1 - Un bon garçon

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Josh passa ses doigts huileux dans la masse chaotique de ses longs cheveux bruns.

« Arrête, lui lança sa mère, un sourire sur les lèvres. Tes mains sont pleines de gras !

— J'aime le bacon, lui répondit-il avec gourmandise. »

Un air d'absolu ravissement illuminait son visage d'adolescent.

« Sur le campus, poursuivit-il, j'en connais qui tueraient pour un bacon grillé de ce genre-là ! »

La femme sourit de plus belle et vint déposer un baiser sur la tête de son fils.

« Tu sens mauvais. Après le déjeuner, la douche ! »

Josh haussa les yeux puis se servit une assiette de pancakes recouverts de sirop d'érable. D'un coup de fourchette, il piqua dans le plat une part de tarte aux myrtilles qu'il enfourna comme s'il s'agissait du dernier morceau sur Terre.

« Pense à respirer entre deux bouchées, Jay, lui glissa son père qui venait d'apparaître en trombe. Ta mère t'a fait un vrai festin, et tout ça est pour toi. À l'université, tu dois peut-être te battre pour manger, mais ici, tu n'as pas de concurrence ! »

Le quadragènaire attrapa sa grosse veste, sa mallette, et récupéra ses clés de voiture sur le petit meuble de l'entrée. Une seconde plus tard, il s'éclipsa.

Dans le salon, sur le poste de télévision encadré de bois, le télé-achat faisait la promotion du nouvel aspirateur Hoover, ultra performant et silencieux. Dehors, le thermomètre devait avoisiner les 40° Fahrenheit. Le ciel se faisait particulièrement sombre et triste, même pour un matin de fin décembre. Un vent soutenu soufflait dans la rue et faisait s'envoler les rares détritus échappés des poubelles du voisinage. Mais pas de neige à l'horizon : cette année, il faudrait faire le deuil d'un Noël blanc.

« Tu as une idée de ce que tu vas faire pendant ces vacances ? demanda madame Culligan.

— Pas vraiment, fit Josh alors qu'il poussait un morceau de saucisse dans le jaune éclaté de son œuf au plat. Traîner au lit, jouer à l'Atari, relire ma pile de vieux comics, on verra.

— Sacré programme. Je n'y vois rien à redire. Tu as travaillé, tes notes sont bonnes. Et je veux que tu te reposes. »

La femme marqua une pause. Elle semblait chercher en elle la force d'annoncer une mauvaise nouvelle.

« Mais avant ça, je voudrais que tu passes voir madame Taipi. »

Josh leva la tête de son assiette.

« Madame qui ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Madame Taipi. Ne me dis pas que tu ne te souviens pas d'elle ? C'était ta maîtresse, à l'école élémentaire. Quand tu avais sept ans. Elle était adorable... Tu ne t'en rappelles vraiment pas ? »

Le jeune homme fit un effort surhumain pour se souvenir. Il n'y parvint pas.

« C'est dingue, ça. Tu ne te rappelles toujours pas de l'incendie du gymnase ? »

Il secoua la tête, au grand dam de sa mère qui finit par capituler.

« Bref, aujourd'hui, elle est à la retraite. Elle n'a plus de famille. Sa vie est triste, tu n'as pas idée. »

Madame Culligan parla de longues minutes sans que Josh ne puisse l'interrompre. Un ennui mortel. Elle lui expliqua qu'elle avait rencontré la vieille Taipi chez Kopy's, le quincaillier de Oliste Street. Les deux femmes avaient sympathisé puis s'étaient revues plusieurs fois au cours des derniers mois. Elles avaient développé une sorte d'amitié cordiale et ne manquaient pas, à chaque occasion, d'évoquer le passé et de louer ce qu'elles appelaient « le bon vieux temps ». Malheureusement, la brave madame Taipi avait été quittée par son mari sept ans plus tôt, n'avait ni fils ni fille, et sa maigre retraite d'institutrice lui permettait à peine de vivre dignement. Ainsi, l'âge l'avait frappée avec une force et une rage telles que son corps paraissait avoir vieilli beaucoup trop vite.

