4. Deux sœurs dans la douleur
La route jusqu’au domaine où vivaient la sœur de Sizel et son mari se fit sans encombre. Le petit groupe avait pris soin, comme la veille, de ne pas passer par les villages, afin de ne pas attirer l’attention de personnes curieuses et bavardes, qui auraient pu trahir leur position par mégarde ou contre argent sonnant et trébuchant.
Les derniers kilomètres avaient été les plus difficiles. Cela faisait vingt-quatre heures qu’ils avaient quitté Saintes-Vallées. Ils étaient tous épuisés et affamés, et c’était avec peine qu’ils se maintenaient en selle.
Alors que l’aube éclaircissait la nuit, Sizel aperçut le petit manoir de sa sœur qui se découpait à l’horizon. Son cœur bondit dans sa poitrine.
Sizel n’était pas aussi convaincue que Klézée de la sécurité que leur offrirait le lien de parenté de Goulvenic avec le Duc. Elle n’en avait rien dit à ses compagnons, mais elle redoutait d’arriver et de découvrir la bâtisse en ruine, encore fumante.
Aussi, voir ces vieilles pierres grises et ce toit en ardoise sous la pâle lueur du petit jour était une vision réconfortante pour elle, même si un fond d’inquiétude demeurait quant au sort de ses occupants.
Elle avait hâte de mettre pied à terre et de voir la silhouette de sa sœur se découper dans l’encadrement de sa porte.Voir leur but si proche redonna de l’énergie tant aux chevaux qu’aux cavaliers, et les derniers mètres se firent au galop.
Le domaine était plus modeste que celui de Saintes-Vallées, comme l’avait fait comprendre Sizel. Il n’était protégé d’aucun mur d’enceinte. En fait, c’était un petit manoir trapu en granit, avec quelques dépendances et une cour en terre battue. Il s’apparentait plus à une grande ferme qu’à un château.
Klézée grimaça de douleur en descendant de son cheval, épuisée par les événements et par sa blessure. Elle avait recommencé à saigner malgré la plante qu’elle mâchonnait en continu. Elle aida Sizel à faire descendre Nonamé, qui dormait littéralement debout.
Une fois le garçon à terre, la jeune femme sauta lestement au sol et enjoignit à ses deux compagnons de réveiller la maisonnée pendant qu’elle conduisait les bêtes aux écuries pour un repos bien mérité. La maîtresse d’armes voulut le faire à sa place, préférant que ce soit Sizel que sa sœur voie en premier, mais elle resta inflexible et Klézée capitula.
En réalité, la jeune femme avait besoin de quelques minutes de solitude pour rassembler son courage avant d’affronter le désarroi d’Emée lorsqu’elle lui raconterait les événements de la veille. Elle releva la manche de sa chemise et jeta un œil à son poignheure, toujours intact malgré tout ce qu’elle avait vécu.Il était à peine sept heures et demie.
Elle installa Piaff et Calme dans des boxes vides, retira leur licol, les frotta avec de la paille et remplit les mangeoires de foin. Elle trouva quelques carottes qui traînaient dans un seau et leur en donna. Ils avaient bien mérité ces petites friandises.
En regardant Piaff engloutir sa carotte, elle pensa à Patiente, qui les adorait, et son cœur se serra de savoir qu’elle avait péri dans les flammes de l’incendie.
Elle n’avait plus rien à faire dans l’écurie. Elle consulta de nouveau son poignheure, qui indiquait sept heures cinquante. Elle s’occupait des chevaux depuis plus d’un quart d’heure, les autres devaient l’attendre. Elle quitta l’écurie et se rendit au manoir. La porte avait été refermée pour ne pas laisser pénétrer le froid mordant de décembre. Elle y toqua doucement, souhaitant presque qu’on ne l’entende pas.
Mais la porte s’ouvrit immédiatement, et un nuage de boucles blondes et de dentelles blanches lui sauta dessus et la serra à l’étouffer. Après les premières effusions, Sizel parvint à se dégager de l’étreinte de sa sœur.
Elle vit derrière elle Nonamé et Klézée, attablés chacun d’un côté de la table, devant des bols de gruau. Dans une synchronisation parfaite, son ventre émit de bruyants gargouillis. Emée l’invita immédiatement à prendre place à côté de Nonamé. Elle lui servit un bol fumant avant de s'asseoir à son tour de l’autre côté de la table.
