Chapitre 2.1 : Comme un loup en cage 1/2

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 Après une longue traversée dans ces boyaux chtoniens à la lueur de la torche, un rayon de soleil vint finalement caresser son visage. Pourtant Heres grimaça en plissant ses yeux bruns alors qu’il passait à son cou l’écharpe tricotée par sa sœur. Vivre sous de vieilles ampoules et des lampes à huile était une tout autre chose que de baigner dans la clarté du jour. C’est pourquoi à chaque sortie, il fallait toujours patienter un peu avant que ses yeux ne se réhabituent lentement à ce qui aurait pourtant dû être si naturel. Il pouvait toutefois s’estimer chanceux de subir ce léger désagrément, car la vie sous terre en avait rendu beaucoup tout bonnement bigleux de façon précoce.

 Après le grand ascenseur, lui et les autres avaient encore progressé un bon moment à travers les galeries minières abandonnées, parcourant avec aisance ce dédale qu’ils connaissaient par cœur. En revanche, ils espéraient que si par malheur les escadrons impériaux venaient un jour tenter de les débusquer, leur lente progression dans ce labyrinthe leur laisserait le temps de fuir par des passages qu’eux seuls connaissaient.

 À l’entrée de la vieille mine le premier groupe attendait tranquillement. Il n’était visiblement pas arrivé depuis longtemps non plus. Heres adressa un bref signe de tête à Doren qui s’approcha alors de ses deux amis. Ce solide gaillard de plus d’un mètre quatre-vingt-quinze et aux cheveux blonds comme le miel semblait être le digne fils d’un géant. Surtout face à Clovis et son mètre soixante, ainsi que sa carrure malingre.

 – On fait comme d’habitude ? demanda Doren à Heres.

 – Bien sûr. Il paraît qu’on ne change pas une équipe qui gagne.

 Doren ramassa alors ses affaires, mais alors que les trois jeunes hommes allaient s’éclipser avec impatience, un homme se dressa sur un rocher. Il surplombait ainsi la petite mêlée pour mieux attirer son l’attention.

 – Bon, écoutez-moi tous. Cette fois ci vous devrez faire encore plus attention que d’habitude. Les types des tribus de l’ouest rôdent sûrement dans le secteur alors personne ne doit rester seul. Si vous tombez sur eux ; vous connaissez la marche à suivre…

 Tuer ou se faire tuer. Mais surtout ne pas se laisser faire prisonnier, quoi qu’il en coûte. C’était ça « la marche à suivre ». Malgré le danger, la sortie n’avait pu être annulée. L’hiver serait bientôt là et le village avait besoin d’accumuler un maximum de provisions. Après, d’implacables couches de neige viendraient asphyxier la région pendant des mois sous un épais manteau glacé. La génération à laquelle appartenait le jeune trio ne gardait que peu de souvenir du dernier hiver trop long et précoce. Celui durant lequel les vivres vinrent à manquer, laissant place à la famine. Bien que compliqué à attraper, ce fut facile de manger les chauves-souris. Les fidèles chiens des maisonnées du village en revanche…Les plus vieux s’en souvenaient trop parfaitement, et redoublaient de zèle chaque année aux premières neiges afin de laisser ce regrettable épisode derrière eux.

 Concernant ces premières neiges, elles étaient déjà tombées depuis quelques jours, et couvraient avec difficulté les zones ombragées de ces montagnes assoupies sous la brume. Mais bientôt, le grand manteau blanc s’étendrait partout. De sorte que toute vie soit paralysée jusqu’au printemps, entièrement enfouie par ce dernier.

 Finalement, l’homme en eut fini avec les consignes de sécurité et les trois jeunes gens s’éloignèrent en s’enfonçant rapidement sous la couverture des grands sapins. Ils connaissaient la montagne, sachant se débrouiller seuls depuis bien des années. Ils avaient pris cette habitude de chasser entre eux le plus tôt possible, et avaient ainsi développé un certain esprit de groupe, presque un instinct de meute.

 Comme aimait à le dire Harbard, dans l’un de ses traits d’esprit « À eux trois, ils font la paire ! ». Il fallait reconnaître que cela était plutôt vrai, tant ils se complétaient les uns les autres tout en s’handicapant mutuellement de leurs caractères affirmés. Si Heres n’avait pas toujours brillé en société par sa nature inhabituelle et solitaire, ni Clovis par son tact, Doren avait un naturel de leader capable de captiver son auditoire. Quand lui-même et Heres se montraient trop inflexibles, c’était alors Clovis qui révélait son empathie. Et quand il s’agissait d’appréhender des choses nouvelles et complexes, ou de faire preuve d’une intuition semblant surnaturelle, le digne fils de Harbard se montrait imbattable, bien moins terre à terre que ses compagnons. À tel point que son père adoptif avait dû à plusieurs reprises éloigner l’augure du village de son fils.

 – Heres, tu as pris ta décision par rapport à ce que tu avais en tête ? questionna Doren.

 – Je crois, oui. Nous partirons au printemps prochain. C’est le meilleur moment et d’ici là Thalie se sera faite à l’idée.

 – Tu ne lui laisses pas le choix, pas vrai ?

 – Elle viendra d’elle-même, conclu Heres d’un ton sec.

 Il scruta un instant Doren d’un œil suspicieux. Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire après tout ? Le demi géant pour sa part observait Clovis, les devançant d’assez loin pour ne pas entendre leur discussion.

