2 - Juste une tasse de thé

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Était-ce la chaleur qu'elle sentait de plus en plus distinctement à travers la boîte ? Ou bien une sorte de sixième sens animal qui lui intimait de s'échapper au plus vite pour sauver sa vie ? Sûrement un peu des deux, à dire vrai. Toujours est-il que la gerbille, voyant la mort venir, s'agitait comme un diable dans sa petite prison de carton. Elle voulait fuir, fuir très vite et très loin, mais ses pattes n'étaient pas assez puissantes, ses griffes pas assez tranchantes.

La température, dans la pièce exiguë, avait gagné plusieurs degrés tandis que les flammes commençaient à croître. Dans les yeux de Sam et Pete dansaient des ombres impies. Les deux gamins s'étaient fait sacrificateurs : le regard illuminé, une légère transpiration mouillant leur front et leurs tempes, ils ne cessaient de répéter le même nom :

« Josh ! Josh ! Josh ! Crève-le ! Maintenant, ou ce sera trop tard ! »

Josh déglutit. Il pouvait sentir pulser des flots de peur liquide dans ses veines bleues d'enfant. Il ne voulait plus faire de mal au rongeur, il avait changé d'avis. Il regrettait terriblement de l'avoir sorti de sa cage dans l'intention de le livrer au feu. Pourquoi avait-il accepté de suivre ses deux camarades ? Pourquoi avait-il tant voulu leur plaire et gagner leur amitié ? Cela – il le comprenait maintenant – ne pouvait se faire au prix d'une vie !

Mais il arrive parfois que le corps exécute des actions que l'esprit réprouve. On ne sait pas vraiment pourquoi, c'est ainsi. Peut-être le destin est-il totalement monolithique et absolu ; peut-être est-il plus fort que le cœur et la morale ; peut-être nous emporte-t-il sans pouvoir lui opposer la moindre résistance, quand bien même on essaie de hurler et de secouer la tête, de pleurer et de se cramponner à la moindre aspérité déposée là par la vie.

Ainsi, le carton fut jeté dans le feu, et contrairement aux deux premières offrandes qui s'étaient éteintes sans un bruit, la bestiole lâcha un cri aigu et affreux, si plein de souffrance que les murs du local en firent rebondir l'écho.

Sam et Pete rirent aux éclats. Puis les flammes montèrent et montèrent. Bientôt, elles touchèrent le plafond.

Les yeux de Josh mirent plusieurs secondes à s'habituer à l'obscurité qui régnait dans la maison. Dans le hall d'entrée, si étroit qu'on avait du mal à y tenir à deux, il sentit le petit corps frêle et décharné de madame Taipi frotter contre son dos. Il frissonna. Puis il éprouva une douleur fulgurante au niveau du rein gauche ; il aurait juré que la vieille femme y avait enfoncé un index, pointu comme une mine de crayon. Mais il se rassura très vite : pourquoi diable aurait-elle fait ça ?

Madame Taipi lui demanda d'avancer dans le couloir et fit claquer la porte derrière elle dans un bruit sourd. Depuis la cuisine, sur la droite, se répandait une odeur délicieuse de légumes cuits au bouillon. Carottes, pommes de terre, poireaux, herbes aromatiques. Il était encore tôt, mais la grand-mère, visiblement, commençait déjà à préparer le repas.

« Viens, viens, suis-moi, mon garçon. On ne va tout de même pas rester là ! Allons dans le salon, veux-tu ? »

Josh lui emboîta le pas. À gauche, devant l'ouverture qui donnait sur le living-room, il se débarrassa de ses affaires et entra dans la pièce. Là aussi, il faisait relativement sombre : les rares rayons de soleil qui filtraient à travers les rideaux donnaient une teinte jaunâtre au sofa et aux fauteuils de velours disposés autour d'une charmante table basse. Le long des murs à la tapisserie saturée de fleurs d'automne, des meubles divers accueillaient bibelots, livres et cadres photo.

L'air gêné, Josh s'assit sur le canapé impeccable et posa ses mains sur ses cuisses. Madame Taipi le laissa seul quelques minutes puis revint dans le salon avec un plateau sur lequel avaient été placés une théière, deux tasses et un bol rempli de petits gâteaux rassis. Après quoi elle s'assit à son tour et resta parfaitement immobile face à lui. Sous le tic-tac entêtant d'une antique horloge comtoise, on aurait dit une mauvaise caricature d'elle-même, à la fois raide et un peu repoussante, comme ces statues de cire mal sculptées et exposées dans des musées de province à un dollar l'entrée. Un foulard, un gilet, une paire de gants, une jupe longue et des collants cachaient chaque millimètre de sa silhouette d'oiseau.

