Chapitre 1

6 minutes de lecture

Éliza

       Le sang a une odeur. Métallique, âcre, presque familière quand on s'y habitue. Mais ce soir, c'est celui de ma propre main qui me nargue. La coupure fine sur ma paume brûle encore alors que je serre mon couteau, mes doigts tremblants contre le manche. Ce n'est rien comparé à ce que je vais faire à celui qui m'a tout pris. Rien comparé à ce que je me suis promis.

     Je suis assise dans cette ruelle sombre, à moitié dissimulée derrière un conteneur métallique qui dégouline d'humidité. Le froid transperce ma veste fine, mais je ne bouge pas. Je ne cligne même pas des yeux. Pas encore. Pas tant qu'il n'est pas là.
Je l'ai suivi pendant des semaines. Observé ses moindres gestes, appris ses routines.

    Chaque pas qu'il fait est un pas vers la vengeance. La mienne. Mais il n'est jamais seul, et ce soir, comme tous les autres, il est accompagné de ses chiens de garde.

Une erreur. Une seule, et je suis morte.

Je serre les dents, mon souffle se condensant en nuage devant mes lèvres.

L'impatience me ronge, une bête affamée qui gronde dans ma poitrine, mais je la tiens en laisse. Pour l'instant.

Et puis, comme si le destin décidait de me punir une fois encore, je sens un mouvement derrière moi. Pas un bruit distinct, juste une tension dans l'air. Une ombre.

Quelqu'un me regarde.

    Je pivote, prête à frapper, mais avant que je n'aie le temps de lever mon couteau, une main saisit mon poignet avec une précision glaciale. La poigne est comme du fer, et je lutte pour me dégager, en vain.

- Mauvais endroit pour mourir, murmure une voix grave.

La colère explose en moi, violente, irrationnelle.

- Lâche moi, crachais - je entre mes dents.

Mais il ne bouge pas. Et dans la pénombre, je distingue son visage pour la première fois.

    Des yeux noirs, insondables, comme une mer déchaînée dans laquelle on se noie. Une cicatrice traverse sa mâchoire carrée, souvenir visible d'un passé tout aussi dangereux que le mien.

Je sais qui il est. Yuri.

Un nom qui rôde dans tous les recoins de cette ville comme une légende urbaine. Le genre de monstre qu'on croise quand on est déjà condamné.

Il sourit, un rictus cruel qui dévoile une rangée de dents blanches, et un frisson glacial me traverse l'échine.

— Tu ne devrais pas être ici, dit-il en relâchant enfin ma main. Mais je sais que tu ne partiras pas.

Il sait pourquoi je suis là. Et ça, c'est un problème

Yuri

     Les petites souris comme elle, je les repère de loin. Trop silencieuses, trop désespérées, trop dangereuses. Mais celle-là, elle n'est pas comme les autres. Elle ne tremble pas de peur. Non, son souffle est rapide, mais ce n'est pas la peur. C'est la rage. Une rage sourde, brutale, qu'elle tente de masquer derrière ses grands yeux clairs et son air félin.

Je devrais la briser ici et maintenant. Effacer ce problème avant qu'il n'en devienne un.

Mais quelque chose m'intrigue.

Je croise les bras, la dominant de toute ma hauteur, et je la laisse reculer d'un pas. Pas deux. Juste assez pour qu'elle pense avoir une chance.

— C'est quoi ton plan, hm ? je demande, ma voix basse résonnant dans la ruelle. Tu penses qu'un couteau et ta petite attitude de martyr suffiront ?

       Elle me fusille du regard. Aucun mot. Juste cette haine brûlante qui danse dans ses prunelles. C'est fascinant. La plupart des gens essaient au moins de nier, de me baratiner. Elle, non. Elle reste droite, tendue comme un arc, prête à tirer si je lui en laisse l'occasion.

— Tu ne sais rien de moi, grogne-t-elle finalement.

Je ris, un son rauque qui fend l'air glacial.

- Oh, crois - moi, j'en sais assez.

Suffisamment pour te dire que si tu continues sur cette voie, tu seras morte avant l'aube.

     Elle me regarde avec une lueur assassine dans le regard. C'est fascinant. La plupart des gens essaient au moins de nier, de me baratiner. Elle, non. Elle reste droite, tendue comme un arc, prête à tirer si je lui en laisse l'occasion.

Elle fronce les sourcils, mais cette fois, son masque vacille. La peur. Pas pour elle, non.

