2. Le Pétra Palace
Sur la terrasse du Grand Café de la Paix, avec vue imprenable sur le légendaire Pétra Palace. Hélène sirotait son café avec une nonchalance, à ses côtés, son assistante Agathe, une jeune femme issue d’une famille influente de la région, l’accompagnait. Elles discutaient en détail des tournages à venir et des événements incontournables où Hélène se devait d’être présente, sa notoriété en dépendant.
Le flot incessant des voitures, rythmé par les klaxons et le crissement des freins. Une Ford ralentit brusquement devant le café. La vitre arrière se baissa, dévoilant une femme élégante qui fit un grand signe de la main.
- Eh bien, voyons... Lady Marmelade, encore elle ! siffla Hélène avec un mépris teinté de jalousie. Sans grande conviction, elle lui adressa un signe de tête, un geste poli mais distant.
- Voyons Hélène, quelqu'un pourrait vous entendre !
- Ma chère, c’est ainsi que fonctionne le monde des affaires et du spectacle !
- Je comprends bien votre point de vue, mais il faut tout de même rester prudente, surtout dans un lieu aussi public ! Dois-je vous rappeler les événements de l’été dernier ?
- Que diable, mes admirateurs m’aiment pour mes talents d’actrice, pas pour mon image ! Au fait Quelle heure est-il, au fait ?
- Treize heures cinq, madame, répondit Agathe en consultant la montre à gousset qui pendait élégamment autour de son cou.
- Bon sang, que le temps file à vive allure ! Nous devons nous rendre aux studios Brant, je ne voudrais surtout pas être en retard pour le tournage de mon prochain chef-d'œuvre !
Sur ces mots, Hélène et Agathe avalèrent les dernières gorgées de leurs infusions en une fraction de seconde. D’un geste fluide, elles rassemblèrent leurs affaires et se dirigèrent rapidement vers les studios Brant, situés à quelques minutes à pied du Grand Café.
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La Ford s'arrêta avec élégance sous le haut-vent du Pétra Palace, un établissement haussmannien majestueux, véritable emblème du luxe et du raffinement de cinq étoiles avec ses cent huit chambres. Il offrait à ses hôtes une multitude de services et de divertissements : un petit et un grand salon où les conversations feutrées se mêlaient au tintement des verres, un bistro à la française proposant les mets les plus fins de la région, un grand restaurant de renommée, un fumoir où l’on échangeait des confidences entre volutes de cigares, une salle de jeux pour les amateurs de loisirs distingués, une galerie d’art abritant des œuvres contemporaines, et enfin, la Grande Salle de Bal, bijou de l’établissement. Mais ce qui contribuait le plus à sa notoriété, c’était le Pétra Bar, un lieu incontournable où les personnalités les plus en vue de la ville se croisaient.
L’hôtel, aussi impressionnant à l’extérieur qu’à l’intérieur, reflétait l’extravagance des Années folles. Chaque détail, de ses façades ornées aux intérieurs somptueux, était un rappel de son riche passé et des légendes qui l’entouraient.
Le voiturier et le bagagiste s'avancèrent pour accueillir la nouvelle arrivée. L'un d'eux ouvrit la portière du véhicule, saluant avec respect Mme Betty ROBERTSON, plus communément appelée Lady Marmelade, tandis que l'autre se chargeait de ses valises.
- Lady Marmelade, soyez la bienvenue au Pétra Palace ! Quelle joie de vous revoir !
- Bonjour Tany, me voilà enfin de retour après un long périple sur la côte océanique ! Je pourrais te raconter pendant des heures toutes les belles rencontres que j’y ai faites. Mais, malgré toutes les merveilles que j’ai vues, rien ne vaut le Pétra Palace.
- C’est un honneur d’entendre cela, madame. Nous vous souhaitons un agréable séjour. Allez-vous installer, nous nous occupons de vos bagages !
Lady Marmelade, fidèle à son élégance légendaire, leur tendit une pièce en guise de pourboire avant de gravir les marches du Pétra Palace avec une grâce qui fit pâlir de jalousie une jeune femme quittant l’hôtel à cet instant. Le réceptionniste, ayant reconnu la voiture, attendait déjà Lady Marmelade à l'entrée avec la clé de sa chambre en main.
- Bonjour, Lady Marmelade, quel plaisir de vous revoir ! Comment allez-vous aujourd'hui ?
