, elle ne pouvait que convenir qu’elle avait raison.

Elle reprit :

  •  Les derniers mots de mon père… Je ne comprenais rien à ce qu’il disait, il ne cessait de murmurer « l’Aube du Passé ». Qu’ils cherchaient Nonamé. Sans doute parlait-il de ces hommes en noir.

Un silence s’installa à nouveau. Klézée réfléchissait à tout ce que cela signifiait. Elle regarda Sizel, dont les yeux, emplis de larmes, l’amenèrent à penser qu’elle revivait l’agonie de son père et du reste de sa famille.

Dans un éclair de lucidité, elle se rappela que toute la famille n’avait pas disparu. Emée, la sœur aînée de Sizel, était toujours en vie, et selon toute vraisemblance, ignorait tout du drame de la nuit passée.

Suivant cette pensée, Klézée reprit :

  • Sizel, nous devons nous rendre chez ta sœur. Pour la prévenir et nous placer sous la protection du Duc d’Enezatil ! Jamais Kab Gregor n’oserait s’attaquer au frère de son suzerain !

Sizel s’essuya rageusement les yeux en croisant le regard de sa compagne, avant de répondre :

  • Et de là, que ferons-nous ? Goulvenic est peut-être le frère du Duc, mais lui et Emée vivent encore plus modestement que nous ! Ils n’ont pas une seul homme d’armes. Je ne vois pas en quoi ils vont pouvoir nous être utiles…

Klézée haussa un sourcil en entendant sa compagne parler de modestie. Visiblement, Sizel n’avait pas beaucoup de notions du dénuement dans lequel vivait la grande majorité de ses compatriotes.

  • Dans notre position, n’importe quel refuge, même modeste, sera suffisant, déclara Klézée.

Sizel ne releva pas la touche d’ironie. la maîtresse d’armes poursuivit, catégorique :

  • La question est résolue. Nous irons chez Emée et Goulvenic, c’est à moins d’une journée de cheval, dans notre direction. En partant maintenant, et en chevauchant toute la nuit, nous y serons au petit matin.

Sizel fit mine d’ouvrir la bouche pour répliquer, outrée que la maîtresse d’armes prenne la décision à sa place. Mais déjà, Nonamé, qui était resté silencieux, s’était levé, prêt à partir.

Le voyant faire, elle ravala son orgueil blessé et acquiesça au plan, reconnaissant que c’était sans doute la meilleure chose à faire. Elle alla chercher les chevaux, prit Nonamé en croupe sur Piaff afin de ménager Calme, et ils reprirent la route sur un bon rythme.

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