Pour quelque chose - ou quelqu'un - d'autre.

Éliza

     Je reste immobile, le couteau toujours serré entre mes doigts, même s'il ne me servirait à rien contre un type comme lui. Yuri. Ce nom me tourne dans la tête comme un poison, une menace qui pourrait anéantir mes plans en un claquement de doigts. Pourtant, je ne bouge pas. Quitter la ruelle maintenant, c'est abandonner. Perdre. Et je ne peux pas me le permettre.

     Il me fixe comme un prédateur évalue sa proie, mais je ne baisse pas les yeux. Je refuse de lui donner cette satisfaction. Son rire résonne encore dans mes oreilles, ce son rauque qui m'a glacé jusqu'aux os, mais la colère prend le dessus. Je refuse d'être faible. Pas après tout ce que j'ai traversé.

— C'est quoi ton jeu ? lâché - je, la voix tranchante comme une lame.

Ses yeux noirs brillent dans l'obscurité, amusés.

— Un jeu ? Non, pas vraiment. J'ai simplement horreur des surprises. Et toi, princesse, tu as l'air d'en être une.

     Il joue avec moi. Chaque mot, chaque mouvement est calculé pour me tester, pour voir si je vais m'effondrer sous la pression. Mais je me redresse, serrant la mâchoire, et je range lentement mon couteau. Le montrer plus longtemps serait inutile. Je sais déjà qu'il a gagné ce premier round. Pour l'instant.

— Alors quoi ? Si tu veux m'empêcher de rester ici, fais-le, dis-je en affrontant son regard. Mais si tu veux jouer au héros, passe ton chemin. Je n'ai pas besoin de toi.

     Son sourire s'efface, remplacé par un regard impénétrable. Il n'aime pas qu'on lui tienne tête, et une part de moi jubile à l'idée de l'avoir contrarié, même légèrement. La satisfaction est de courte durée. En un instant, il s'avance, et je me retrouve dos contre le mur froid de la ruelle. Je n'ai même pas eu le temps de voir ses mouvements.

— Ce n'est pas une question de héros, murmure-t-il, sa voix à quelques centimètres de mon visage. Si tu restes dans mes affaires, je vais finir par m'occuper de toi. Crois-moi, tu n'as pas envie que ça arrive.

     Le silence tombe, lourd, suffocant. Je déteste qu'il ait raison. Mais plus encore, je déteste cette sensation d'être coincée, d'avoir perdu le contrôle. Pourtant, je le fixe avec la même intensité qu'au début. Je refuse de reculer, même si sa proximité me donne envie de hurler.

— Tu n'es pas mon problème, Yuri. Ne deviens pas le tien.

     Ma voix est ferme malgré les battements frénétiques de mon cœur. Cette fois, c'est lui qui reste silencieux. Je devine que je viens de piquer quelque chose, même s'il n'en laisse rien paraître. Enfin, il se recule légèrement, rompant le contact suffocant. Je reprends une bouffée d'air frais comme si je venais de sortir la tête de l'eau.

Il me toise une dernière fois, ses yeux sombres fouillant mon visage, puis il recule d'un pas, m'offrant une liberté fragile.

— Fais comme tu veux, finit-il par dire. Mais ne dis pas que je ne t'ai pas prévenue.

    Il tourne les talons et disparaît dans l'ombre, aussi vite qu'il est apparu. Mais même en étant seule, je reste figée, la main contre le mur pour me stabiliser. Ma paume brûle à l'endroit où la coupure s'est rouverte, mais je m'en moque. Ce n'est qu'un rappel de ce que je dois faire.

Je ne suis pas venue ici pour échouer.

     Quand mes jambes acceptent enfin de bouger, je me redresse, la mâchoire serrée. Yuri m'a mise en garde, mais qu'importe. Si lui, ou n'importe qui d'autre, pense pouvoir m'arrêter, il se trompe. J'ai attendu trop longtemps pour abandonner. Gabriel Moretti finira par payer.

     Je quitte la ruelle d'un pas rapide, les ombres de la ville m'avalant dans leur étreinte silencieuse. Ce soir, ce n'est qu'un contretemps. Un imprévu. Mais je saurai en tirer une leçon : désormais, je ne serai plus seule dans cette partie. Que je le veuille ou non, Yuri est dans l'équation.

Et ça, je vais devoir m'y préparer.

Annotations

Vous aimez lire slyoounette ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0