« Tu as grandi, Josh, lâcha la vieille femme. Je me rappelle encore de toi, tout petit, avec tes taches de rousseur et tes beaux cheveux blonds. »

Elle plissa les yeux sous ses lunettes aux verres ronds.

« Ils ont foncé, tes cheveux, reprit-elle. Ils sont châtains maintenant. Tu sais ce que ma mère disait des châtains, Josh ? »

Le garçon fit un non de la tête.

« Que ce sont des blonds qui se sont trahis. Qu'ils ont perdu la flamme. Tu as perdu ta flamme, Josh ?

— Non madame, je ne crois pas », répondit Josh, qui aurait voulu être à mille lieux d'ici.

La grand-mère, rendue orange par la lumière safranée du salon, souriait à pleines dents. Elle prit soudain des airs de créature de cauchemar, de croque-mitaine tapis sous un lit ou au fond d'un placard, prêt à bondir sur sa proie.

Josh avança sa main vers le plateau pour attraper un biscuit ; il n'avait pas faim, mais il lui fallait s'occuper l'esprit, trouver quelque chose à faire pendant que son hôte lui volait son temps si précieux.

« Mais allons, Josh, où sont tes manières ? le gronda aussitôt madame Taipi. Il faut demander la permission, avant ! »

Josh, surpris, rappela son geste. Assise au bord du fauteuil, ses petites jambes serrées l'une contre l'autre, la mère Taipi fit glisser rapidement une langue râpeuse sur ses lèvres presque invisibles.

Ensuite, elle évoqua le passé, le temps où elle faisait la classe à l'école élémentaire de Elm Place. Nostalgique, elle s'épancha sur cette époque bénie, pleine de rires, de jeux et de dessins d'enfants. Elle aurait voulu, disait-elle, pouvoir revenir en arrière et revivre ces jours chéris.

« Mais les années sont cruelles avec ceux qui veulent en remonter le cours, reprit-elle sur une note lasse. Elles enterrent profondément tous les hiers d'une vie, et jettent sur leur tête des pelletées de terre noire et froide. Qui comprend enfin qu'il n'y a nul retour possible ne peut plus que constater le massacre... Mon cher Josh, les souvenirs heureux que l'on voudrait voir renaître ne sont que les cadavres ensevelis de moments bel et bien morts. »

Madame Taipi monopolisait la parole, alternant entre un ton enjoué et mélancolique – parfois un peu inquiétant. Elle parlait et parlait encore pendant que Josh piochait sur le plateau quelques petits gâteaux et sirotait sans grand entrain des rasades du thé servi plus tôt.

« Tu ne te rappelles pas, hein ? lança-t-elle soudain devant le manque de réceptivité de son invité. De quoi te souviens-tu, exactement ?

— De pas-grand-chose, madame, répondit Josh, un peu mal à l'aise. Je n'étais qu'un petit garçon de sept ans. J'ai bien deux ou trois flashes : ma mère qui m'amène à l'école, le portail donnant sur la grande cour, l'entrée de l'établissement, le préau et le couloir devant la salle de classe. Mais c'est tout. Ça remonte à loin, tout ça. »

La vieille plissa ses yeux gris. Le bruit de balancier du pendule martelait le silence avec fureur.

« Et Mr Jelly Bean ? demanda-t-elle. Tu te souviens de Mr Jelly Bean ? »

À l'évocation de ce nom, Josh manqua de faire tomber sa tasse de thé. Il dut lutter pour maintenir sa prise sur l'objet. Les battements de son cœur tambourinèrent à grand fracas contre sa poitrine. Quelque chose n'allait pas. Autour de lui, les murs de la pièce semblèrent s'étirer brusquement. Le salon devenait gigantesque.

« Ça ne va pas, on dirait, remarqua madame Taipi. Oh, maintenant que tu le dis, c'est vrai qu'il fait de plus en plus chaud, ici. Si tu le veux bien, je vais me mettre à l'aise. »

Elle se leva, retira son gilet, ses gants et dénoua son foulard. La peau ainsi libérée révéla de profondes cicatrices.

« Tu aimes mes traces de brûlure, Josh ? Il y en a beaucoup, tu as vu ? »

Elle se pencha en avant et tendit son avant-bras blessé en direction du jeune homme.

« Ne me dis pas que tu as oublié l'incendie ? Les flammes, partout. Moi, je ne les ai pas oubliées, Josh. Il fallait faire quelque chose pour les arrêter. Alors j'ai essayé. Mais elles étaient trop fortes. »

Josh secoua la tête. Il voulait prendre ses jambes à son cou, fuir cette maison et cette satanée grand-mère, échapper à ces souvenirs qui commençaient à lui revenir en masse comme des ombres qui s'emparaient de lui. Mais rien : ses membres, en effet, ne lui répondaient plus.