- Je vais merveilleusement bien dès que je franchis les portes du Pétra Palace et toi mon Eugène ?
- Tout va pour le mieux, merci, madame. Voici votre clé, la 315 !
- Merci, mon chéri bonne journée
Lady Marmelade se dirigea ensuite vers l’ascenseur, où le groom l’attendait, tirant la grille de sécurité pour la laisser entrer.
- Bonjour, Lady Marmelade, aux troisièmes étages comme d’habitude ?
- Bien évidement
- Et voici le troisième, toute l’équipe du Petra Palace vous souhaites un bon séjour !
- Merci, Achille (trouver la formulation pour donner un pourboire)
Le couloir qui menait à sa chambre était recouvert d’une moquette aux motifs géométriques, bordée de boiseries délicatement sculptées, surplombées d'une tapisserie florale. En ouvrant la porte de la chambre 315, Lady Marmelade entra dans un somptueux salon. Le parquet en chevrons brillait sous la lumière naturelle filtrant par les grandes fenêtres. Au centre de la pièce trônait un canapé et deux fauteuils au motif floral, et entre les deux fenêtres, une cheminée en marbre blanc, au-dessus de laquelle s'étalait un miroir doré d'une beauté rare.
Sur la cheminée, un bouquet de pivoines blanches, rouges et roses l'attendait, accompagné d’un petit mot à l’effigie de l’hôtel. Elle s’empressa de l’ouvrir :
Mme ROBERTSON, ou plutôt Lady Marmelade,
C’est un immense plaisir de vous accueillir une nouvelle fois au Pétra Palace. Vous trouverez ci-joint un bouquet de pivoines (vos préférées, me semble-t-il). Toute l’équipe du Pétra Palace vous souhaite la bienvenue dans votre seconde maison, en espérant que vous passerez un agréable séjour parmi nous.
Nous restons à votre disposition,
Alfred Pétra
Direction du Pétra Palace
Un sourire étira ses lèvres. Touchée par cette délicate attention, elle se souvint de son vieil ami Alfred, qui avait joué un rôle déterminant dans le lancement de sa carrière de chanteuse. Approchant son visage du bouquet, elle huma le doux parfum des pivoines. Un souvenir d’enfance lui revint alors :
Grand-maman, assise dans un fauteuil à bascule sur la terrasse de la maison familiale, entourée de rangées de pivoines qui embaumaient l’air d’un parfum enivrant. C'était un autre temps, un autre monde, mais les pivoines restaient le lien invisible entre ces deux époques.
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Accoudée au comptoir en bois du Pétra Bar, une coupe de champagne à la main, Gisèle Morin, alias Madame Bijoux, fixait la porte d’entrée du bar, ses yeux brillants d’espoir. Elle guettait avec impatience le retour de son mari, parti depuis des mois en expédition. Le bar, comme à son habitude, était bondé, une véritable ruche de rires, de cris de joie et de conversations animées. Ce lieu mythique, réputé dans toute la région, était le seul endroit où l’on pouvait entendre de la musique toute droit venue de la Nouvelle-Orléans, jouée en direct du matin jusqu’au soir. La folle ambiance entraînait les clients dans une danse frénétique jusqu’à en perdre la tête.
Le Pétra Bar attirait des gens de tous horizons, des hommes jouaient aux cartes ou s'affrontaient en bras de fer pour impressionner les dames qui les regardaient du coin d’un œil, tandis que des couples, jeunes et moins jeunes, se laissaient envahir par le rythme effréné des instruments à cordes et percussions. L'orchestre, replié dans un petit coin de la salle, faisait vibrer les murs avec ses mélodies enivrantes.
Soudain, une silhouette féminine visible derrière le hublot de la porte teinté avant de l’ouvrir de manière théâtrale. Une femme aux cheveux d’un blanc éclatant, vêtue d’une longue robe pourpre, ses chaussures en cuir sombre complétées par un joli chapeau orné de renoncules sortie de l’entrebâillement. En reconnaissant la nouvelle venue, Gisèle se redressa sur sa chaise haute et lui fit de grands signes de la main.
- Youyou madame Massard, comment vous portez-vous aujourd’hui ?
- Madame Morin quelle surprise, je vous en prie, appelez-moi Mamie Crystal ! Et vous, chère Gisèle, comment allez-vous ?
- Tout va bien, mais une séance de voyance ne me ferais pas de mal !
