1. Enfin en lieu sûr
Après leur longue chevauchée, la vue des remparts fut un soulagement pour tout le groupe.
Emée avait passé les heures qui les séparaient du château du Duc à sangloter en silence, en serrant Nonamé contre elle, son mari chevauchant impuissant à ses côtés.
Klézée s’était naturellement liée aux hommes d’armes qui les escortaient et discutait avec eux.
Sizel avait pris la tête du groupe. Seule, un peu en avance pour jouer les éclaireurs, elle tentait de museler les souvenirs de sa famille agonisante en imaginant les pires sévices qu’elle ferait subir à Alderic Kab Gregor, le jour où elle le tiendrait à sa merci.
Ils arrivaient de l’ouest, seul côté de la ville qu’on pouvait approcher par la terre.
Klézée ne manqua pas de discuter de l’emplacement tactique remarquable de la ville avec les soldats. Wened était un cas assez unique, puisqu’elle s’avançait loin dans la mer, ou plutôt, la mer s’avançait loin dans les terres autour d’elle.
Cela lui offrait une barrière naturelle contre les invasions terrestres à l’est, au sud et au nord, mais la rendait vulnérable à une attaque par bateaux.
Sizel n’était pas d’humeur à s’extasier sur l’emplacement la topographie des lieux. La mine sombre, elle suivait les hommes d’armes qui les menèrent non pas par la majestueuse porte principale, mais par une autre entrée, plus étroite, plus proche du palais ducal. Elle retroussa le nez en sentant l’odeur fade de la marée basse.
Sa particularité résidait dans le fait qu’il « s’insérait » dans les remparts : il en faisait littéralement partie. Sans doute bâti par les Ancêtres, ces murs millénaires avaient été choisis par les Ducs pour y élire domicile il y a plusieurs générations.
Sizel entendit de nouveau Klésée bavasser sur les choix militaires des Ducs précédents. Que la maîtresse d’armes arrivât à se lier rapidement à ces hommes et à discuter de futilités après ce qu’elles venaient de vivre la faisait fulminer. Elle écouta d’une oreille discrète le capitaine expliquer qu’au fil des ans, ils avaient renforcé la défense de la ville en construisant des tours fortifiées sur les nombreuses petites îles du golfe, afin de rendre l’accès quasiment impossible à une flotte de bateaux de guerre.
Dans un silence morne, ils parcoururent quelques ruelles tortueuses et arrivèrent en vue du château.
C’était une belle bâtisse en pierres blanches, toute en longueur, qui se dressait sur quatre niveaux et que coiffait un élégant toit d’ardoises.
Ils arrivèrent à minuit passé, mais au rez-de-chaussée où se trouvait la salle de bal, de nombreuses fenêtres scintillaient encore, de la lumière dansante des chandelles et des mouvements des invités.
À mesure qu’ils approchaient, une musique entraînante, mêlant cornemuse, trompette, tambour et quelques notes plus subtiles de luth, se faisait entendre.
Sizel ne put s’empêcher de trouver vulgaire que le Duc fît la fête alors qu’il avait connaissance du drame qui avait frappé sa famille. Cette pensée redonna de la vigueur à ses ruminations morbides.
Ils entrèrent finalement dans une cour, où des palefreniers s’approchèrent pour s’occuper de leurs chevaux et des domestiques les attendaient pour leur montrer leurs appartements.
Klézée et Sizel donnèrent des instructions précises sur la manière dont ils devaient traiter Piaff et Calme.
Elles se heurtèrent à des palefreniers bien peu réceptifs à leurs recommandations et durent se résigner à les laisser emporter leurs chevaux, derniers liens qui les rattachaient au domaine Saintes-Vallées.
À leur entrée au château, le Grand Conseiller du Duc les accueillit d’un ton affable :
- Bienvenue ! Par Meréor et Heola, c’est un soulagement de vous voir arrivés ici sains et saufs ! Son Excellence le Duc me fait transmettre son immense regret de ne pouvoir vous accueillir en personne, mais il reçoit ce jour une délégation et ne peut se permettre de se retirer de la fête.
