4. L'art de désarmer
Le lendemain, Sizel se réveilla à l’aube, grelottant de froid dans sa robe, allongée au-dessus des couvertures. Quelqu’un avait pris le soin de la recouvrir d’une petite courtepointe, mais celle-ci avait en partie glissé.
Elle s’assit sur le bord du lit, la tête encore embrumée de chagrin et des vapeurs d’alcool de la veille, mais le sommeil l’avait fuie. Au pied du lit l’attendait une robe neuve. La malle sur laquelle elle reposait contenait une nouvelle garde-robe à sa taille, composée uniquement de vêtements aux coupes simples et sobres. Elle remercia intérieurement sa sœur d’avoir passé des consignes tenant compte de ses goûts vestimentaires. Les couturières avaient dû travailler toute la nuit pour achever ces tenues et c’était sans doute Aela qui avait tout déposé ici et l’avait couverte avant l’aube. Plutôt que de ressentir de la reconnaissance pour la domestique, elle y trouva une nouvelle raison de la détester, pour l’avoir vue en position de faiblesse.
Elle fit quelques rapides ablutions, enfila une robe de velours marron, à la coupe confortable, et se tressa rapidement les cheveux.
Elle sortit des appartements, ne sachant trop où aller, lorsque son estomac rugit. Elle n’avait pas mangé au banquet de la veille et s’était contentée de vin — typique. Elle partit en quête des cuisines, qu’elle finit par trouver en remontant le chemin qu’empruntaient les domestiques chargés de plateaux pour leurs maîtres.
Quand Sizel poussa la double porte de la cuisine, elle fut frappée par le contraste d’énergie avec le reste du palais. Alors que la plupart des résidents dormaient encore à poings fermés, il régnait ici une agitation de fourmilière.
La vaste salle de pierre était située en sous-sol et recevait la lumière du jour uniquement par des soupiraux qui s’alignaient sur les murs de chaque côté. Mais à cette heure-ci, elle n’était éclairée que par de nombreuses torches et d’imposants lustres. Deux immenses âtres servaient à cuire et à rôtir, et plusieurs marmitons s’y affairaient avec empressement.
L’air était empli d’odeurs qui lui rappelèrent la cuisine de Saintes-Vallées : le graillon omniprésent, les aromates, les épices, le pain chaud… Et, si l’on prenait le temps d’humer l’âme de cette cuisine, on pouvait sentir, plus discrète mais bien présente, l’odeur aigre de la sueur et du labeur.
En quelques secondes, Sizel eut des bouffées de chaleur, terrassée par la touffeur du lieu. Mais, loin d’être incommodée, elle savoura avec délice ces sensations. Elles la ramenaient quelques années en arrière, lorsqu’elle se faufilait dans la cuisine d’Idle pour y chaparder un ou deux gâteaux.
Elle fut brutalement tirée de ses rêveries par un grand homme sec et nerveux, à la peau luisante de sueur et vêtu d’un impeccable tablier blanc. D’une voix rêche, il lui demandait ce qu’elle fichait dans les pattes de ses cuisiniers. Induit en erreur par sa tenue et sa présence dans les cuisines, il lui parlait comme à une domestique.
Sizel ne s’en offusqua pas — la méprise était aisée — mais la rudesse de ses manières l’irrita, domestique ou non. Ce chef de cuisine ne ressemblait pas au portrait généreux et débonnaire qu’elle se faisait de la profession.
Elle désamorça rapidement l’échange en déclinant son identité. Il s’excusa servilement mais conserva un regard soupçonneux. Il proposa de lui cuisiner lui-même quelque mets, mais elle refusa et demanda simplement à emporter un peu de pain chaud et du fromage. Un jeune apprenti lui prépara un petit panier de victuailles simples et une gourde en terre cuite remplie d’infusion de sobacha et de pommes.
L’élan de nostalgie déclenché par ses souvenirs d’enfance n’avait fait qu’accentuer le vague à l’âme qui l’étreignait depuis son réveil. Elle ressentait le besoin impérieux de s’isoler et de se réfugier dans la lecture. Elle y reconnut le cœur d’Hazel et se laissa porter.