Le joli visage de sa sœur était tendu, la peur se lisait dans ses yeux, mais elle n’osait pas poser de questions. Laisser Sizel se restaurer retardait le moment où elle devrait écouter les mauvaises nouvelles dont les voyageurs ne manquaient pas d’être porteurs.
Goulvenic, qui était resté un peu en retrait, se plaça derrière sa femme, dos à l’âtre où une belle flambée avait été allumée. En posant la main sur l’épaule d’Emée, il adressa un sourire tendu à sa belle-sœur. Après avoir vidé un premier bol de gruau et entamé son second, Sizel se racla la gorge avant de s’adresser à Klézée :
- Que leur as-tu dit ?
- Rien, je t’attendais. J’ai juste précisé que nous chevauchions depuis plus de vingt-quatre heures sans dormir et presque sans manger.
La maîtresse d’armes adressa un sourire reconnaissant à ses hôtes, pour le repas. Les yeux inquiets d’Emée scrutaient avec frénésie le visage de sa sœur pour essayer de deviner ce qui allait suivre, mais elle ne pouvait imaginer l’horreur de ce que Sizel s’apprêtait à lui raconter.
Cette dernière s’agita un peu sur sa chaise, repoussa son bol de gruau et entreprit de relater les événements de la veille :
- Un groupe armé a attaqué le domaine, au milieu de la nuit. Ils étaient nombreux et lourdement armés.
La voix de Sizel se brisa. Dès les premières secondes, Emée plaqua sa main sur sa bouche pour retenir un cri muet. Goulvenic se raidit encore un peu plus.
Klézée prit la suite du récit pour laisser à sa compagne le temps de retrouver une contenance. Elle fit un récit factuel, essayant d’épargner au maximum la famille des détails sordides. Elle prit une pause pour boire un verre d’eau. Sizel, qui était parvenue à ravaler ses larmes, nota que Goulvenic fronçait les sourcils en entendant la mention de la bannière du Comte de Rénanie.
La maîtresse d’armes poursuivit avec le récit de son duel avec l’assassin et du massacre de toute la maisonnée.
Elle fit une nouvelle pause. Les larmes inondaient le visage d’Emée, qui avait maintenant les deux mains plaquées sur sa bouche.
C’est Sizel qui poursuivit :
- Nous ne savons pas exactement comment se sont passées les choses ensuite, et je ne tiens pas à vous raconter dans le détail ce que j’ai vu. Sachez seulement que ces porcs ont passé au fil de l’épée tous ceux qui se trouvaient dans la maison… Je n’ai pu m’en sortir avec Nonamé que parce qu’Yvonig s’est sacrifié, et que Klézée nous a permis de fuir au dernier moment…
Sa voix se brisa de nouveau alors qu’Emée émit un cri déchirant, que ses mains fermement plaquées sur sa bouche ne parvenaient pas à étouffer. Goulvenic l’enlaça en se penchant et la serra contre son torse de toutes ses forces. Lorsque son cri s’éteignit, son mari relâcha un peu son étreinte, et elle trouva la force de poser une question, d’une voix à peine audible :
- Et les jumelles ?
Sizel secoua la tête, incapable de le dire à haute voix.. Elle murmura :
- Il n’y a plus que nous, Emée.
Sa sœur s’abîma dans de douloureux sanglots muets. Au prix d’un immense effort, Sizel parvint à reprendre la parole :
- J’ai trouvé Papa, agonisant, juste avant que Klézée n’arrive. Il a seulement pu me dire que ces hommes étaient venus pour Nonamé, et qu’un groupe appelé l’Aube du Passé était à sa recherche. Il m’a suppliée de le sauver.
À ces mots, tout le monde regarda le jeune garçon, qui était resté silencieux, essayant de se faire tout petit. Voyant tous les regards tournés vers lui, il rentra un peu plus la tête dans les épaules. Mais Sizel passa son bras autour de ses épaules et dit :
- Personne ne te reproche quoi que ce soit, Nonamé. Et je suis heureuse que tu sois en vie, et ici, avec moi. Tu fais partie de la famille.
Emée tendit la main à travers la table et attrapa celle du garçon, qu’elle pressa un long moment avec tendresse pour lui signifier qu’elle se joignait aux paroles de sa sœur, bien qu’elle ne le connaisse pas, ne l’ayant vu que le jour de son arrivée.
Un silence s’installa, chacun communiant dans la douleur. Ce fut finalement Klézée qui brisa le silence :
- Nous avons hésité à venir ici, nous ne voulions pas vous mettre en danger. Mais j’ai pensé que, puisque vous êtes le frère du Duc, Seigneur Kab Pennarglenn, le Comte de Rénanie ou son neveu n’oseraient pas s’attaquer à vous, de peur de provoquer leur suzerain.
