3. Le dîner
Lorsque Sizel entra dans les appartements occupés par Emée et son mari, elle eut le souffle coupé. Ceux qu’elle partageait avec Klézée et Nonamé étaient sans conteste confortables, mais ce n’était rien comparé au faste et à l’opulence de ceux-ci. Tout n’était que dorures, tapisseries aux couleurs vives, rideaux épais et meubles délicatement ouvragés. Sa sœur évoluait dans ce décor somptueux avec grâce et naturel, quand Sizel n’arrivait pas à y faire trois pas sans cogner à un meuble ou manquer de renverser un bibelot.
Sa sœur la devança dans un coquet petit salon brillamment éclairé et l’invita à prendre place dans un fauteuil garni de multiples coussins. Elle s’assit à côté d’elle, alors que son mari, qui venait d’entrer, prenait place en face.
Avant qu’ils ne puissent parler, elle demanda :
— À quelle heure le Duc a-t-il prévu de nous recevoir ? Nous avons déjà perdu tellement de temps… Qui sait si Alderic n’a pas déjà fui le duché ?
— Sizel, le Duc est un homme occupé…, commença Goulvenic, alors qu’elle s’apprêtait à l’interrompre.
Il leva les mains pour l’en empêcher et reprit :
— Il nous a fait venir ici, c’est déjà un gage de sa sympathie. Je ne doute pas qu’il nous recevra bientôt. Sans doute demain, une fois le dîner de ce soir passé.
— Demain ?! explosa-t-elle. Mais c’est presque insultant ! Et comment pouvez-vous envisager de ripailler et de faire des courbettes à un dîner plein de courtisans, alors que les ordures qui ont assassiné notre famille sont en liberté et cherchent sans doute le moyen de finir le travail !
— Sizel, je comprends ce que tu ressens et je partage ta peine et ta colère. Mais je connais mon frère. Ce n’est pas un mauvais bougre, il est cynique et aime se faire prier. Il faut en passer par ce dîner pour le contenter et le mettre dans les bonnes dispositions pour nous écouter.
La jeune femme doutait qu’il puisse ressentir ne serait-ce qu’une once de la douleur qui les affligeait, elle et les siens, mais elle ne renchérit pas. Cela ne ferait pas avancer la situation, et elle ne tenait pas à froisser son beau-frère ni à humilier sa sœur en se montrant butée.
Emée l’informa qu’ils étaient attendus pour seize heures trente, juste avant le coucher du soleil. Sizel regarda machinalement son poignet. Elle avait trois heures à tuer avant de participer à cette mascarade, et se demanda ce qu’elle allait bien pouvoir faire.
Mais Emée choisit pour elle :
— Nous allons mettre à profit les quelques heures que nous avons devant nous pour vous rendre présentables, Klézée, Nonamé et toi. Au moins, je vois que tu as pris un bain : Aela n’a pas perdu de temps. Je vais faire mander la couturière dans vos appartements.
Sizel faisait la moue. Elle n’avait aucune envie qu’une couturière vienne la mesurer sous toutes les coutures. Quand elle s’en ouvrit à sa sœur, celle-ci se montra ferme et lui fit comprendre qu’ici, la politique se jouait à coups de parures et de paraître — ce qui n’était pas son fort. Résignée, Sizel prit congé pour retourner à ses appartements.
Lorsqu’elle arriva devant la porte, elle tomba encore une fois sur Aela. Cette dernière sursauta en la voyant arriver de son pas vif, mais se reprit rapidement et afficha son sourire obséquieux :
— On m’a demandé à l’office de vous prévenir que votre sœur était en chemin, accompagnée de la couturière.
— Merci, mais je suis au courant : j’étais justement avec ma sœur, la rabroua-t-elle. Ce sera tout, vous pouvez disposer.
La domestique ne se départit pas de son sourire mielleux, fit une révérence et s’éclipsa rapidement. Décidément, elle avait toujours une bonne raison de traîner devant leur porte, se dit Sizel en poussant le double battant.