Il fit une pause pour prendre Goulvenic par les épaules et lui baiser les joues et reprit :
- Et nous avons pensé que vous seriez soulagés de pouvoir vous reposer sans attendre.
- Merci pour votre accueil, Aodren. Nous sommes en effet rompus par le voyage et apprécierons de nous reposer dès maintenant. Les retrouvailles avec mon frère peuvent très bien attendre demain, répondit Goulvenic sur le même ton affable.
Les deux hommes semblaient bien se connaître.
Sizel, s’avançant à la hauteur des deux hommes, fit savoir qu’elle ne l’entendait pas de cette oreille :
- Je ne suis pas d’accord ! Je pense au contraire que le Duc devrait quitter la fête ! L’affaire est grave, notre repos peut attendre, et la justice du Duc devrait être rendue immédiatement !
Aodren eut un mouvement de recul devant la violence de son explosion, et au prix d’un effort visible il réussit à conserver son ton protocolaire :
- Madame, je comprends votre émoi, mais bien que nous mesurions pleinement la gravité de l’incident…
- Un incident ? On ne parle pas ici d’incident mais de meurtres !
Cette fois, le rouge monta au joue du Grand Conseiller. Il prit une voix tranchante :
- Madame, nous n’avons pas tous les éléments en notre possession pour déterminer précisément ce qui s’est passé. Nul doute que le Duc cherchera à tout éclaircir demain en écoutant vos témoignages, mais comprenez que la diplomatie du duché reste sa priorité.
Goulvenic tenta de poser sa main sur le bras de Sizel en geste d’apaisement, mais elle se dégagea vivement.
- Je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit à éclaircir, nous connaissons les coupables, la question est maintenant de savoir comment le Duc compte les punir !
Aodren allait reprendre la parole mais ce fut Goulvenic qui l’en empêcha :
- Sizel, je pense qu’au contraire le repos nous fera le plus grand bien. Cela fait presque deux jours que vous n’avez pas vraiment dormi ou mangé. Vos idées seront plus claires demain, et sans aucun doute mon frère plus disposé à nous écouter. Restons-en là pour ce soir.
Le regard dur qu’il lança à sa belle-sœur, inhabituel chez lui, la convainquit de ne pas argumenter.
- Puisque le sujet est réglé, nous allons pouvoir vous montrer vos appartements, reprit Aodren.
Sizel haït son ton mielleux et son sourire en coin. Il enchaîna :
- Seigneure-Dame Kab Pennarglenn, nous avons comme à l’habitude préparé vos appartements dans l’aile ouest avec la famille du Duc. Seigneure-Dame de Saintes-Vallées, malheureusement, tous les autres appartements de cette aile sont occupés par les invités de son Excellence.
Le cœur de Sizel fut transpercé en entendant l’homme lui donner le titre qui revenait à sa mère.
Elle prit conscience pour la première fois qu’elle était bien la Seigneure-Dame de Saintes-Vallées à présent.
Seigneure-Dame d’une terre imbibée du sang des siens et brûlée par les flammes.
Pendant qu’Aodren parlait, une jeune femme au visage quelconque mais au regard vif s’était approchée. Le Grand Conseiller tendit une main vers elle :
- Aela, ici présente, vous conduira à vos appartements dans l’aile est. Je vous rassure, ils sont très confortables également.
C’est avec un goût de cendre dans la bouche et la tête baissée, vaincue, que Sizel suivit la domestique à travers les couloirs du château.
L’appartement qu’on leur avait préparé était vaste et confortable, comme promis. Un grand salon où grésillait une belle flambée desservait trois chambres aux lits de plumes attrayants.
Lorsque la domestique se fut discrètement éclipsée, les laissant seuls, ils restèrent un moment hébétés, se regardant en silence.
Sans prévenir, la fatigue s’abattit brutalement sur eux, et le contraste du confort des lieux avec la rudesse de leurs deux derniers jours les déstabilisait.
Nonamé tremblait, le regard hagard. Sizel le prit doucement par l’épaule et lui recommanda de choisir une chambre pour aller dormir. Le jeune garçon, en l’entendant s’adresser à lui, sursauta.