- Vous avez bien fait. Et je ne pense pas probable, en effet, que la famille de Rénanie s’en prenne à nous. Je vous avoue que je suis même surpris qu’ils soient les auteurs de l’attaque. Le Comte est quelqu’un de réfléchi et de mesuré.
Il fit un pause, conscient que ces propos pouvaient paraître blessants compte-tenu du contexte. Il poursuivit, perplexe :
- J’ai du mal à comprendre pourquoi avoir pris soin de préparer minutieusement une attaque discrète, mais de porter haut ses couleurs le moment venu…
- Parce qu’ils ne pensaient pas qu’il y aurait de survivants pour en parler !, explosa Sizel. C’est de notoriété publique que le Comte ne s’entendait pas avec notre mère !
- Je sais bien, Sizel, mais de là à…
Goulvenic n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Un cheval avait déboulé au galop dans la cour et s’était arrêté dans un grand fracas. Ils se regardèrent tous, les yeux agrandis par la peur.
Le cavalier, descendu de sa monture, toqua à la porte. Un léger soulagement passa sur les visages : un assassin s’annonce rarement à ses victimes. Le maître de la maison alla ouvrir la porte sous le regard inquiet des autres.
- Sire Goulvenic Kab Penarglenn ?, retentit une voix féminine et forte.
- Oui, répondit l’intéressé.
- Je suis un courrier dépêché en express par le Duc d’Enezatil. Je dois lui rapporter votre réponse immédiatement.
Goulvenic fit entrer le courrier dans la maison et décacheta la missive. La jeune femme portait sur son pourpoint crème, au niveau du cœur, une hermine noire — l’emblème du Duc. Elle prit une pose militaire, les yeux rivés sur le plancher en attendant ses ordres.
Goulvenic leur résuma la lettre : son frère, informé de l’attaque de Saintes-Vallées, les conjurait de partir séance tenante pour se mettre sous sa protection. Il précisait qu’il envoyait un petit contingent d’hommes à leur rencontre.
- Terréah soit louée, s’exclama Emée. Nous serons tous en sécurité au château ducal !
- Les nouvelles vont vite…, dit Sizel sur un ton suspicieux.
- Mon frère a des informateurs partout, ça ne m’étonne pas, déclara Goulvenic. Mes amis, je suis navré de vous demander ça après tout ce que vous avez déjà vécu, mais je vais devoir vous demander encore un peu de vos forces. Le temps de préparer quelques malles, et nous nous rendons à Wened.
Sur ces mots, il se retira dans la pièce voisine pour rédiger sa réponse au Duc et renvoya le courrier annoncer leur venue avant le lendemain.
Emée proposa aux trois rescapés de leur faire préparer un bain, le temps qu’elle s’occupe des préparatifs, ou bien qu’ils en profitent pour dormir un peu.
Klézée accepta le bain de bon cœur : elle voulait nettoyer et soigner proprement sa plaie. Nonamé et Sizel optèrent, eux, pour le lit.
Leur repos fut de courte durée. Les époux furent prêts une heure après le départ du courrier. Nonamé et Sizel regrettèrent d’avoir dormi : ils se sentaient encore plus fatigués.
Klézée, quant à elle, se sentait délassée et avait pu prendre soin de sa blessure, qui était maintenant étroitement bandée dans un linge propre.
Emée leur avait fourni à tous des vêtements lavés de frais, qu’ils avaient enfilés avec plaisir. Le petit groupe mangea rapidement quelques tranches de pain, de jambon et de fromage, puis se mit en route.
Ne souhaitant pas laisser Calme et Piaff derrière elle, Sizel convainquit son beau-frère de les prendre avec eux. Il fournit des chevaux à chacun, sauf à Nonamé, qui monta avec Emée — la plus légère du groupe — afin de ménager les montures. Les deux chevaux de Sizel suivraient sans cavalier et serviraient de montures de rechange si besoin, bien qu’ils soient encore très fatigués.
Avant que le soleil n’ait atteint son zénith, ils avaient retrouvé le petit groupe d’hommes envoyé par le Duc. Rassurés, ils terminèrent ensemble la route jusqu’au château ducal.
La nuit était bien avancée lorsqu’ils arrivèrent en vue des imposantes murailles qui entouraient la ville de Wened, où résidaient le Duc et sa cour.
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