Peu de temps après, Emée et la couturière en chef firent leur apparition.
— Formidable, Klézée, vous êtes présente également. Nous allons pouvoir prendre vos mensurations, déclara Emée.
— Madame, je ne pense pas avoir besoin de refaire ma garde-robe, répondit vivement Klézée.
Emée et la couturière, qui se prénommait Ysoline, écarquillèrent les yeux en détaillant la maîtresse d’armes de la tête aux pieds. Leur expression se passait de mots, et Klézée cessa de protester. On fit grimper Sizel sur un petit tabouret, et Emée et la couturière commencèrent à bavarder gaiement. Sizel et Klézée répondaient du bout des lèvres, pas du tout à l’aise dans cet exercice. Nonamé finit par sortir de la chambre, réveillé par le babillage dans le salon, et s’abandonna sans protester aux mains d’Ysoline, le regard perdu dans les limbes.
Le temps fila à toute vitesse. Les petites mains de l’atelier de couture travaillèrent à une cadence incroyable, et les trois jeunes gens furent revêtus de pied en cap peu de temps avant le dîner. Après quelques derniers ajustements, ils furent prêts pour se rendre à la table du Duc.
Ils arrivèrent dans la Grande Salle du palais où se tenait le banquet. Elle était brillamment éclairée par trois immenses lustres aux mille chandelles. La salle était déjà pleine d’invités qui conversaient par petits groupes, un verre à la main. Le brouhaha des voix recouvrait en partie le jeu des musiciens.
Sizel aperçut, au centre de la salle, un homme qui ne pouvait être qu’Erwin Kab Pennarglen, le Duc d’Enezatil. Il ressemblait indubitablement à son frère, mais son visage était gras et sa panse rebondie. Il était vêtu avec opulence en manteau de velours bordé de fourrure blanche qui formait une traîne derrière lui et ses doigts épais étaient ornés de lourdes bagues. Il était entouré de courtisans empressés, tels une nuée de mouches sur un pot de miel.
Un invité qui lui cachait en partie la vue se déplaça et elle aperçut la silhouette de « Pit » dans le cercle des flagorneurs. Elle sourit et s’avança dans la salle pour se placer dans son champ de vision.
Lorsqu’il remarqua sa présence, il lui adressa un rapide sourire et lui indiqua discrètement une alcôve un peu en retrait. Elle acquiesça et partit se chercher une coupe de vin avant d’aller s’asseoir sur le banc dans le renfoncement du mur. Elle sirota son vin en détaillant l’assemblée pour faire passer le temps avant que le jeune aristocrate ne la rejoigne. Son regard tomba à nouveau sur le Duc, qui paradait dans ses riches atours, distribuant ses faveurs à ses invités : pour qui une tape amicale dans le dos, pour qui un baiser sur chaque joue, et pour les femmes des baisemains empruntés. Cette vision la dégoûta et raviva sa colère.
Elle était tout entière à ses ruminations lorsqu’une voix attira son attention. Elle tourna la tête vers l’alcôve qui jouxtait la sienne et reconnut le père de Glenn. Son cœur s’emballa et elle commença à se tordre le cou pour apercevoir le jeune homme. Mais elle déchanta rapidement : il n’était pas aux côtés de son père, d’après les bribes de conversation qui lui parvenaient.
— Ce n’est pas une rumeur, mon cher ami ! L’Empereur d’Oursasie a bien convié une délégation de dignitaires et de marchands à sa cour, dans environ deux mois. Le Duc m’a justement proposé de faire partie de son cortège.
— Votre fils sera-t-il de la partie ? Aux dernières nouvelles, vous me disiez qu’il avait terminé ses études de droit ?
— Mais oui, tout à fait ! Il a été brillant ! Il a reçu les honneurs ! C’est ce qui lui a valu une place dans la délégation, non pas en tant que fils de marchand, mais en tant que diplomate, comme clerc au service du Grand Conseiller de Son Altesse le Duc.
