1. Audience
Sizel faisait les cent pas dans l’antichambre en regardant nerveusement son poigneure. Il était onze heures et dix-sept minutes. Combien de temps le Duc allait-il encore les faire attendre ? Chaque minute qui passait augmentait son exaspération. Emée, sentant la tension monter, posa doucement la main sur le bras de sa sœur. Sa tentative d’apaisement n'eut pas l’effet escompté, Sizel se dégagea vivement. Au même moment, la porte s’ouvrit : on les annonça et ils pénétrèrent dans la salle d’audience.
La pièce, démesurée, était aussi vaste que la salle de réception mais là s’arrêtait la comparaison. Ici, nul lustre ou tenture exotique. Son dépouillement la rendait froide et menaçante. Son seul éclat provenait du reflet glacé des dalles de pierres, polies par les milliers de genoux venus quémander la justice ducale. Ce décor austère contrastait avec ce que Sizel avait vu d’Erwin, qui semblait se complaire dans l’opulence et le confort.
Tout au fond, sur une estrade, il reposait, majestueux, sur un trône taillé dans un bloc de granit. À sa droite se tenait Aodren, son Grand Conseiller; à sa gauche, un homme raide comme une lame, aux traits taillés à la serpe, les observait de son œil unique. Hormis eux, seul un échanson était présent un peu en retrait du trône, une carafe de vin dans les mains.
L’absence de public surprit Sizel. Les audiences de justice étaient habituellement bondées. Elle jeta un œil à sa sœur et son beau-frère. Ils semblaient aussi étonnés qu’elle par ce huis-clos.
Ils s’avancèrent, serrés les uns contre les autres. Leurs pas résonnaient dans le silence lugubre à mesure qu’ils remontaient l’allée centrale, interminable. Les colonnes, qui la bordaient de chaque côté, les écrasaient de toute leur hauteur.
Sizel releva le menton et bomba le torse, elle ne serait pas une victime insignifiante venue mendier l’attention du Duc.
Au pied de l’estrade, Aodren brisa le silence :
- Son Altesse le Duc D’Enezatil prendra ce matin le temps d’entendre vos griefs afin de rendre la justice au nom du duché. Voici le Seigneur Dagorne, à la tête de la garde ducale.
Le silence retomba, puis le Grand Conseiller ajouta, d’un ton où perçait l’ironie :
- Afin de rendre un jugement juste et impartial, son Altesse écoutera toutes les parties… Le Seigneur Pitlovis Kab Gwilen, fils du Comte de Rénanie est également convoqué…Mais il a, comme à son habitude, du retard.
Le sang de Sizel lui monta aux joues. Pitlovis, ici ! Depuis combien de temps avait-il connaissance de l'audience ? Leur discussion dans la bibliothèque n'était-elle qu'un prélude calculé? Elle se sentit manipulée et en eut la nausée.
Coupant net ses réflexions, la porte s’ouvrit et le héraut proclama le nom du jeune aristocrate. Pitlovis parcourut la distance entre la porte et l’assemblée d’un pas souple. Il ne semblait pas le moins du monde préoccupé d’avoir fait attendre son suzerain. Il s’arrêta devant le Duc et s’inclina dans une profonde révérence.
L’esprit rageur de Sizel imagina un violent coup de pied dans l’arrière-train du courtisan, qui l’enverrait mordre les dalles dans une gerbe de sang.
Mais il se releva, gracieux, et se retournant, adressa un sourir amical a Sizel. A la surprise de tous, il vint se placer à ses côtés et non à la gauche d’Aodren, comme le voulait la coutume pour un défendant. Le Grand Conseiller ne parvint pas à contenir son étonnement et jeta un regard à son maître par-dessus son épaule. Sizel eut le temps d'apercevoir, fugace, l’éclair de colère qui traversa le regard d'Erwin.
- Maintenant que nous sommes enfin au complet, reprit Aodren la voix tendue, nous allons pouvoir débuter. Seigneure-Dame de Saintes-Vallées, veuillez nous exposer votre vérité.
Sizel ouvrit la bouche, mais Pitlovis s’avança d’un pas et parla à sa place - donnant une nouvelle raison à la jeune femme de vouloir lui tordre le cou :
- Votre Altesse, permettez-moi d'introduire cette séance. Nous connaissons les faits ; nul besoin de replonger la famille de Saintes-Vallées dans l’horreur de cette nuit-là. Nous avons, la Seigneure-Dame et moi, échangé ce matin et conclu qu’il pouvait s’agir d’un complot visant nos deux maisons. C’est pourquoi je me tiens aujourd’hui de leur côté.
Sizel ne savait que penser. Le Duc esquissa un sourire sans chaleur :
- Kab Gwilen, vous savez que je prône toujours le dialogue dans la résolution des conflits. Je suis heureux d’apprendre que vous vous en faites le champion.
Il marqua une pause, puis, d’un ton faussement débonnaire :
— Mais, afin que chacun sache à quoi s’en tenir, ai-je raison de supposer que vous avez informé la Seigneure-Dame de votre… don de Stamsjalar ?