Josh réprima un bâillement. Il songeait déjà à retourner dans son lit.

«... et donc, elle ne peut plus s'occuper elle-même des tâches les plus rudes de la maison. Du coup, elle a besoin de quelqu'un pour nettoyer les gouttières, porter des cartons ou encore l'aider à faire du tri dans de vieilles affaires. Tu crois que tu pourrais aller l'aider ? »

L'idée ne l'enchantait guère, mais Josh était un type bien : il n'avait pas pour habitude de refuser son aide quand on la lui demandait – surtout lorsqu'il était question d'épauler une personne âgée et démunie, l'une de ses anciennes institutrices de surcroît. Aussi, une fois son petit-déjeuner englouti et sa douche prise, se prépara-t-il pour se rendre chez la vieille femme.

Dans le garage attenant à la maison, l'attendait son fidèle BMX Thunder, blanc et jaune, bourré d'éraflures. Héroïque, toujours sûr, le vélo l'avait porté d'un bout à l'autre de Beacon, écumant terrains vagues et parkings de centres commerciaux, placettes et squats pour ados. S'il n'était plus tout jeune, ni ne mettait plus beaucoup le nez dehors, le deux-roues gardait fière allure.

Josh jeta un œil à sa montre. Neuf heures douze. S'il partait maintenant, qu'il limitait au strict minimum les échanges avec la vieille et qu'il se mettait aussitôt au travail, il pourrait rentrer pour le déjeuner. Il retrouverait ensuite sa chambre, ses bandes dessinées et son joystick. Il remonta la fermeture éclair de sa parka, enfonça son bonnet puis enfourcha sa bécane.

« Allez, Tonnerre Mécanique, comme au bon vieux temps ! »

Il poussa sur ses jambes et le vélo fila comme Tornado au triple galop. L'air était glacé, piquant. Le quartier n'avait pas beaucoup changé : toujours le même vieux goudron défoncé sur Harper Terrace, le même carrefour mal foutu entre Scifan et Coutard Street, et les mythiques maisons bleues et rose pâle des jumelles Greengrass – que devenaient-elles, maintenant ? Pourtant, il y avait un je-ne-sais-quoi de nouveau au milieu de ces rues déjà arpentées mille fois, figées dans un ordinaire de banlieue tranquille, avec ses baraques aux façades pastel et ses boîtes aux lettres plantées dans le gazon. Comme piégé à l’intérieur d’une mauvaise photographie instantanée, le paysage ne lâchait plus un son : pas un rire, pas un aboiement, pas un Klaxon.

Des larmes venaient mouiller les yeux de Josh pendant qu'il roulait à travers la ville. Ses cuisses prenaient feu sous le tissu de son pantalon. Il était jeune et relativement athlétique, mais voilà trop longtemps qu'il n'avait pas pédalé à une allure aussi soutenue ; ses quatorze ans lui semblaient affreusement lointains. Peu importe, encore quelques minutes et il arriverait à destination.

C'est alors qu'une étrange pression lui serra la poitrine, les flammes qui lui brûlaient les jambes parurent remonter jusqu'à son cœur. Josh connaissait cette sensation : c'était la peur, indubitablement. Il resta interdit. Depuis quand fendre l'asphalte sur son Thunder avait le pouvoir de lui filer les jetons ? Il dut s'arrêter sur le bas-côté. C'était quoi, ce bordel ?

Le stress des examens, la crainte de se faire rembarrer par une fille, la poussée d'adrénaline qui surgit juste avant de s'embrouiller avec un mec sur le campus, il connaissait bien ; mais là, c'était différent, il s'agissait d'épouvante pure et simple. Il tâcha de reprendre le contrôle.

