« Je le sens et je ne fais qu'exprimer mon âme déprimée »

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Les attaques ad personam n’ont pas tardé à infecter le débat public.

Confortés par les déboires du mouvement des 10H, les propriétaires se sont fait les chantres des bonnes mœurs, face aux comportements dits immoraux d’une personnalité syndicale de premier plan. Cela n’était guère que des détails privés, qui ne devraient même pas être évoqués. Toutefois, au sein d’une société puritaine, les convenances se sont substituées au sort de la classe ouvrière.

Le mouvement proclamé des droits des femmes, dont de nombreuses figures étaient issues de milieux plus favorisés, a complétement délaissé les problèmes rencontrés par les ouvrières. Exception faite de la présence de jeunes travailleuses locales de gant, aucune ouvrière avec la qualité de déléguée ne se rendit à la première Convention des droits de la femme à Seneca Falls, à New York, en 1848. Une part des bourgeoises ne contestait pas tant le système qui opprimait les femmes, autant dans une oppression de genre que de classe par exemple, que le système qui empêchait aux bourgeoises d'accéder aux mêmes statuts que les bourgeois. Un statut intrinsèquement synonyme d'oppression au sein du capitalisme étasunien, qu'il soit exercé sur les hommes ouvriers, qu'envers celles qui devraient partager leurs pensées, les femmes ouvrières. Ainsi, les mouvements féministes semblent se heurter aux paradoxes que toutes les femmes peuvent s'élancer avec un même message envers ce patriarcat n'exonérant aucun milieu social, et finir par constater que des intérêts économiques divergents les séparent. Certaines ouvrières applaudirent la démarche de cet événement, sans avoir en retour le moindre soutien cette même année de la Convention...

Le syndicalisme, jadis contestataire, a laissé place à celui bien plus complaisant du nouveau rédacteur en chef de Voice of Industry, John Allen.

Sarah Bagley s’exaspéra de ce sens illusoire du compromis, cédant aisément à la compromission, auprès de Mme. Martin le 13 mars 1848, ce qui signera son départ du journal :

« J'ai le regret de te dire, que la "Voix de l’Industrie" est devenue assez conservatrice avec son chef d'orchestre actuel. Le rédacteur actuel pense qu’un terrain d’entente ou moitié-moitié, selon nos opinions, est une bonne politique. Il pense que la vérité doit être dite avec des mots si mielleux que si elle touche quelqu’un, elle ne l’affectera pas défavorablement. Il a critiqué mes communications et je ne resterais pas au comité de publication avec lui pour rédacteur. Il ne veut pas d’un département féminin, cela entrerait en conflit avec les opinions de l’aristocratie champignonnière qu’il cherche à favoriser, et à côté de cela, il ne serait pas digne ».

Après un dernier article en octobre 1846 au journal, elle quittera au début de l'année 1847 la désormais « Female Labour Reform and Mutual Aid Society », s'étant éloignée de ce qu'elle et ces camarades avaient fondé un jour.

Elle fera publier en 1847 une « Biographie des hommes autodidactes », sur ces hommes nés dans la poussière, qui ont appris seuls, dont voici deux extraits :

« Raviver, d'une manière aussi humble soit-elle, la mémoire des diligents et des bons, que Dieu a, pour des fins sages, doté de divers dons, est toujours une tâche agréable. Aucune originalité n'est revendiquée dans ces brefs mémoriaux. Ils ont été rassemblés, avec quelques douleurs, à partir de livres, brochures et croquis, auxquels presque tout le monde, avec une bibliothèque tolérable à sa commande, aurait pu avoir accès. Bien que les sources d'information sont si diverses que pour ne pas les énumérer longuement, le travail du compilateur a été principalement dans la sélection et dans la combinaison ; et un objectif, en fait l'objet principal, a été de présenter des images qui encourageraient ceux qui se trouvaient dans les rues poussiéreuses de la vie, à utiliser avec prudence et fidélité les talents qui leur étaient confiés »

« Les buts de la vie, pour être vraiment ennoblies, doivent être généreux et bienfaisants… Nous préférons « attendre » plutôt qu'agir. En ce qui concerne la diligence, la fidélité et la résolution, la conquête des difficultés, et trouver l'espoir au milieu des circonstances les plus sombres et impies, peuvent nous inciter à des vertus et à des travaux similaires »

Il faut prendre des pincettes, puisqu’il est complexe de certifier la suite de son existence. Je vais néanmoins prendre le parti de raconter cela sans l'utilisation du conditionnel, car cela me semble à l'image de cette militante.

Cette femme d'une quarantaine d'années devait subvenir à ses besoins et travailla de nouveau 5 mois à l'usine Hamilton de Lowell. Elle jonglait entre ces problèmes financiers et des conflits inapaisables vis-à-vis des militants locaux. La brièveté de ce travail s'est imposée par la chute de l'état de santé de son père, presque à l'agonie en raison du typhus, exigeant son retour dans sa famille. Telle qu'elle l'affirmera au sein de la lettre précédemment mentionnée du 13 mars 1848 : « ... je suis heureux de vous informer qu'il s'est rétabli ». Son père se rétablira bien, lui permettant de rentrer à Lowell.

Elle a été la première surintendante du bureau téléphonique de Lowell en 1848, ensuite à Springfield, ainsi que sans doute la première opératrice télégraphique du pays. Elle n'avait cependant pas perdu sa fougue, préférant finir par démissionner, que de consentir à être là encore payé moins que les hommes (environ 3/4 du salaire d'un homme).

« J'ai mal au cœur quand je regarde dans le monde social et que je vois une femme si volontairement trompée par l'égoïsme bestial de l'homme. Un simple âne pour son usage et aucun droit, même pour sa propre personne. Je remercie très vivement le Ciel de n'avoir jamais introduit dans l'existence un être pour subir les privations que j'ai endurées. Par exemple, l'homme qui s'occupait de ce bureau avant moi avait quatre cents dollars par an, et toujours l'entreprise l'a tout le temps augmenté. Mais je suis une femme, et cela ne vaut pas tant pour une entreprise que j'écrive une lettre, que ce serait pour un homme. Eh bien, le monde est tout à fait satisfait de l'arrangement actuel, et nous ne pouvons que protester contre un tel état de choses, et nous efforcer d'éveiller l'esprit des autres à leur état de servitude et de dépendance vis-à-vis du caprice, des caprices et de l'égoïsme de l'homme. Cela prend du temps et c'est mon seul moyen. Il faut de l'argent que je ne peux pas me permettre. Mon père a eu deux fièvres sévères l'année dernière. Je suis leur seule dépendance, et cela a exigé chaque shilling que je pourrais gagner, plus que mes désirs absolus. Pourtant, je travaillerai avec le peu de mon pouvoir jusqu'à ce que ma tâche sur terre soit terminée, ce qui le sera bientôt. Pardonnez-moi, chère Mme Martin, d'avoir écrit si tristement. », affirmera-t-elle d'ailleurs à Mme. Martin quelque temps avant sa démission.

Ces mots suivants, « Je le sens et je ne fais qu'exprimer mon âme déprimée », témoignent que cette période fut marquée par une perte de volonté de notre intrépide Bagley. À la suite de son départ du journal et de l'organisation qu'elle avait en partie fondée, cela fut Lowell que Sarah reléguera à son passé en 1849.

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