Chapitre 7 : Aux yeux des autres

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Je suis née en l’an 1919.

Une période pleine de jazz, d’alcool et de paillettes. Période dont j’ai probablement profité dans une autre vie mais malheureusement pas dans celle-ci.

Ma mère en revanche en profite largement, de l’alcool plus que des paillettes d’ailleurs. Mais enfin, je peux la comprendre.

Mon père est mort à la fin de la Première Guerre, j’avais quelques mois. C’est dommage de mourir si près de la victoire. Et maintenant, ça recommence et mon école a fermé. De toute façon, nous avions besoin d’argent donc il fallait bien que je commence à travailler.

Je ne m’en plaignais pas. Il me semblait que ce n’était pas fait pour moi l’école. Je n’étais pas des plus attentives. Mais enfin, lorsqu’il fallut travailler sur une chaîne, ça me fit tout de même bien drôle.

Souvent, Paulette, la chef de file, ouvrait la fenêtre et nous entendions la musique de chez la vieille d’en face. C’était assez agréable. Nous entendions tout ce qu'il s'y passait : les visites de sa famille, la musique de son poste de radio, et pour finir la visite de la Gestapo.

Après quoi, nous n’avons plus jamais entendu quoi que ce soit.

J’avais la chance de ne pas être juive. Je ne savais pas bien si c’était à cause d’eux que nous étions pauvres mais puisqu’il fallait des coupables, ça ne me dérangeait pas plus que ça que ce soit de la leur. Et puis tant que moi j’allais bien.

J’ai un petit ami, mon fiancé bientôt. En tout cas j’espère. Il n’a pas été envoyé à la guerre et j’en suis ravie quoique ça m’étonne. J’espère que nous pourrons nous fiancer avant qu’il n’y parte. Et nous marier. Surtout ça parce que… Comment dire… J’ai fauté !

Je trouve le terme de faute très exagéré. Il m’aime, je l’aime et voilà. C’est arrivé et c’est tout. Il n’y a rien de grave tant que nous nous marions, non ?

J’ai entendu parler d’une fille qui était tombée amoureuse d’un bosh… À vrai dire, c’est une ancienne amie Lynette. Quelle honte. Et pour ne rien arranger, elle était tombée enceinte. Elle avait « fait passer » le bébé. Tout le monde disait qu’elle était bonne pour la damnation éternelle. Heureusement moi, il est tout ce qu’il y a de plus français. Et il n’est pas juif.

Mais tout de même, pour mon père… C’est pas les juifs qui l’ont tué.

Enfin me voilà travaillant pour quelques sous. C’est toujours ça. J’aimerais m’acheter une robe. Mais en ce moment, rien à faire. Et puis il faudrait plutôt que je prépare de quoi m’installer. Je n’ai encore rien dit à personne. Et cette chaleur… En ce moment, c’est infernal.

Je sens de grosses gouttes de sueur me couler le long du dos. J’ai hâte que la pause arrive, hâte de boire un peu d’eau.

Mes gestes se font de plus en plus fébriles. Vraiment, il me faut une pause. Mais je sais que Mme Paulette ne nous en laissera pas une avant une bonne heure.

Allez ! Je dois résister. Après tout, je ne suis pas d’une nature fragile. Et je suis jeune comme dit maman.

Et pourtant, avant même que je ne puisse le prévoir, une gerbe de vomi jaillit de ma bouche. J’ai tout juste le temps de me pencher et d’inonder mon tablier et mes chaussures.

Je relève les yeux vers mes collègues, certaine de me faire réprimander. J’attendais le sermon arriver mais je n’eus pas le loisir d’en profiter. La chaleur me monta à la tête et je m’évanouis.

Lorsque je repris enfin connaissance, je trouvais ma mère en pleure à mes côtés.

Il devenait urgent de me marier…

Je la suppliais de ne rien dire pour le moment. Ce soir, je verrais Jean et je lui annoncerais moi-même. Je me doutais bien qu’il ne serait pas enchanté mais sa réaction fut en-dessous de tout.