À ces derniers mots, une jeune voix féminine poussa un petit gloussement et s’écria :
— Il est ici ? Je ne l’ai pas encore aperçu parmi les invités !
En se penchant un peu, elle put apercevoir celle à qui appartenait la voix haut perchée : une blonde bouclée à la beauté ingénue et à la silhouette gracile. Sizel ressentit une légère brûlure au niveau du cœur, comme une goutte de cire chaude.
Avec un petit rire entendu, le père de Glenn répondit :
— Malheureusement pas encore, chère Mademoiselle de Nyon. Il termine ses préparatifs pour s’installer à la cour du Duc de manière permanente. Il n’arrivera que la semaine prochaine.
— Oh, quel dommage ! fit-elle avec une moue déçue.
L’autre homme, qui devait être le père de la jeune femme, la consola :
— Vous aurez l’occasion de vous revoir, Rozenn. Le Duc nous offre son hospitalité jusqu’à la fin de l’année.
La jeune fille gloussa de plus belle.
Un accès de haine, aussi fugace que puissant, saisit Sizel. Elle vida sa coupe d’un trait et s’apprêtait à se lever pour la remplir à nouveau lorsque Pit apparut devant elle, une coupe dans chaque main et un sourire malicieux aux lèvres :
— Je les ai épicées à ma façon, lança-t-il avec un clin d’œil appuyé. Et avec votre tête, on dirait bien que j’aurais dû doubler la dose !
Il savait arriver à point nommé. Décidément, il lui plaisait bien, cet aristocrate déluré…
— Qu’est-ce qui vous chiffonne, noble Dame ?
— Noble Dame ? Vous avez révisé votre jugement ?
— Ce n’est pas mon jugement que j’ai révisé, c’est ma conception du monde ! Je ne pensais pas qu’un changement aussi radical et soudain fût possible. J’ai bien failli ne pas vous reconnaître ainsi apprêtée, si ce n’était votre démarche de soudard en goguette !
Sizel afficha une grimace faussement choquée et éclata de rire. Il avait le don de lui dire les pires horreurs sans qu’elle n’en prît ombrage. Il continua sur le même ton, à déguiser des critiques en compliments, ou l’inverse — elle ne savait plus. Les invités qui avaient le malheur de passer dans leur champ de vision se trouvaient rhabillés pour l’hiver. Ils riaient fort, attirant quelques regards : étonnés, amusés ou courroucés.
Au bout d’un moment, Pit se proposa pour aller remplir leurs coupes, et Sizel en profita pour reprendre son souffle. C’est alors que sa sœur s’avança vers elle. Sizel lui sourit, mais Emée garda le visage fermé et le regard sévère.
Quand elle l’eut rejointe, elle l’admonesta :
— Je suis très surprise par ton attitude ! Que vont penser les gens ?
Ses paroles douchèrent la bonne humeur de Sizel. Bien qu’elle se souciât peu du qu’en-dira-t-on, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, chose rare chez elle.
— Tous ces poulets de basse-cour peuvent penser ce qu’ils veulent ! Je peux bien me détendre un peu…
Elle n’eut pas le temps de terminer que sa sœur la coupa :
— C’est vrai que te voir t’amuser avec autant d’ostentation n’est pas un comportement auquel je m’attendais de ta part, après tes grands discours de ce matin… Mais le plus déplaisant, c’est surtout la compagnie que tu as choisie ! Je ne savais même pas que tu connaissais Pitlovis…
Sizel fut meurtrie du mépris avec lequel sa sœur avait parlé du jeune homme. Elle s’apprêtait à lui poser des questions quand le Duc, en personne, se plaça aux côtés d’Emée en lui faisant un baisemain sonore et humide, avant de prendre la parole :
— Eh bien, ma chère belle-sœur, je ne crois pas me tromper, même s’il n’y a pas de ressemblance physique, en avançant que cette jeune personne est votre sœur cadette, la Dame Saintes-Vallées ?
Il prononça cette phrase sur un ton à la fois ampoulé et moqueur qui agaça profondément Sizel. Le visage d’Emée se transforma et devint sur-expressif — ce que sa sœur appela mentalement son “masque de cour”.