Elle trouva facilement la bibliothèque. Lorsqu’elle en poussa la porte richement décorée à la feuille d’or, elle fut frappée par la hauteur de la pièce. Du plafond plongé dans la pénombre descendaient de nombreux lustres couverts de chandelles qui s’arrêtaient à une cinquantaine de centimètres au-dessus de larges tables d’étude. La pièce était richement parée de tableaux et de tentures, que mettaient en valeur les jeux de lumière produits par des chandeliers savamment disposés.
L’endroit regorgeait de beaux objets, d’un mobilier exquis et de magnifiques œuvres d’art, mais finalement peu de manuscrits — un comble pour une bibliothèque de cette taille. Sizel déambula entre les étagères, en grignotant son pain et en sirotant son infusion. Ce qu’elle découvrit était décevant : la bibliothèque ne comprenait que deux allées de rayonnages et elle avait déjà atteint la fin de la première, qui ne contenait que des parchemins traitant de théologie ou d’art.
Alors qu’elle tournait pour parcourir la seconde allée, un léger froissement de vélin et un changement dans la lumière l’avertirent qu’une personne se tenait dans l’alcôve de l’une des fenêtres. Elle tourna la tête mais, dans la lumière crue du matin, seule une silhouette sombre lui tournant le dos se découpait. Allongé dans des coussins, appuyé sur un coude, la tête dans la main, l’inconnu était absorbé par sa lecture et ne semblait pas l’avoir entendue.
Sizel s’apprêtait à s’éclipser, mais la personne se retourna vivement et se leva d’un bond.
Son pouls s’accéléra subitement. Bien qu’elle ne pût encore distinguer ses traits dans le contre-jour, la grâce et la fluidité des mouvements ne laissaient aucun doute : il s’agissait de Pitlovis de Rénanie.
En quelques secondes, les émotions de la veille déferlèrent sur Sizel et, une fois passé le choc puis le dégoût, ce fut la fureur qui colora son visage. Si ses yeux avaient été des poignards, le pourpoint du jeune aristocrate aurait vu fleurir une multitude de roses ensanglantées. Il ne s’y trompa pas, d’ailleurs. Portant immédiatement la main à son cœur en signe de contrition, il lâcha les parchemins qu’il tenait et s’apprêta à parler. Mais Sizel ne lui en laissa pas le temps.
Elle redoutait son charme et son phrasé. Elle ne lui laisserait pas la moindre occasion d’affaiblir la colère qui l’étouffait presque, par des paroles enjôleuses. Les jointures des doigts qui tenaient sa gourde vide étaient blanches à force de lutter pour ne pas s’en servir pour lui fendre le crâne. Avec difficulté, elle parvint à articuler :
— Je ne sais pas ce qui me retient de vous étrangler !
— Je… commença-t-il.
— Taisez-vous ! le coupa-t-elle. Quel esprit malade et cruel peut se jouer des gens de la sorte ?
— Je me rends bien compte que je n’ai aucune excuse, risqua-t-il, et j’implore votre pardon.
Il semblait sincère, mais Sizel n’était pas en capacité de se montrer clémente. Cependant, la rage qui la faisait bouillir l’empêchait de réfléchir clairement. Les mots et les éclairs de violence se bousculaient dans son esprit. Pitlovis profita de sa confusion pour enchaîner :
— Lorsque vous m’avez sollicitée pour vous aider à trouver votre chemin hier, je n’avais aucune idée de qui vous étiez.
Alors qu’il prononçait ces mots, Sizel sentit sa fureur refluer, comme tirée en arrière par une force invisible.
Il poursuivit :
— Quand je l’ai compris, je n’avais aucune connaissance de la terrible affaire qui nous liait, je vous prie de me croire. Je suis pourtant bien informé de tout ce qui se dit dans cette cour, mais le secret était bien gardé, semble-t-il. Le Duc ne m’en a informé lui-même que peu de temps avant la soirée pour me prévenir que je risquais de vous croiser.
Sizel cherchait à retrouver la haine incendiaire qui la submergeait quelques secondes plus tôt, mais ce fut comme si elle était soudain noyée dans une gangue cotonneuse. Elle ne parvint qu’à raviver une flamme chancelante.