C’est pas moi le père. Tu as dû coucher avec quelqu’un d’autre.

Pardon ?

De toute façon, ça ne m’étonne pas. On m’avait dit que tu étais une traînée.

Et il me tourna le dos.

Je rentrais péniblement. Les jours suivants, ma mère le poursuivi jusqu’au harcèlement pour qu’il assume l’enfant et qu’il m’épouse. Quatre jours plus tard, il fut envoyé chez de la famille éloignée, dans le sud. Officiellement pour fuir la guerre. Mais moi je savais, je savais que c’était son bébé qu’il fuyait, que c’était moi qu’il abandonnait.

Ma mère pleurait si fort, une fille-mère dans la famille, une bouche de plus à nourrir, des soins pour moi à payer…

Alors je me décidais. La solution était simple. Il fallait juste retrouver Lynette. Elle, elle pourrait me dire où aller.

La dernière pièce que je vis fut un sous-sol à l’aspect sale, gris et poussiéreux. La table sur laquelle je dû m’allonger était propre, recouverte d’un plastique, d’un linge et coussin pour ma tête.

Si l’endroit était peu ragoutant, il n’y avait pas tellement de choix. J’ai déjà payé. Quelle décadence. Je pensais à Lynette. Elle y était passé elle-aussi et elle allait bien. Et surtout, elle était libérée du bébé. Que demander de plus ? Un accueil aimable ? Il ne fallait pas y compter.

La matrone m’ordonna de m’allonger et m’écarta les cuisses sans ménagement. Elle n’était ni aimable, ni charmante, ni souriante et encore moins délicate.

Je me sermonnais, je devais être courageuse, ne pas amener la honte sur ma famille, surtout ne pas devenir l’une de ces filles-mères.

Non mon Dieu, ne me laissez pas devenir l’une de ces filles sur qui l’on crache…

Un hurlement sortit de ma bouche, interrompant ma prière, j’eus envie de bouger mais la voix dure de la femme me fit tenir en place.

Ne fais pas ta mijaurée, après ce que tu as fait, ce n’est pas la mer à boire.

Elle repoussa mes cuisses qui s’étaient refermées d’elles-mêmes et recommença son macabre tricotage.

Je serrais les dents en sentant les larmes couler le long de mes joues. Moins d’une seconde je repensais à Lynette qui avait dû écarter les cuisses tout comme moi mais la douleur ne me laissa pas continuer le fil de mes pensées. Mais que me faisait-elle donc pour que la douleur soit ainsi ? Je hurlais à nouveau, un liquide poisseux et chaud s’écoulait de moi.

Était-ce fini ? Est-ce que c’était le bébé qui sortait de moi et me laissait retourner à ma vie ? Si c’était le cas, ça avait été douloureux mais rapide. Je me sentais à moitié euphorique et endormie.

La femme travailla encore un moment puis poussa un soupire exaspéré.

C’est cuit pour elle. Ramène là chez sa mère et qu’elle s’en débrouille avec le curé.

Une violente gifle me fit revenir à la raison, on m’aida à me relever. Je vis du sang maculer la table et le sol, le sang du bébé. Je tenais à peine debout.

La femme me nettoya rapidement pour que je paraisse à peu près présentable dans la rue et je fus ramenée chez moi.

Ma mère éclata en sanglots. Encore. Je balbutiais quelques mots pour la rassurer.

Tout va bien, il n’y a plus à s’inquiéter, je me suis occupée de tout. Personne n’en saura jamais rien. Non jamais rien.

Je m’écroulais dans mon lit, incapable de me déshabiller. Je sentais pourtant que je continuais de me vider. Un bébé contenait-il tant de sang ?

Je me sentais sans force, une légère nausée peut-être flottant au loin mais surtout cette soif, j'avais tellement soif... Une impression que cette sensation était ancrée en moi depuis la nuit des temps. Ma mère m’aida à boire un peu. Je ne pensais pas dormir mais je me sentis tout de même sombrer de l’inconscience vers le silence froid de la mort.

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