Le mot tomba comme un couperet. Toutes les têtes se tournèrent vers Pitlovis. S’il fut déstabilisé, il n'en montra rien, mais son ton se fit plus acide :
- Votre Altesse sait que ce don suscite plus de crainte que de respect; Peu d’entre nous s’en vantent.
Il se tourna vers Sizel :
- Ma Dame, si vous êtes familière du don d’influence, vous devez savoir qu’il ne touche que les émotions, en aucun cas la raison. Nos conclusions de ce matin étaient basées sur les faits et la logique uniquement.
Les rumeurs les plus folles circulaient à propos des Stamsjalars. Les plus puissants étaient réputés capables de manipuler des foules entières. Même s’il n’avait fait qu'influencer ses émotions pour l'amadouer, c’était déjà trop ! Était-il en train de le faire en ce moment même ? La confusion empêcha Sizel de répondre.
Pitlovis en profita pour enchaîner :
- Laissons de côté le récit tragique et chargé d’émotion de cette nuit-là, et concentrons-nous sur les faits et surtout le plus important : nous savons qui menait l’attaque. Mon cousin Alderic Kab Gregor.
Il laissa s’installer une pause dramatique après avoir évoqué ce nom.
- ...Et pourtant, c’est le seul que je ne vois pas dans cette salle d’audience.
Le Duc remua sur son siège, soudain inconfortable. Aodren s’éclaircit la gorge, mais Klézée parla avant lui :
- Je l’ai reconnu, sans l’ombre d’un doute et je l’ai vu égorger Idle, la cuisinière avant de pénétrer dans la maison avec ses hommes. Il devrait être ici pour répondre de ses crimes.
Erwin se caressait le menton du bout des doigts, les lèvres pincées. Quand il prit la parole, une pointe d’exaspération sonnait dans sa voix :
- Cette affaire est…épineuse. Le Seigneur Kab Gregor n’a pas attendu que nous venions le chercher. Le retrouver nécessiterait beaucoup d’hommes et j’en ai peu à disposition.
Il marqua une pause.
- Un fort contingent vient de partir pour prêter main forte au duché de Centreterre dont les frontières sont constamment harcelées par les tribus cannibales. Et le reste prépare l’expédition diplomatique en Oursasie.
Sizel avait déjà fait un pas en avant, prête à s’insurger, mais le Duc leva la main pour l’interrompre :
- Je vais charger le Seigneur Dagorne d’enquêter sur les derniers mouvements du Seigneur Kab Gregor. C’est tout ce que je puis faire pour le moment.
Avant que quiconque n’ait pu réagir, Aodren s’avança et déclara :
- Nous vous remercions pour vos témoignages. Si nous parvenons à localiser le Seigneur Kab Gregor, nous le ferons comparaître devant son Altesse.
Le Duc conclut, mettant un point final à l’audience :
- D’ici là, considérez-vous sous ma protection et profitez de mon hospitalité… aussi longtemps qu’il sera nécessaire.
Pendant que les autres s’inclinaient et se retiraient, Sizel, glacée d’indignation resta figée, foudroyant du regard le dos du Duc qui s’éloignait. C'est seulement lorsque que Goulvenic lui saisit le bras, qu'elle consentit à suivre sa famille, la mâchoire serrée.
Lorsqu'ils se furent éloignés de quelques, Pitlovis interpella Sizel :
- Seigneure Dame ?
Elle hésita. Sa raison lui soufflait de se méfier. Mais ses tripes lui criaient l’inverse, traversées d’un curieux sentiment de fraternité. Elle décida, pour le moment encore, de lui accorder le bénéfice du doute.
En cet instant, il n’avait plus rien du courtisan infatué qu’elle avait côtoyé ces deux derniers jours. Le regard grave, les traits tendus, il murmura :
- Il faut que vous sachiez...
Il baissa encore la voix :
- ... Avec Dagorne, vous n’obtiendrez jamais justice. Alderic et lui se connaissent très bien. Ils fréquentent les mêmes tavernes… et partagent les mêmes mœurs douteuses.
A cette évocation, Sizel sentit son estomac se soulever. Des rumeurs abjectes circulaient à ce sujet.
Un serviteur pressé passa devant eux; Pitlovis se tut un instant , puis poursuivit. Si bas, que Sizel dû presque coller l’oreille à ses lèvres.
- Erwin connaît très bien la relation entre ces deux-là. Son choix de nommer Dagorne ne signifie qu’une chose : il veut que l’affaire disparaisse.
Les paroles du jeune homme ne faisaient que confirmer l’intuition de Sizel : le Duc n’était pas de leur côté.
- Un conseil, Ma Dame : ne vous fiez à personne dans ce château… et restez auprès des vôtres.
La gravité de la situation l’empêcha de sourire à l’ironie du conseil.
Déjà Pitlovis s'évanouissent dans le dédale des couloirs, aussi soudainement qu’il l’avait fait lors de leur première rencontre.
Sizel resta immobile quelques instants, empêtrée dans un enchevêtrement de pensées et de sentiments contradictoires.
Puis, elle se hâta vers les appartements de sa sœur, comme si elle fuyait la menace qu’elle sentait s’épaissir autour d’elle.

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