— Et la mascarade d’hier soir ? Pourquoi jouer au bon camarade avec moi alors que votre famille a fait assassiner la mienne ? Quelle sorte de sadique fait cela ?
Quelqu’un poussa la porte de la bibliothèque, les faisant sursauter. Ils restèrent silencieux quelques secondes, à l’écoute. Pitlovis écarta quelques parchemins pour regarder de l’autre côté de l’étagère. L’intrus étalait des manuscrits sur l’un des pupitres d’étude et s’y installait en sortant plumes et encres.
Il reprit, en chuchotant cette fois-ci :
— Ça ne me ressemble pas, mais je ne savais pas comment aborder le sujet avec vous.
— Vous auriez pu vous mettre à genoux et implorer mon pardon, pour commencer !
Elle avait haussé le ton. Le copieur se racla la gorge, et fit tinter nerveusement sa plume contre l’encrier. Pitlovis baissa encore le ton.
— Je m’exécuterais dans l’instant si je savais mon père coupable de ce dont vous l’accusez !
Sa voix était profonde, posée, et ses pupilles, immenses, vrillées à celles de Sizel, ne cillaient pas. À chacun de ses mots, elle sentait sa résolution vaciller encore un peu plus.
Le copieur se leva pour venir chercher un ouvrage dans le rayonnage derrière lequel les deux jeunes gens se disputaient. Ils aperçurent ses doigts tachés d’encre, qui fouillaient parmi les parchemins.
— Peut-être n’en aviez-vous pas été informée, mais il n’en reste pas moins que vous êtes le fils du monstre qui a orchestré le massacre de ma famille !
La voix de Sizel était plus forte qu’elle ne l’avait voulu, mais elle s’en moquait. Cependant, le jeune aristocrate ne semblait pas de cet avis. Il la saisit par le bras pour l’éloigner de l’étagère, où l’intrus paraissait soudain immobile.
— Inutile de lui faire profiter de notre discussion. Le fait que je n’aie su qu’hier soir de quoi il retournait me fait penser que des personnes cherchent à cacher la vérité.
— Raison de plus pour la faire connaître, alors !
— Non, Seigneure-Dame. Vous n’êtes peut-être pas une habituée de la cour, mais moi si. Ici, le savoir, c’est le pouvoir. En dire le moins et en apprendre le plus est le meilleur moyen d’arriver à ses fins, quelles qu’elles soient.
Sa voix calme et son regard planté dans le sien, Sizel sentait les derniers vestiges de sa fureur disparaître.
— Je connais suffisamment mon père pour savoir qu’il n’est pas cruel ; il m’a toujours enseigné que les mots ont plus de portée que l’épée.
— Et je devrais vous croire sur parole ? répliqua Sizel d’un ton acide.
— Non, ne faites pas confiance à mon opinion sur mon père — elle est forcément biaisée. Mais faites confiance à ma logique. Mon père n’est pas stupide. S’il avait voulu se débarrasser de toute votre famille, il l’aurait fait discrètement et non pas en affichant ses couleurs.
Toute agitation disparue dans l’esprit de Sizel, elle parvenait à raisonner plus calmement. Les paroles de Goulvenic lui revinrent alors. Il avait eu la même réaction quand elle et Klézée lui avaient raconté l’attaque : il avait immédiatement relevé l’étrangeté de vouloir agir discrètement tout en chevauchant bannières au vent. Sizel avait une réponse toute trouvée :
— Peut-être n’est-il pas stupide, mais il a visiblement choisi la mauvaise personne pour mener à bien sa sale besogne !
— Vous voulez sans doute parler de mon cousin, Alderic Kab Gregor ? Le Duc m’a dit qu’il menait l’attaque d’après les informations qu’il a reçues.
— Oui, notre maîtresse d’armes l’a reconnu pour l’avoir rencontré à plusieurs tournois.
