Chapitre 5 : Nouveau souffle

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Je m’éveillais sur une nouvelle vie. Et étrangement, je me sentais envahie par une immense colère. Cette colère, je l’ai sentie en moi dès mon enfance.

Mon père frappait ma mère. Bien sûr, c’était quelque chose de courant et de relativement acceptée quoique mal vue. Mais pour moi c’était intolérable. J’avais bien essayé de me glisser entre eux mais je n’avais réussi qu’à me prendre une raclée m’envoyant au tapis comme une vulgaire petite souris.

Les fois suivantes, plutôt que de m’interposer physiquement, je me mis à hurler de toutes mes forces, ne m’arrêtant que pour mieux reprendre ma respiration. Excédés, les voisins appelèrent la police, qui finit par l’emmener en prison.

Ma mère, loin de m’en être reconnaissante, pleura à chaudes larmes. Il fallait travailler maintenant, car c’était lui qui faisait bouillir la marmite, comme il aimait à le rappeler.

Rien ne me semblait plus simple. Désormais l’avenir s’annonçait radieux. J’en étais sûre. Nous avions déménagé pour une petite chambre, maman se fit couturière. Nous gagnions fort peu et bien des soirs, je dus moi aussi piquer les tissus pour arriver à répondre à plus de demande et ainsi gagner plus. Mes petites mains étaient plus agiles pour certains travaux. Pourtant, je n’aimais pas faire cela. Je me piquais bien trop souvent les doigts. Mais jamais je ne me serais plainte. Chacune de ces piqûres me rappelaient que maman n’avait pas besoin d’être battue pour pouvoir manger. Mary Curie recevait son 2ème prix Nobel, et j’allais à l’école. Nous étions des femmes libres. Avions-nous besoin de plus ?

Je compris en grandissant que je voulais plus, bien plus, beaucoup plus. Et ma colère, qui s’était tapie sagement, remonta vite pour dévorer mes entrailles.

Cela commença lorsque je fus en âge de travailler. Tout d’abord, j’aurais souhaité continuer l’école. Mais il n’en était pas question. La guerre avait éclaté, et il nous fallait de l’argent évidement. Je trouvai rapidement un travail dans une usine d’armement. Je devins munitionnette. Le mot était des plus charmants, le travail nettement moins. Toutefois, il était important, et je ne me plaignis pas. C’était l’effort de guerre et je pensais à tous ces hommes qui se battaient au front pour nos vies…

Puis on me mit aux obus. La fille d’avant était malade apparemment. Et comme j’étais nouvelle, cela m’irait bien. J’obéis et m’installai à ma nouvelle place, toujours debout.

Rien de bien compliqué, peu de réflexion, « juste » quelques muscles à utiliser. Lorsque ma première journée se termina, je compris Lisette, celle qui était malade. Mes vérifications me faisaient lever et déplacer les obus toute la journée. Ma chef m’indiqua que les obus faisaient sept kilos, et qu’elle comprenait que c’était lourd pour moi. Mais il fallait bien que le travail soit fait. Dans le cas contraire, elle se verrait dans l’obligation de me mettre à la porte.

Je pleurai beaucoup ce soir-là. Mais je ne fis pas de bruit. C’était clairement moins dramatique que pour ceux qui se les entendraient siffler... Je décidai que pour chaque obus, je mettrais tout mon cœur pour qu’il arrive à son objectif et que la guerre s’arrête vite ; que je commence une nouvelle vie.

Le lendemain, j’étais prête. Ma chef m’indiqua que je devais passer 2500 obus à la journée. Le calcul se fit naturellement dans ma tête, 2500 fois 7 kilos me faisait 17500 kg à porter. Multiplié par deux puisque j’effectuais deux mouvements soit 35 000 kg. Quelques larmes m’échappèrent ce jour-là, et les suivants, mais je m’efforçais de ne rien montrer. Je m’imaginais plus tard, digne femme d’un homme ayant gagné la guerre. Nous pourrions dire tous deux à nos enfants que tout cela était grâce à nous.

Enfin la guerre se termina et l’usine fut transformée. Je gardai mon poste. Maman dépérissait. Il me fallait travailler pour deux afin de la nourrir et d'acheter les médicaments, lorsque j’en trouvais. Les hommes revinrent, et maman me harcela pour que je me marie avant d’être trop vieille et de ne pas mourir seule, en vieille fille.

À ma grande surprise, je redescendis à un poste mineur, sous prétexte que je n’avais pas de réelle expérience en dehors de mon dévouement pendant la guerre. Ma chef fut remerciée. Je tachais de ne pas me faire remarquer et travaillais de mon mieux. Je me fis même un ami "homme". Quoique je ne souhaitais nullement l’épouser, il m’était très sympathique, et maman était contente. Elle ne tarderait plus à mourir selon le médecin et je voulais qu’elle parte sans inquiétude pour moi. Au bout de deux mois de la sorte, je me pensais un peu amoureuse, guère trop mais un peu attachée tout de même. Cet attachement ne me plaisait pas en théorie, toutefois, je trouvai ça bien agréable au quotidien. Je n’attendis pas de me marier pour vérifier si nous nous entendions bien… Maman mourut une semaine plus tard.

