Construire Israël ou le sacrifice du peuple palestinien

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Je vous remercie Beba Idelson et Arna Mer-Khamis de participer à cette discussion. Est-il possible que vous commenciez par vous présenter en quelques mots peut-être ?

Beba Idelson (BI) : Je suis née le 14 octobre 1895, je suis Beba Idelson, j'ai dévoué ma vie à construire ce qui sera Israël. J'étais une militante du parti d'inspiration socialiste Mapaî.

Arna Mer-Khamis (AMK) : J'ai vu jour le 9 mars 1929, j'ai dévoué la mienne à déconstruire l'œuvre la plus regrettable de mon aînée, le sacrifice du peuple palestinien. J'étais une membre du Maki, Parti communiste israélien. J'ai toujours promu un État binational et démocratique en Palestine, une vision qui a animé l'immense philosophe socialiste Martin Buber, chantre d'un autre sionisme, de rencontre, de dialogue.

Beba Idelson (BI) : Je pense que l'une comme l'autre, nous avons dû nous battre, afin que notre parole de femme puisse transpercer le mur du silence. Même si nous ne sommes à l'évidence pas d'accord sur la question de l'Israël.

Votre enfance ?

BI : J'ai connu un environnement familial aussi miséreux que moderne à Yekaterinoslav en Ukraine. Cela m'a octroyé l'opportunité d'être éduqué jusqu'à l'université, et le fardeau de m'occuper de mes frères et sœurs dès 8 ans, lorsque le trépas a sonné pour mes deux parents. Même si ma grand-mère a été présente.

AMK : J'ai connu la colonisation israélienne dès ma tendre enfance. J'ai grandi à Rosh Pina, au cœur de la Haute-Galilée. C'était une colonie juive depuis 1878. Certes, à l'époque, le sort des juifs n'était pas enviables, sans terres, maltraités, mais cette colonie a été le début d'une colonisation qui n'en finit plus. D'ailleurs, je suis juive, en effet, mais palestinienne.

BI : Je précise que je suis Israélienne, juive et sioniste. Cela me surprend que Mme. Mer-Khamis puisse renier à ce point Israël. Il faut imaginer la virulence de l'antisémitisme en Europe, au moment où le sionisme s'y impose. Je ne suis pas devenue sioniste par lubie intellectuelle. Ekaterinoslav, qui a été mon lieu de vie, était une ville où les juifs avaient le droit de vivre. Imaginez-vous ce que sous-entend le droit de vivre ? Tantôt nous étions persécutés, et en dépit des épreuves, tantôt nous pouvions réussir à nous intégrer économiquement.

Mme. Idelson, à quel moment l'antisémitisme vous a-t-il personnellement touché ?

BI : Je dois dire que ni le sionisme ni ma judéité ne m'a tant touché avant l'an 1911. Peut-être que j’ai davantage été touché par le traitement des militants révolutionnaire, là cela me touchait en premier lieu, mon pauvre frère a dû fuir de ville en ville pour sa pensée, ses actes aussi. J'étais déjà socialiste dans mon cœur, encore loin de la politique néanmoins. En tout cas, c'est l'affaire Beylis qui m'a révélé ce que mon pays avait de plus terrible en 1911, la Russie impériale et son antisémitisme immonde. Cet ouvrier juif, qui n'avait jamais dérangé personne et servi son pays en tant que soldat, s'est vu posé le blâme de l'impensable. Tel un capitaine Dreyfus russe. Il a été accusé d'avoir massacré un jeune enfant au nom d'un rituel juif, consistant à sucer du sang chrétien. On se demandait ainsi : si les juifs suçaient du sang ? Tout a été mis en œuvre par la Russie tsariste de Nicolas II pour une condamnation, avec la complicité de la police secrète et des fonctionnaires de justice. Ceux en désaccord étaient de toute façon démis de leurs fonctions. Si bien que les autorités ont encouragé et provoqué des violences ou comportements antisémites dans toute la Russie. Je salue que la mobilisation de la communauté juive russe et internationale ait pu permettre les meilleurs défenseurs. Ce qui a rendu impossible même pour un jury de paysans chrétiens, sûrement épris de préjugés, de prononcer une telle absence de condamnation. Peu importe que je ne m'intéresse pas à ma judéité, dans leurs yeux, je serais toujours une juive sur qui pèse le soupçon des pires méfaits. Dès lors, autant assumer pleinement qui je suis, même si cela ne sera qu'un début.