— Oui, votre Altesse, permettez-moi de vous présenter ma sœur, Sizel de Saintes-Vallées, répondit l’intéressée.
— C’est un honneur, votre Altesse, dit cette dernière avec raideur. Merci pour votre hospitalité.
— Tout l’honneur est pour moi.
— Je me rends bien compte qu’une soirée festive comme celle-ci n’est pas le lieu idéal pour en parler, mais quand aurons-nous la possibilité de discuter de l’affaire qui nous amène ? Il faudrait, sans attendre, faire comparaître le Comte de Rénanie devant votre Altesse pour qu’il s’explique de ses crimes !
Elle débita son laïus sans reprendre son souffle, sous le regard courroucé de sa sœur. Le Duc leva les mains pour la faire taire et afficha un sourire affecté, mais ses yeux restèrent de glace :
— Nous aurons tout le temps nécessaire dans les prochains jours. Mais je suis ravi de voir que vous avez pris les devants pour discuter avec le fils du Comte… Rien de tel pour dissiper les malentendus ! Je suis un fervent partisan des règlements de comptes à l’amiable.
Sizel resta bouche bée, ne comprenant pas de quoi il parlait.
Pit revint alors avec les coupes. Son sourire flotta légèrement à la vue du Duc, qui l’apostropha :
— Et le voici justement revenir, ce très cher Pitlovis ! Mon ami, comme toujours, votre tenue me fait verdir de jalousie !
Le visage de Sizel se décomposa. Le jeune homme fit une élégante révérence et afficha son plus beau sourire en déclarant :
— Mon cher Duc, mes oripeaux ne sont que de vaines tentatives pour concurrencer votre prestance naturelle.
Le destinataire de ce compliment outrageusement flagorneur s’esclaffa avant de reprendre :
— Cher Monsieur de Rénanie, votre langue est toujours si bien pendue ! Je ne doute pas que vous en faites bon usage avec notre Seigneure-Dame ici présente pour éclaircir toute cette affaire. Cependant, je ne peux vous laisser poursuivre vos discussions : il est temps que je réserve à mes charmantes invitées un peu de mon temps.
Sur ces mots, il offrit chacun de ses bras aux deux jeunes femmes. Emée ne manqua pas de remarquer la pâleur de Sizel et comprit qu’elle ne savait rien de l’identité de Pitlovis jusqu’à cet instant : elle en fut mortifiée. Le jeune aristocrate resta seul, ses coupes dans les mains, soutenant le regard plein de haine que lui lançait Sizel.
Le Duc entraîna les deux jeunes femmes vers un petit groupe d’invités. Il fit quelques présentations et échangea des amabilités avec chacun. Emée jetait à sa sœur des regards inquiets, sans doute effrayée à l’idée qu’elle pût laisser exploser sa rage. Mais Sizel faisait face à un torrent d’émotions qui l’empêchait de parler. Elle vécut la fin de la soirée comme ces cauchemars conscients dont on n’arrive pas à se réveiller.
Témoin de sa détresse, Emée mit rapidement fin au supplice en laissant entendre qu’elles étaient épuisées et qu’il était temps qu’elles aillent se reposer. Elles récupérèrent Klézée et Nonamé, échoués sur un banc, ravis de fuir les festivités eux aussi.
Sizel ne décocha pas un mot jusqu’à la chambre, malgré les tentatives de Klézée pour en savoir plus. Elle n’avait aucune envie de s’épancher, et leur souhaita bonne nuit avant de claquer la porte de sa chambre. Une fois seule dans la pénombre, elle se jeta sur le lit et mordit un coussin. À l’inverse des larmes cathartiques de la veille, celles-ci la plongèrent dans une vague d’amertume et de ressentiment. Les révélations sur Pitlovis et la déception à l’égard de Glenn, qu’elle savait puérile, ravivèrent le sentiment d’abandon qu’elle était parvenue à étouffer depuis la mort tragique des siens.

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