— Cette information me surprend moins. Mon cousin est cruel et arriviste, il ne reculerait devant rien pour parvenir à ses fins, et il serait capable de prendre plaisir à un bain de sang, répondit Pitlovis, la voix un peu plus basse. Mais il n’est pas en bons termes avec mon père. Et, si l’on s’intéresse aux motivations, je ne vois pas ce que mon père, ou même Alderic, avaient à gagner dans la mort de votre famille…
Sizel, maintenant complètement apaisée, commençait à voir la situation sous le même angle que Pitlovis. Elle accueillit cette sensation de calme avec satisfaction et se félicita de sa capacité à prendre du recul et à raisonner.
Mais une autre sensation, plus diffuse, provoquait un léger malaise. Quand elle s’y attardait, une image s’imposait à elle : un homme jouant de la flûte pour endormir un ours. Elle chassa cette vision — ridicule — de son esprit. Le fils du Comte de Rénanie reprit à voix basse :
— Si ni mon cousin ni mon oncle n’avaient de mobile, c’est que l’initiative venait d’ailleurs…
— Votre cousin et ses sbires n’étaient pas seuls. Ils étaient accompagnés de deux hommes encapuchonnés, intervint Sizel. Avant de mourir, mon père a parlé de l’Aube du Passé…
Un grand fracas de parchemins en chute les fit s’interrompre. Le copieur, toujours derrière le rayonnage, se cogna bruyamment en voulant les ramasser. Pitlovis fronça les sourcils et sa bouche se pinça d’agacement. Il posa un doigt sur ses lèvres pour intimer à Sizel de ne plus parler et lui fit un signe de tête en direction de la sortie. Elle acquiesça et tous deux se dirigèrent vers la porte.
Une fois dans le couloir, Pitlovis se tourna vers Sizel pour lui parler lorsqu’une silhouette se matérialisa à quelques centimètres d’eux, les faisant sursauter. C’était Aela, avec son habitude de surgir partout sans prévenir. La domestique esquissa une gracieuse révérence en direction du jeune homme, qui s’inclina profondément, un sourire canaille aux lèvres. Sizel s’empourpra et s’apprêta à envoyer paître l’importune, mais celle-ci la devança et l’informa d’un ton autoritaire que sa sœur était à sa recherche et souhaitait la voir séance tenante. La jeune femme congédia la domestique avec froideur, mais elle répliqua que la dame Kab Pennarglenn s’attendait à ce qu’elle revienne avec elle. Exaspérée, Sizel souffla bruyamment en prenant congé du jeune aristocrate. Ils se donnèrent rendez-vous à la grande salle au déjeuner. Avant de partir, Aela s’inclina de nouveau devant Pitlovis, qui lui retourna son sourire. L’exaspération de Sizel monta encore d’un cran et elle s’élança dans le couloir d’un pas vif.
À mesure qu’elle s’éloignait de lui, ses émotions reprirent leurs arrêtes ; la douceur cotonneuse qui engourdissait sa colère se dissipa, la laissant confuse.
Aela toqua doucement à la porte des appartements du frère du Duc et l’ouvrit avant de s’effacer pour laisser entrer Sizel dans la pièce où Nonamé et Klézée attendaient déjà. Emée accueillit sa sœur avec sollicitude et remercia la domestique de l’avoir ramenée rapidement. Goulvenic apparut depuis ce qui devait être la chambre et confia à Aela un courrier urgent qu’il venait de terminer, à remettre à un coursier. Lorsque la domestique se fut éclipsée, Sizel ne manqua pas de s’en plaindre, mais sa sœur balaya les critiques d’un geste de la main.
— Sizel, arrête un peu avec Aela ! Elle est très appréciée ici et a toute notre confiance, comme celle du Duc. Elle est efficace et discrète, je ne comprends pas ce que tu lui reproches.
— Mais surtout, nous n’avons pas de temps à perdre avec ça, enchaîna son beau-frère. Mon frère nous recevra en audience à onze heures. Nous devrions nous accorder sur la façon dont nous présenterons les faits et nos requêtes. Erwin peut se montrer indélicat et impatient.
[Commentaire hors texte : je vais tenter de publier une nouvelle scène tous les dimanches, pusieurs sont déjà écrites qu'il faut que je corrige, mais pour les suivantes, tout reste à faire ! Et n'hésitez pas à faire des remarques, sugesstions ou corections, elles sont bienvenues !]

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