- Vous savez où me trouver, ma chère, passez au cabinet quand vous voulez.
À ce moment-là, un serveur en nœud papillon vêtu dans le style canotier s'approcha des deux femmes.
- Bonjour, Mamie Crystal ! Encore une nouvelle soirée mémorable au Pétra Palace, je présume ? Que puis-je vous servir ?
- Bonjour, Emile. C'est vrai, chaque fois que je rentre au Pétra Palace, je me sens transportée dans un autre monde. Je vais prendre une coupettes de champagne, et ajoutez-en une pour madame Bijoux également.
- À vos ordres chef !
- Je vous en prie, ne m'appelez pas ainsi, protesta Gisèle, visiblement offusquée.
- Mais voyons, il n’y a aucune honte à être soi-même, ma chère. Regardez-vous, vous êtes harnachée de bijoux de la tête aux pieds, il est tout à fait naturel qu'on vous appelle ainsi.
- Vous savez bien que je ne peux faire confiance à personne, surtout aux femmes de chambre étrangère, elles pourraient me voler tous mes bijoux sans que je m’en aperçoive.
- Et pourquoi pas votre garde-robe, tant qu'on y est ! Vous êtes bien contente que votre chambre soit propre lors de votre retour, un peu trop suspicieuse Gisèle.
- Gisèle, pensive, répondit d’une voix plus douce.
- Vous pensez que je devrais vraiment me méfier ?
- Voici vos coupes, mesdames santé !
- Merci, Emile, dit Mamie Crystal en déposant un billet sur le comptoir. À notre santé, Gisèle !
Les deux femmes portèrent un toast, un tonnerre d’applaudissements éclata à la fin d’une chanson, suivi des sifflements enthousiastes du public. Lucien, l’organisateur des événements au sien du Pétra Palace, s’empara du micro pour faire une annonce.
- Mesdemoiselles, mesdames et messieurs, pardonnez cette interruption, mais j'ai une grande nouvelle à vous annoncer ! Ce soir, dans la Grande Salle de Bal, nous avons l’honneur d’organiser notre prestigieux concours de danse, les inscriptions sont ouvertes, alors rendez-vous au bar pour vous inscrire. Et que le meilleur gagne !
Des cris de joie et des tintements de verre envahirent la salle, tandis que la musique repartait de plus belle. Gisèle se tourna vers Mamie Crystal avec un sourire malicieux.
- Vous allez vous inscrire au concours ?
- Oh, voyons, à mon âge ? Participer à un concours de danse ? Vous avez perdu la tête, ma pauvre Gisèle ! Le champagne ne vous réussit pas.
- Et pourquoi pas ? On devrait profiter de notre dernière jeunesse avant qu’il ne soit trop tard !
- Allez-y donc vous-même, si vous avez tant envie de danser, inscrivez-vous. Cela ne vous ferait pas de mal de sortir de derrière ce comptoir !
- J’ai toujours rêvé de participer à un concours de danse... mais mon cher George refuse de se donner en spectacle devant tout le monde, dit-elle tristement en baissant légèrement les yeux.
- Eh bien, ma chère, voilà un homme bien ennuyeux. Ce bar est rempli d’hommes prêts à vous faire danser toute la nuit ! Oubliez donc se George, et profitez de la vie tant qu’il en est encore temps.
- Malheur si mon mari l’apprenait, il en serait furieux, répondit Gisèle, les yeux écarquillés.
- Comment l’apprendrait-il, voyons ? Il est de l’autre côté de la Méditerranée ! Allez, vivez un peu avant que la vie ne vous file sous le nez. Mais avant cela, je vous conseille de déposer tous vos bijoux dans le coffre de votre chambre. Vous ne voudriez pas les perdre durant une danse effrénée, n’est-ce pas ? Mamie Crystal éclata de rire.
- Jamais ! Je ne peux faire confiance à personne, surtout pas aux femmes de chambre. Ce sont toutes des voleuses, murmura Gisèle.
- Vous êtes bien contente de dormir dans des draps propres tous les soirs, alors respectez leur travail et les personnes. Je comprends mieux pourquoi votre mari est parti en expédition... il doit apprécier la tranquillité, loin de vos histoires de pacotille.
Sur ces mots, Mamie Crystal s’éloigna en direction des sanitaires pour se refaire une beauté avant la soirée dansante.

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