Et pendant qu'il luttait de toutes ses forces pour réveiller ses muscles, il se retrouvait projeté dans sa vieille salle de classe, douze ans en arrière. Assis à son bureau, il pouvait voir une madame Taipi, plus fraîche, faire cours devant le grand tableau noir. Devant lui, à quelques rangs sur sa droite, sous les cartes du monde et les gribouillis de gamins placardés sur les murs, la belle Sally Jenkins lui adressait un sourire timide ; à sa gauche, Peter Delawney dessinait un tank flanqué d'un drapeau américain sur un cahier à petits carreaux ; derrière, Samuel Frazier tuait le temps en regardant vers le plafond. Puis la scène changeait : pendant la récréation, il se glissait en douce jusqu'à la cage de Mr Jelly Bean, la gerbille, mascotte de la classe.

« C'est toi qui a allumé le feu dans le gymnase, Josh ! hurla la femme. Pour y cramer des animaux ! Avec ces deux petits cons de Delawney et Frazier ! Qu'est-ce qui vous est passé par la tête, dis-moi ?

— Je ne sais pas... Je voulais qu'ils m'aiment... balbutia Josh, dans un état second. Qu'ils m'acceptent... Sam avait dit que ça ferait de nous des copains, des amis pour la vie... »

Madame Taipi s'était approchée dangereusement. Elle avait enfoncé ses ongles dans les cuisses du garçon.

« Mais le feu est sorti du seau ! vociféra-t-elle dans un nuage d'horribles postillons. Il a envahi tout le gymnase puis le reste du bâtiment ! Je vous ai vu vous enfuir ! Et moi, j'ai essayé d'éteindre l'incendie... Je ne voulais pas qu'il emporte tout alors j'ai fait de mon mieux, mais il était trop tard ! Quand les pompiers sont arrivés, ils ont sauvé une partie de l'école... Mais moi, qui m'a sauvé ? Je sens encore le feu qui me dévore les bras, le cou, la tête, les jambes ! Et tu me dis que toi, petit fils de pute, tu as oublié ? »

La grand-mère, auparavant fragile et inoffensive, s'était faite furie. Ses traits déformés par la colère finissaient de brouiller totalement son visage déjà desséché, couvert de rides. D'un geste plein de rage, elle porta la main à ses cheveux et tira un grand coup.

« Regarde ce que vous avez fait de moi ! continua-t-elle dans un râle, arrachant sa perruque argentée d'un crâne chauve et meurtri. Je n'ai rien dit à l'administration et à la police, parce que je voulais vous préserver. Mais des putains d'années à vivre comme un fantôme, ça remet les idées en place : dans la vie, quand on fait une connerie, il faut payer ! »

Josh tenta encore de s'enfuir. Pas moyen de bouger ne serait-ce qu'une seule phalange. Cette garce, finit-il par se dire, avait sans doute drogué son thé.

« Le souffle du diable ! cracha-t-elle, comme si elle avait deviné ce à quoi il pensait. Scopolamine et atropine. J'en ai mis suffisamment dans ce que tu as avalé pour te clouer sur place, sale enculé ! Tu vas adorer : hallucinations délirantes, perte de contrôle, paralysie et amnésie. Comme ça, tu vas rester tranquille pendant que je te découpe en morceaux ! »

Le jeune homme ne maîtrisait plus rien. Il n'était plus qu'une mouche prisonnière d'une toile d'araignée, sans autre choix que d'attendre le coup de grâce. Il n'allait pas avoir à patienter longtemps : sa geôlière, déjà, avait sorti un couteau de sous un coussin du fauteuil. Avec une force et une précision qu'on n'aurait jamais pu soupçonner chez quelqu'un de son âge et de son gabarit, elle le planta dans la jambe gauche de Josh, juste au-dessus du genou.

Mais la douleur est parfois salvatrice. Parce qu'elle constitue le stimulus le plus fort que puisse saisir un corps de chair et de sang, elle circule d'un bout à l'autre des veines et des muscles, des organes et des nerfs, pour filer directement au cerveau et le choquer un grand coup. Ainsi, Josh, subitement galvanisé par la souffrance, se leva derechef en poussant la vieille Taipi qui tomba par terre. Ses membres lui obéissaient à nouveau, même s'il se sentait toujours prisonnier d'un rêve sordide et étouffant.

Résolu à ne pas mourir, son champ de vision réduit au minimum, le garçon tituba jusqu'à l'entrée. Il ne lui restait plus assez de force pour se retourner et s'assurer que son agresseur était encore allongé sur le sol ; alors, focalisant toute sa volonté sur la réalisation de son objectif, il saisit d'une main molle la poignée de la porte.

Partir, partir, partir, ne cessait-il de se répéter.

Le bouton bascula sur la droite. La porte s'ouvrit doucement. Une lumière froide commença à s'engouffrer dans le hall.

Puis plus rien. Le noir absolu.

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