« Merde, Josh ! Respire, calme-toi. Allez, allez ! »

Josh plaqua ses avant-bras contre son ventre pendant qu'il hyperventilait comme un diable. Sur le trottoir, des inconnus passaient tout près de lui sans s'arrêter : tant mieux, il n'aurait pas été capable de leur expliquer ce qui clochait. Quelques minutes s'écoulèrent et il retrouva un souffle normal. Il se demanda s'il devait rebrousser chemin, alerter sa mère, faire un saut chez le docteur Stark – et accessoirement perdre un temps précieux sur sa maigre période de vacances. Il finit toutefois par culpabiliser, il s'était engagé et détestait décevoir. Il remonta sur son BMX et reprit sa route.

Neuf heures trente-six. Respecter le plan de départ était encore jouable.

---

Le rire de Sam gonfla jusqu'à n'être plus qu'un hurlement de joie. Dans le seau en métal, le feu avait pris à une vitesse folle. Les flammes dévoraient le papier et les brindilles en une série de crépitements démoniaques.

« Chacun balance le sien ! » lança Sam, de l'excitation dans la voix.

De son sac à dos, il sortit un tupperware rectangulaire. Aussitôt, il en ôta le couvercle et libéra à la vue de ses deux amis un petit crapaud brunâtre. L'animal fut saisi par une patte : il tenta de se débattre, mais fut vite jeté dans le feu.

« Et d'un, fit le jeune bourreau, le regard enfiévré. Ouah, il a même pas gueulé ! À toi, Pete ! »

Le deuxième garçon tenait un sac en plastique blanc, si fin que l'on pouvait voir distinctement trois étranges bestioles s'agiter à l'intérieur. Sans perdre de temps lui aussi, il le jeta, tout entier, directement dans le seau. L'enfant resta silencieux, mais lorsqu'il se pencha au-dessus des flammes et qu'il y vit les bêtes brûler, il ne put s'empêcher de sourire. Dans le minuscule local de rangement du gymnase de l'école, se répandait une odeur âcre qui agressait les poumons.

« Trop bien, les lézards ! ajouta Sam. Maintenant, Culligan, c'est ton tour ! Fais-le cramer, ce connard de rat ! »

Josh fit un pas en arrière. Pendant que ses yeux demeuraient rivés sur le seau, il sentit une masse cogner frénétiquement contre les parois de la boîte en carton qu'il tenait près de son cœur.

Josh stoppa net son vélo et le poussa à travers le petit bout de terrain devant la maison. Cette dernière, d'un style victorien typique de cette partie de l'état, pointait mollement ses façades beigeâtres et écaillées vers un ciel lourd de nuages. Le jeune homme frissonna comme il déposait doucement son BMX sur le gazon pour se rapprocher de l'entrée.

Il voulut s'annoncer, mais le claquement sourd du bouton de la sonnette, sous son doigt, lui fit comprendre que le dispositif était cassé. Alors il tapa timidement du poing sur la porte de bois pourpre. Une fois. Deux fois. Trois fois. Il espérait que personne ne réponde.

Mais quelqu'un apparut.

Josh dut baisser les yeux pour distinguer, dans l'encadrure de la porte, la figure chiffonnée et ridée de madame Taipi. Dans les ombres, elle ressemblait à une chouette pelotonnée au fond de la cavité d'un vieil arbre, ses yeux ronds transperçant l'obscurité de la nuit.

« C'est moi, Josh Culligan, dit le garçon. C'est ma mère qui m'envoie pour vous aider, madame. »

La vieille femme papillonna des paupières et remonta, de son index osseux, une grosse paire de lunettes à double foyer. Puis son air dur s'adoucit aussitôt.

« Ho, mais quelle délicieuse visite ! répondit-elle de sa voix aigrelette. Viens, Josh, entre, mon grand. Il fait si froid, je ne voudrais pas que tu attrapes la mort. »

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