Chapitre 7.1 : Le même cœur

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 – Pourquoi ici et maintenant ? demanda l’homme en blouse grise.

 – Parce que j’aimerai comprendre.

 Le jeune homme se penche plus en avant pour contempler la fosse en contrebas. Des milliers de personnes se sont rassemblé en ce jour malgré la pluie, dans un immense colisée contemporain. Les plus fervents sont debout, agglutinés devant la scène en une marée humaine. Attendent, espèrent, frémissent dès la première note, puis acclament. Des joues s’humidifient de joie chagrine devant les musiciens menés par un hologramme et leurs larmes se mêlent à celles du ciel.

« I'm lost in these memories

Living behind my own illusion

Lost all my dignity

Living inside my own confusion »

 – Leur chanteur est mort depuis des années. Alors pourquoi ?

 – Pourquoi quoi ?

 – Tout ça !

 L’homme en blouse sort de sa poche un paquet de cigarette qu’il porte à sa bouche. Il l’agite d’un geste sec, ses incisives attrapent un bâton de mort que ses lèvres ajustent adroitement avant que la flammèche de son briquet ne vienne en lécher le cul. Il observe attentivement la masse, scrute ensuite le jeune homme.

 – Ces gens sont là pour lui rendre hommage. Cet homme devait beaucoup compter pour nombre d’entre eux. Il est mort, mais sa musique continue de vivre.

 – Ils sont venus vénérer un fantôme.

 Le scientifique plisse les yeux derrière ses fines lunettes. Son jeune élève se montre souvent si rude qu’il en reste perplexe.

 – Le type s’est foutu en l’air. Il laisse derrière lui six enfants. Et tous ces crétins viennent l’aduler, même mort.

 – Tu sais, parfois le poids de la vie est trop lourd à porter pour certains. Ils choisissent simplement une voie… plus courte.

 – La voie des lâches.

 Le fil de fer en blouse soupir tout en recrachant sa fumée âcre vers les cieux larmoyants.

 – Moi qui pensais que tu étais venu là pour la musique.

 – Un peu. J’explore tous les horizons. Ses textes sont très tournés pleurniche, dit-il en désignant l’hologramme du menton. Mais ça s’écoute. À vrai dire je préfère de loin les concertos d’électro-violon. Les sonorités me parlent beaucoup plus. Aucune fioriture.

 – Vraiment ?

 Le jeune homme hoche simplement la tête. Il n’en dira pas plus. En grandissant il est devenu austère, secret, ses traits affichent constamment un masque de force qui se veut sans faille. Rares sont les occasions pour ses mâchoires de se desserrer. Tant de changements dans son attitude. Tant de chemin parcouru pour en faire ce qu’il est. Le mentor regarde son jeune élève avec une fierté non dissimulée. Mais ses doigts se crispent d’angoisse en voulant attraper sa clope. Au-delà de son orgueil d’orfèvre, il sent que sa création commence à déraper, confond le fait d’être dur et celui d’être fort. Elle avance en hors-piste, sur une terre inconnue. Il va falloir y remédier avant que les autres ne s’en aperçoivent eux aussi.

 – Allez, assez rigolé. C’est l’heure de l’entraînement, affirme-t-il en balançant son mégot à moitié consommé.

 La petite tige fumante s’évapore en première, puis les spectateurs. Suivent la scène, les nuages, les musiciens, même l’arène. Ne reste que le fantôme récitant sa complainte. Sa voix porte dans le lointain comme un dernier écho timide sur un océan sans fin. L’adolescent soupire.

 – Pas envie.

 – Ce n’est pas une question d’envie. C’est l’heure, point.

 L’élève lance un regard mauvais à son maître dont le dos se frigorifie aussitôt. Mais il soutient ces yeux qui semblent vouloir déchiqueter sa volonté. Le jeune homme cède le premier.

 – Si je refuse, tu vas essayer de m’éliminer moi aussi ?

 – Ne soit pas ridicule. Tu es des nôtres.

 – Qu’est-ce que ça change ? pouffe-t-il. Combien des « nôtres » est-ce que vous avez sacrifié ? T’as un chiffre précis ou est-ce qu’une estimation à dix millions près ça te suff…

 Une main à l’odeur de tabac froid vient s’écraser sur sa joue. La claque résonne dans le vide numérique. Même le spectre s’est arrêté de chanter et reste les bras ballants, à scruter la scène se jouer loin de ses yeux vides.

 – Au final, peu importe ce que je suis. Pour toi je suis un outil. Quand vous en aurez fini avec moi, tu me jetteras. Si je ne veux pas disparaître, je devrais faire comme elle. Et tout recommencera. Cette guerre ne prendra fin qu’à votre mort ou la nôtre. Il n’y a pas d’entre deux.

 – Mais que tu es fataliste !

 L’homme à lunettes passe la même main sur l’épaule de son élève, mais avec bien plus de douceur. De toute façon, cette paluche au doigts graciles n’a pas la trempe d’acier de celle d’un guerrier comme lui. Si son élève l’avait frappé en revanche…

 – Ecoute moi bien, jeune homme. Ta situation n’a rien à voir avec la sienne. Je te l’ai dit cent fois et te le dirais mille fois de plus s’il le faut. Vous êtes très différent, j’y ai veillé. Malgré ce qui nous sépare, c’est le même cœur qui bat, là.

 Il tapote du majeur et de l’index sur la poitrine du jeune homme.

 – Enfin… presque ! Les matériaux sont un peu différents, mais les sentiments qu’il abrite sont identiques. C’est le principal. C’est à la fois notre force et notre faiblesse. Je te garantis qu’au fond, elle nous l’envie. Elle en crève de jalousie.

 Le jeune homme fait la moue, une piètre tentative de sourire. L’orage n’a pas éclaté, pas cette fois-ci. Mais le mentor le sait, il ne peut se permettre de laisser leur précieux atout leur filer entre les doigts. Leurs sentiments seront tous immolés sur l’autel du devoir. Il y veillera, même si leurs cœurs y passent.

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