 – Et Clovis, tu comptes lui annoncer quand ?

 – Quand ça sera le moment.

 – C’est un petit con, mais un petit con sensible. Alors ne lui assènes pas la nouvelle au dernier moment.

 – T’inquiète, je gère.

 – Et… pour ton père ?

 Heres commençait à s’agacer de ces palabres inutiles. Il avait pris une décision et s’y tiendrait. Ses choix ne concernaient en rien les autres. Et si Doren était le seul au courant pour le moment, cela ne lui donnait aucunement le droit de l’influencer. Heres détestait ce besoin presque irrépressible qu’avaient les gens à distribuer conseils et bons jugements sur ses actions.

 – Pour Harbard aussi, je gère. Même si ça risque d’être un peu plus compliqué.

 Sans plus un mot, ils erraient à travers la forêt tels des loups, armes chargées, prêts à accomplir leur devoir. Mais bien vite ils choisirent de se diviser malgré les consignes afin de couvrir plus de terrain. Cette décision émanant de Doren arrangea particulièrement Heres. Bien qu’aimant la compagnie de ses deux frères loups – du moins quand ils ne se montraient pas si insistants à influer sur sa vie – les occasions de se retrouver vraiment seul étaient bien trop rares dans leur petit monde souterrain. Habituellement confiné dans son village emmuré dans un gigantesque coffre de granit, le jeune homme aimait savourer ses sorties. Il profitait toujours au mieux du calme qui planait sur ces paisibles montagnes.

 Ici, l’humain ne régnait plus en maître depuis longtemps, étant redevenu un simple élément d’un tout bien plus grand que lui. La fraîcheur picotante des nappes de brouillard, le chant jovial d’un oiseau, la lumière crue du soleil. Autant de petites choses que Heres comptait graver en lui avant de redescendre dans ce qu’il considérait comme une prison se refusant à en porter le nom.

 Plus les années passaient et plus il endurait avec peine cette captivité souterraine. Sa nature lui dictait de vivre à l’air libre, non comme une taupe se cachant du soleil et de ses bienfaits. C’était là, dans ces grandes forêts montagneuses que tous ses sens s’éveillaient et qu’il se sentait apaisé ; comme un fauve parcourant de vastes étendues libérées du fléau humain. Un fléau, c’est ainsi qu’il percevait souvent ses congénères malgré ses efforts d’intégration. Il avait bien tenté de faire partie du groupe, de « la communauté », avec l’appui de son père adoptif. Mais tout cela n’était pas pour lui. En dehors de ses deux amis et de sa famille, le jeune homme ne cultivait finalement que très peu de liens, tous d’une superficialité commode.

 On le trouvait poli, aimable malgré son caractère renfrogné ; plein de qualités. Mais c’était en partie un masque de sociabilisation que Harbard lui enseigna à porter très tôt, remarquant rapidement à quel point son protégé détonnait parmi les autres enfants, du fait de ses crises hallucinatoires et du comportement inapproprié qui en découlait. Il lui fallait donc endurer de porter en permanence une peau qu’il ne sentait pas être la sienne. Et seules ses échappées à l’air libre lui permettaient de se ressourcer, lorsqu’il laissait libre cours à sa nature plus sauvageonne que la moyenne. Ici, tous ses sens étaient en éveille, son esprit se laissait aller à vagabonder plus haut que les montagnes elles-mêmes. Une sensation étrange, indescriptible, qu’il ne partageait avec personne mis à part Thalie. Elle, elle comprenait, il en était certain.

 Harbard lui avait toujours répété que son souci de sociabilisation et ses visions étaient sans aucun doute le fruit d’une « perturbation psychologique traumatique ». Un cadeau que son jeune esprit s’était fait à lui-même, en enfouissant au tréfond de sa mémoire d’horribles images des derniers instants de ses parents biologiques. Il le coupait du monde et des autres pour mieux l’en prémunir, lui évitant une souffrance qui l’accompagnerait jusqu’à sa mort telle une tache indélébile. Du moins, selon Harbard. Il aimait son père mais se demandait souvent si ce dernier comprenait réellement son mal-être. L’augure semblait pourtant à même de l’aider. Mais Harbard lui avait formellement interdit de s’approcher du garçon.

 La communauté avait pourtant supplié le médecin de laisser le guide spirituel faire de son fils le prochain augure du village, lui qui semblait si prometteur. Mais aucun argument ne suffit. Heres grandit, et à vingt-trois ans il était à présent jugé trop vieux pour suivre ce chemin même s’il était en âge de le décider de lui-même. Et quand bien-même il aurait réussi à prendre une décision allant à l’encontre des choix de son étouffant protecteur. Ses dons mal maîtrisés et incompris faisaient de lui « le mauvais augure », comme le raillaient certains villageois. Mais toujours dans son dos, par prudence à l’égard de ses « pouvoirs ». Vingt-trois ans, un âge d’homme. Et lui n’avait rien, ou si peu, là où la plupart des jeunes gens de son âge était déjà parfaitement intégrés à la communauté et possédaient leurs propres foyers et familles.

 Ne lui restait que Thalie. La jeune femme partageait cette même cicatrice de leur enfance, bien qu’elle s’en soit prémunie d’une façon radicalement différente. Et en cela, elle le comprenait mieux que quiconque, lui, le loup en cage. À cette pensée il huma délicatement le parfum de sa volumineuse écharpe verte faite de laine. Elle venait d’être lavée.

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