Cependant, quelque chose allait enrayer cette vie qui se profilait. Je découvris qu’il gagnait plus que moi. Or, nous exécutions le même travail. J’en parlais folle de rage à mes amies qui rirent. Évidemment voyons, je n’étais qu’une femme.

Comment avais-je pu oublier cela ? Je parlai à mon chef qui se contenta de rire et me renvoya à mon travail. Je pris rendez-vous avec son supérieur et ne fus pas reçue.

Une amie vint me voir et m’emmena à une réunion, une vente de chapeaux selon elle. Mais je découvris dans une petite maison grise une assemblée de femmes, pleines de colère elles aussi. J’en pleurais de joie en les écoutant parler. Je n’étais pas seule à vouloir plus. Et elles disaient même que c’était normal. « À production égale, salaire égal » fut un slogan que je retins vite. Certaines allaient plus loin, parlant de l’égalité à la maison, et d’autres prônaient une idée qui ne m’était pas venue et qui pourtant était tellement évidente : notre droit de vote. Pourquoi n’avions-nous pas le droit de donner notre avis ? Pourquoi n’avions-nous que le droit de pondre des enfants et à quelques piécettes pour un travail acharné ? Les femmes valaient mieux que ça, nous étions plus que ça, je méritais tout, tout ce que le monde avait à m’offrir. Et un jour, oui un jour, j’y parviendrais.

Deux ans ont passé entre cet instant, fort en émotion et aujourd’hui, où je me retrouve plaquée au sol dans une rue enfumée. J’ai le temps de voir nombre d’entre nous s’enfuir. Nous sommes trois à nous être faites prendre. Il faut dire que j’avais changé d’usine pour une plus fatigante encore, qui m’affaiblit chaque jour un peu plus. Et puis je suis enceinte…

Je l’ai rencontré six mois après avoir commencé mon nouveau poste. Il était content, moi pas. Mais enfin… Les policiers hurlent, je ne comprends rien mais saisis l’essentiel :

- Ramasse des chiffons de latrines putain.

Ma colère se transforma en rage, et je bondis sur mes jambes plus que je ne me redressai.

- Sale p’lure de cul pourri. C’est ta femme la putain, la putain de cette politique dont tu as l’odeur sur toi. Tu parles de latrines, mais tu t’es vu ?

Un violent coup dans le ventre me fit me courber en deux, un second et je tombai à genoux.

- Alors, on n’a pas de la vaisselle qui nous attend ? À moins que tu tapines vraiment ? ça ne m’étonnerait pas. C’est bien la seule chose à quoi vous soyez bonnes, toi et ta bande. Un bon coup, ça vous calmerait.

Je tachai de redresser la tête. Il s’approcha et posa la main sur moi.

- Retire tes sales pattes de là sale chien, lançai-je en lui crachant au visage.

Une gifle me revint en réponse puis je fus copieusement frappée avant d’être emmenée pour être aussitôt emprisonnée. Mes amies ne n'étaient plus avec moi, je ne les reverrais pas. En prenant les coups, une idée m’a traversé l’esprit. Et si le bébé que je porte était une fille ?

J’y repensai en cellule et un rire sans joie m’échappe, accompagné d’une quinte de toux. J’en crachai du sang. Sur le moment, je n'eus pas d’inquiétude. Mais lorsqu’un médecin vient m’examiner, la colère étant calmée, je commençai à ressentir différentes douleurs que je n’identifiai pas.

Lorsqu’il tapote mon ventre je hurle. Il me rabroue froidement et recommence. Ma réaction fut la même alors que je me mords les lèvres pour ne pas crier.

- Il y un bébé là-dedans ? demanda-t-il en désignant mon corps contusionné.

Je hochai la tête en signe d’affirmation.

- Il est sûrement mort à l’heure qu’il est. Je vais tâcher de trouver un moment pour vous opérer. Sinon vous allez mourir. Le bébé a peut-être explosé en vous…

Puis il s’en va. Me laissant seule avec une chose morte en moi. Mourir d’accord mais mon enfant… Mon bébé a explosé ? Une profonde tristesse m’envahit, les larmes coulent le long de mes joues en même temps que l’horreur me saisit. Je me penche en avant pour vomir, la douleur provoquée par le geste me fait tomber au sol.

Mon bébé, mon enfant… Je me touche le ventre. Je crois que je l’aimais ce petit. Est-ce vraiment possible ? Tout cela à cause de moi. Des paroles bibliques de ma mère lorsque j’étais enfant me reviennent en tête.

« Une femme vertueuse est la couronne de son mari, mais celle qui fait honte est comme de la pourriture sans ses os. »

Suis-je de la pourriture ? Grand Dieu, je suis certaine que non. Mais vais-je en Enfer, pour l’éternité le Diable me torturera pour le mal que j’ai fait à ce bébé ? Si cela arrive, c’est que Dieu lui-même est un chien. Je souris durement à une pensée. Et si Dieu était une femme ?

Je sens parfaitement mon corps à présent, je sens ce qu’il se passe à l’intérieur. Mes organes, mon sang, chaque cellule m’appelle au secours. Mais au secours de quoi ? Une multitude de points sont en souffrance. Je vais mourir, aucun doute là-dessus. Je n’ai même pas la force de me traîner jusqu’à la paillasse.

C’est trop tard. Moi qui pensais changer le monde. Voilà que je meurs à 19 ans.

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