AMK : Assumer pleinement, je peux le concevoir, mais il n'y arrive pas un moment, dans lequel l'humanité exige de tout arrêter, ou d'assumer autrement ? Je me suis rapidement avancée en exprimant mon attachement au Maki, au communisme. En effet, mon premier engagement a été sioniste, j'ai aspiré à votre rêve Mme. Idelson. De tout mon être, de toute mon âme, dont j'espérais la place auprès de mon peuple, sur la Terre promise. J'ai passé une partie de ma jeunesse combattante au sein du Palmah. Et oui, c'était la branche militaire de la Haganah, cette organisation juive avait été créée comme un groupe d'autodéfense face aux pogroms en Russie, que vous avez justement évoquée. Elle a vécu la révolution bolchevique, la résistance contre les attaques arabes envers les juifs en Palestine, la lutte face à l'Allemagne nazie. Puis, elle a retourné ses armes vis-à-vis des Britanniques, afin de conquérir son indépendance. C'est devenu au fil du temps la plus puissante organisation sioniste de Palestine dans les années 40. Il y avait même, à la tête du Haganah, Ben Gourion, futur Premier ministre israélien. Que j'ai autant admiré à cette époque, qu'exécrer par la suite. Pourtant, alors fier de mes combats, pensant accomplir ce qui était juste pour mon peuple, j'ai amèrement constaté les conséquences de la guerre israélo-arabe de 1948 à l'égard des populations palestiniennes. Est-ce seulement juste que ces populations soient forcées de quitter leurs terres pour que mon peuple puisse y vivre ? Ils étaient des exilés, des oubliés, mon peuple avait gagné, mais mon humanité avait-elle gagné ?

BI : Il n’a jamais été question de davantage que de la survie, Mme. Mer-Khamis. J’ai pris part à la misère de mon peuple, à l’aide de tous ces réfugiés juifs, qui étaient renfloués des frontières occidentales russes durant la 1ʳᵉ Guerre Mondiale. Il fallait une terre à mon peuple. Il fallait une terre à ma famille, celle que j’ai bâti avec Israel Idelson, mon charismatique chef de file de Ze'irei Z ion (Jeunesse sioniste).

Cela m’amène à un questionnement Beba Idelson. La construction de votre vie de famille a-t-elle sonné le glas de votre engagement sioniste naissant ? Avez-vous tout donné pour votre mari ?

BI : J’ai tout donné au sionisme. Tous mes actes ont été éclairés par le sionisme. Ma vie de couple était politique, et cela, de mon implication dans l’autodéfense juive en plein effondrement de la Russie tsariste, des compétences acquises lors de mes études d’économie et de statistiques, de mon expulsion de l’URSS en 1924 à tout ce que j’ai pu faire ensuite à Berlin.

AMK : En d’autres termes, comme toute femme de son temps, elle a dû sacrifier une part de son temps à sa vie de famille, tandis que son mari assumait la charge politique. Son rôle était de tenir la maison, de s’occuper des enfants, bien évidemment, elle recevait les invités de marque en bonne hôtesse de maison. Tout donner au sionisme a longtemps été l’excuse pour que les femmes consacrent tout aux hommes juifs. Ne me dites pas que la religion n’a pas été le terreau de ce patriarcat.

BI : Je tiens à nuancer vos propos, qui sont aussi le fruit de votre colère. Ce n’est pas dénué d’une certaine réalité. Toutefois, j’ai aussi mis beaucoup de temps à trouver ma place, à savoir ce qui comptait, notamment la lutte pour l’émancipation des femmes à la suite de mon aliyah (départ, immigration) en 1926 vers Israël. Des grandes dirigeantes, telles Ada Mamon ou Golda Meir, ne m’ont pas attendu pour prendre toute leur place dans le mouvement sioniste. Il ne vous a pas échappé que l’une d’elles a été Première ministre d’Israël de 1969 à 1974. Quel pays peut en dire autant ? Pendant longtemps, le mouvement des travailleuses juives s’est placé sous l’égide des hommes, une égide qui a pu être tout sauf protectrice. La protection constitue l'argument commode pour éviter que les femmes contrôlent leurs propres organes. Ainsi, il nous fallait, nous les femmes, le soutien du syndicat Histadrout, au fondement de la nation israélienne à venir, tout en amplifiant notre poids partout. J’ai œuvré à cela en tant que membre du secrétariat du Mo'ezet Ha-Po'alot (Conseil général des travailleuses d’Israël, rattaché à Histadrout), en étant une des fondatrices de l'Organisation des femmes travailleuses, ou membre du Conseil d’administration de l'Organisation internationale des femmes sionistes. De plus, j’ai su incarner un pont avec le féminisme américain, ou bien les sœurs juives travaillistes de Pioneer Women. Lorsque je proclame avoir tout donné à l’idéal sioniste, je pense aux femmes sionistes.

AMK : Je ne nie pas. En outre, des femmes peuvent être les pires atouts de la cause féministe, Golda ne s’est pas tant illustrée par son service à la cause. Je ne vise pas tant le sionisme que la structure patriarcale, qui, sous différentes formes, enferme les femmes. « À l'extérieur, l'oppresseur était le Juif, mais à la maison, l'oppresseur était arabe » : je dois cette phrase à mon fils Juliano Mer-Khamis. L’oppresseur de ma vie a été Saliba Khamis, c’était mon mari, un Palestinien chrétien et secrétaire du Parti communiste d'Israël. En 1968, cette relation destructrice a pris fin. J’ai vaincu. Par ailleurs, Golda a vaincu aussi, l’Égypte et la Syrie, pendant la Guerre du Kippour en 1973, autre échec de la coalition arabe après la guerre des 6 jours en 1967. La colonisation israélienne s’amplifie alors.