Il lui adressa un faible sourire qui ne parvint cependant pas jusqu’à ses yeux. Il ne se fit pas prier et alla s’effondrer sur l’un des lits, sans prendre la peine de fermer la porte ou de se dévêtir.
Sizel poussa le battant derrière lui, réalisant que depuis deux jours il n’avait presque pas dit un mot. Et elle, n’avait pas eu pour lui une seule parole de réconfort, à part les quelques mots dans la cuisine d’Emée.
Bien qu’elle estimât que leurs chagrins ne fussent pas comparables, elle ressentit un élan de tendresse pour le garçon qui venait de perdre sa famille pour la troisième fois de sa vie.
Klézée et Sizel se dirent bonne nuit et choisirent chacune une chambre.
Comme Nonamé, Sizel sombra dans un sommeil profond dès que sa tête toucha son oreiller. La douleur, la fatigue, l’inconnu avaient eu raison de ses sens.
Klézée, à l’inverse, prit le temps de se dévêtir, de changer son pansement, puis de se préparer une nouvelle infusion de bourse à pasteur, avant de finalement s’allonger. Mais elle ne trouva pas immédiatement le sommeil. Sans savoir exactement pourquoi, une vague inquiétude l’étreignait.
Elle ne s’en était pas ouverte à Sizel et Nonamé, ne souhaitant pas ajouter ses pressentiments à leur fardeau déjà bien lourd. Cependant, le fait qu’ils aient été séparés de Goulvenic et Emée, même si la raison en était parfaitement logique, la préoccupait.
Elle se tourna et se retourna dans les draps avant de finir par plonger dans un sommeil réparateur, elle aussi.
La nuit ne fut pas des plus reposantes pour tous. Si Klézée connut une nuit sans rêve, ce ne fut pas le cas de Nonamé.
Il s’agita tant au milieu de la nuit que ses cris étouffés réveillèrent Sizel, qui occupait la chambre voisine de la sienne. Elle finit par se lever pour se rendre à son chevet et le trouva transpirant, complètement prisonnier de ses draps, se débattant comme s’il luttait pour sa vie. Ses paupières étaient closes, mais ses yeux s’agitaient frénétiquement derrière la fine barrière de peau.
Après quelques secondes d’hésitation, elle décida qu’il valait mieux intervenir, au risque de le réveiller. Elle grimpa sur son lit et le plaqua contre le matelas, le maintenant fermement au niveau des épaules, tout en lui chuchotant des paroles apaisantes.
Au bout de quelques minutes de lutte silencieuse, il finit par relâcher ses muscles et ses yeux s’ouvrirent lentement.
Lorsqu’il vit Sizel, son regard exprima un immense soulagement, comme si elle venait de le tirer des griffes ennemies. Puis il se mit à sangloter doucement et implora le pardon de Sizel pour avoir entraîné la mort des siens.
Cette fois, elle n’hésita pas une seconde et le serra contre elle. Il pleura à chaudes larmes dans ses bras.
Sizel, toujours incapable d’extérioriser sa peine, grava dans son esprit l’agonie de Seongveï, le calvaire d’Ayden et le sacrifice d’Yvonig. Lorsqu’elle invoqua les visages des adorables jumelles, Iael et Soaz, sa haine coula comme un métal en fusion dans ses veines.
Puis elle pensa à tous les autres, ceux qu’elle avait connus toute son enfance comme ceux avec qui elle avait partagé un rire ou des discussions : Iddle, la cuisinière brusque ; Kelig, le palefrenier discret ; Youna, la servante perspicace ; les hommes d’armes de Klézée avec qui elle s’était entraînée. Sa jument tant aimée, Patiente.
À mesure qu’elle se répétait mentalement la liste des victimes du massacre de Sainte-Vallées, des larmes de rage coulèrent le long de ses joues, se mêlant à celles de Nonamé. Le feu de la colère laissa alors place à une haine froide, qui saurait trouver son chemin jusqu’à sa vengeance, même si elle devait y passer le restant de sa vie.
La fatigue finit par les emporter, elle et Nonamé. Ils s’endormirent blottis l’un contre l’autre alors que l’heure bleue éclaircissait lentement le ciel de Wened.
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