BI : Golda était une femme complexe et difficilement saisissable, que je n’appréciais même pas vraiment. Son courage était incontestable, imaginez-vous à quoi des femmes comme elles ont dû faire face. Vous savez qu'au moment où elle s'est présentée aux élections municipales de Tel-Aviv en 53, si ma mémoire est bonne, le Parti National Religieux (mouvements Mizrachi et Hapoel Hamizrachi, un allié du Mapaï, a déclaré : « Jamais ! Une femme peut-elle être chef ?! 'Vous devriez nommer un roi - un roi, pas une reine' ! ». Elle a rétorqué avec une telle assurance : « Dans ce pays d'Hannah Szenes (héroïne sioniste de la résistance contre le nazisme), en 1955, la huitième année de l'existence de l'État d'Israël, vous osez soulever cet argument lamentable - que les femmes n'ont pas les mêmes droits dans l'État d'Israël » . Sans surprise, ils ont soutenu les libéraux sionistes généraux et sacré Haim Levanon comme maire. Elle n’a dès lors pas été un barrage à l’implication des femmes, et en a inspiré plus d’une. Je partage avec elle les soucis de tempérance nécessaire à la tenue du mouvement sioniste et socialiste. Je n’ai donc pas suivi l’esprit profondément contestataire d’Ada Maimon, percevant le mouvement des travailleuses comme acteur de révolution. Pourtant, je n’ai jamais goûté aux basses magouilles politiciennes, synonyme de compromissions avec la droite nationaliste de Jabotinsky, avec qui Ben Gouriou s’est essayé à des rapprochements au cœur des années 30. J’étais au service du sionisme dans sa perspective socialiste. Ma candeur politicienne d’antan n’était plus, c’est en conséquence avec la plus grande des virulences que j’ai rejetées ces négociations.

AMK : Si je peux me permettre, avez-vous des regrets ?

BI : Tant. J’ai siégé de 49 à 65 à la Knesset pour mon groupe politique de toujours, le Mapaï. Si bien que j'ai même été vice-présidente de la Knesset, et j'ai failli être présidente tout court, lors des voyages à l'étranger du président de l'État, Itzhak Ben-Zvi, et du président de la Knesset, Kadish Luz, à la fin des années 50. Mais les partis religieux conservateurs ont empêché le voyage de Luz, il leur était impossible de voir une femme dirigée quelques instants. J'ai pu être le visage international de mon pays, telle ma participation à la convention des femmes pionnières à Toronto le 23 octobre 1955. J’ai porté les législations les plus progressistes, socialistes, féministes que les femmes aient pu voir au Moyen-Orient : la loi sur le travail des femmes (1953) ; la loi sur les successions (1958) ou la loi sur l'égalité (1962). Je n’ai guère réussi à faire du mariage une institution d’égalité, tout comme les tribunaux des familles. Dès lors, le pouvoir religieux, dans sa dimension la plus conservatrice, a gardé fermement son influence sur cette institution. Ces mêmes religieux ont presque étendu leurs pouvoirs sur la société israélienne depuis que je suis morte en 1975, réduisant à néant l’héritage socialiste sioniste. Sans doute ai-je empêché la radicalité féministe d’Ada Maimon et d’autres de s’imposer, finalement me suis-je contenté de peu ? Et vous, très chère, des regrets ?

AMK : Je n’ai pas eu comme vous les armes des institutions, et je n’étais pas ou plus une militaire. L’aspiration à faire de l’éducation l’outil de libération de la Palestine m’a guidé, quoi que libération soit un si grand mot, mais au moins un outil d’expression des souffrances d’un peuple. Mes activités au camp de réfugiés palestiniens de Jénine, et mon théâtre, ont humblement tenté de remplir cette mission. Mon prix Nobel alternatif de 1994 a alors été une source bienvenue de financement de ce projet. Particulièrement pour les enfants, mais comment ce monde peut-il tolérer que des enfants vivent un tel martyr ? Je regrette le martyr de mon fils. Ce monde est aussi celui qui a tué cet homme de théâtre et d’esprit en 2011, Juliano Mer-Khamis, souhaitant perpétuer mon travail, cette résistance par la culture. L’ironie demeure que c’est un allié de la cause de ma vie qui est l’assassin de ma chair. Au centre d’un conflit sempiternel, mon fils est le reflet de toutes ces belles volontés, accusées de corrompre la jeunesse arabe par les uns, accusées de corrompre la nation israélienne par les autres.

Vos parcours sont des témoignages inspirants pour les générations futures, qu’elles soient israéliennes ou palestiniennes, je vous en remercie encore.

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